À l’instar des rares ouvrages de philosophie traitant de la danse, celui de Mathieu Haumesser a pour vocation de légitimer l’objet « théâtre » comme lieu de pensée philosophique, précisément parce que la tradition philosophique a plutôt tendance à exclure la scène théâtrale des objets de réflexion philosophique.
Ici, l’auteur souhaite considérer cette exclusion : au motif en effet que la dramaturgie repose sur la fiction, qu’elle donne illusoirement pour vraie, Platon est le premier à en souligner le danger. La réalité que montre le théâtre est sensible, et le théâtre attache pour ainsi dire le spectateur au monde des sens, quand la philosophie souhaite plutôt l’arracher au sensible pour l’élever à la réalité intelligible. Ainsi, le théâtre ne serait digne que de mépris, parce qu’il maintient ses spectateurs dans l’illusion.
Mathieu Haumesser déconstruit point par point un tel a priori. Si certes il y a tout lieu, peut-être, de récuser le maintien dans l’illusion, le théâtre n’attache pas au sensible : au contraire, la mise en scène tragique ou comique permet une prise de distance de la part du spectateur vis-à-vis des choses du monde et des passions dans lesquelles il est lui-même pris. Aussi Platon fait-il erreur lorsqu’il craint, de la part du théâtre, l’assignation du spectateur au sensible. Si le philosophe condamne le théâtre, c’est au motif qu’il « correspond[rait] à une exaltation gratuite des émotions[1]. » Il « enferme[rait] les hommes dans leur propre humanité, dans leur corps, dans les contradictions de leurs émotions, et plus généralement dans une condition sensible dont il surestiment structurellement l’importance[2] ».
Au contraire, c’est à une réalité plus vraie que celle du monde sensible que le théâtre élève : en quelque sorte, objectivant les passions, et les détachant du spectateur, le spectacle élève son public à la considération éidétique de la réalité sensible. Autrement dit, le théâtre se donne comme ce par rapport à quoi le spectateur peut s’élever au monde des idées. Attirant le regard du spectateur vers la scène (rappelons que le mot theatrôn signifie « regarder »), la mise en scène est aussi ce qui réfléchit la réalité sensible au spectateur et l’en détourne vers une réalité plus authentique, moins « jouée ».
Car la réalité du monde sensible, telle que nous la vivons, n’est reprise par le théâtre que pour mieux nous en distancer. Mais dans une certaine mesure, « le monde entier est un théâtre[3] », une comédie, comme le soutiennent Shakespeare aussi bien que « Corneille, Calderon, Brecht, Claudel, Pirandello ou Beckett. » Cette idée « n’est pas […] propre aux auteurs de théâtre : Platon, Épictète, Descartes ou Diderot, mais aussi d’une autre façon Dante, Balzac, Bunuel, Jean Renoir et tant d’autres l’ont défendue, soit occasionnellement, soit de façon plus systématique[4]. » Nous en sommes les marionnettes, si bien que le théâtre ne fait que refléter la réalité de notre condition humaine.
C’est pourquoi l’auteur forge l’expression de « théâtre du réel » et reprend à la psychanalyse celle d’ « Autre scène » pour désigner notre condition : la réalité sensible peut être pensée à partir du théâtre, comme le fait Platon pour souligner le caractère factice de la vie humaine et la mise en scène de laquelle nous participons, comme autant de marionnettes :
« En ramenant les hommes à la matérialité la plus concrète de leur condition, [le théâtre] leur rappelle à quel point elle est limitée[5] » ; « la représentation théâtrale, dans son dénuement et dans son apparente futilité, et justement parce qu’elle met entre parenthèses l’enchaînement incessant des moyens et des fins pour interroger matériellement la condition humaine, a […] une efficacité particulière. Elle a peut-être pour première vertu de montrer à quel point le réel nous échappe, à quel point le fantasme d’une maîtrise de notre existence nous expose en fait à un monde qui est avant tout constitué par le jeu de puissances qui nous dépassent[6]. »
En ce sens, Mathieu Haumesser souhaite montrer dans quelle mesure le théâtre peut modéliser notre condition, et servir d’outil pour une pensée authentiquement philosophique du réel sensible. Il ne s’agit donc pas tant de proposer une « philosophie du théâtre », comme l’indique pourtant le titre de l’ouvrage, qu’une philosophie du réel par le théâtre.
Il se propose, dès lors, de traverser un certain nombre de questionnements philosophiques par le théâtre, pour attester de la légitimité d’un tel recours. Son traitement ne saurait être exhaustif : c’est essentiellement de problématiques métaphysiques dont il est question au théâtre, ou à tout le moins dans les exemples desquels il traite au cours de l’ouvrage.
- Le théâtre humain
La mise en scène théâtrale, tout particulièrement dans la tragédie grecque, donne à voir le conditionnement humain sous la tutelle de dieux impulsifs et eux-mêmes soumis aux passions. Les dieux ont vocation à personnaliser les passions humaines : le théâtre n’est pas un lieu de culte, et s’il donne à voir des figures divines, ce n’est pas tant pour les aduler que pour montrer, sous leurs traits, des êtres humains. Aussi Platon fait-il erreur lorsqu’il reproche aux poètes leur « tendance […] à humaniser abusivement les dieux, à leur prêter des conflits, des méfaits et des émotions indignes d’eux. En attribuant de telles choses à la divinité, on corromp[rait] par avance toute éducation en fournissant à la jeunesse un prétexte universel pour commettre l’injustice[7]. » C’est que Platon ne voit pas à quel point le théâtre n’a pas une vocation didactique, mais plutôt cathartique : les dieux n’ont pas sur scène une fonction de totem. Ils tiennent plutôt le rôle de figures sur lesquelles le spectateur peut projeter sa finitude humaine, pour s’en distancer. Ainsi la posture du sage devient-elle celle du spectateur : c’est lui qui occupe « une position surplombante et quasi-divine, qui correspond à un besoin d’intelligibilité ou de jouissance à l’égard de ce qui se passe sur la scène[8]. » Le théâtre nous montre à quel point nous ne maîtrisons pas le cours de notre vie, et nous amène à nous interroger sur notre conditionnement. Dans le même temps, le public qui est à distance de la scène est en posture d’omniscience ; en quelque sorte, le dispositif théâtral satisfait un tel appétit, puisque dans les comédies de Molière par exemple il sait souvent ce que les protagonistes ignorent, il est mis dans la confidence. Il peut craindre pour les héros, mais en même temps il « surplombe[…] le cours des évènements humains[9] ». En cela, loin de maintenir dans une réalité sensible fallacieuse et illusoire, le théâtre « cultiv[e] le désir [humain] d’aller au-delà des apparences[10] ». Autrement dit, la représentation théâtrale excède le réel sensible, et tend les spectateur vers une réalité qui le dépasse, une autre réalité. C’est bel et bien une telle réalité supérieure que vise Hamlet dans la pièce éponyme de Shakespeare :
« Si Hamlet met longtemps à agir, s’il retient son acte, ce n’est pas par faiblesse, ni fondamentalement parce qu’il est indécis : c’est au contraire parce qu’il veut atteindre cette réalité-là. […] Or, il se rend bien compte qu’il ne pourra le faire que sur une scène de théâtre[11]. »
Ainsi, dans la pièce éponyme, Shakespeare met-il en scène un questionnement existentiel mieux que ne saurait le faire la philosophie, parce que l’identification première du spectateur au protagoniste lui fait éprouver ce même questionnement existentiel avant que de le conceptualiser. Et dans le même temps, la mise à distance opérée par le dispositif théâtral permet au spectateur de s’échapper de cette condition, pour penser la problématique existentielle comme un objet de réflexion et non seulement comme une expérience. Autrement dit, la mise en scène théâtrale du doute existentiel permet sa conceptualisation mieux que ne le ferait, d’emblée, la philosophie. Et Platon lui-même ne s’y est pas trompé, qui dans La République montre combien est plus opérante, pédagogiquement, la fiction — celle de l’allégorie de la caverne au début du Livre VII — que la modélisation mathématique d’une théorie philosophique — comme l’est l’image de la ligne à la fin du Livre VI.
En outre, la scène modélise les contradictions humaines : en rappelant le spectateur aux limites narratives et spatio-temporelles de la représentation théâtrale, la pièce le renvoie à sa propre finitude. En posture de surplomb, le spectateur ne l’est que durant le court moment de la représentation. Sa maîtrise est « limitée à l’espace de la fiction[12] ». En quelque sorte, le théâtre rappelle le spectateur à la réalité sensible, en lui signifiant que c’est ce réel-là qu’il faut améliorer. La violence scénique des tragédies et des drames a vocation à lui montrer celle d’une réalité trop cruelle ; en quelque sorte, le théâtre est une invite à la politique.
- Les paradoxes de l’opprobre platonicien
Mathieu Haumesser met en évidence, malgré le discrédit explicite porté par Platon sur la scène théâtrale, le recours platonicien quasi systématique au dialogue et, dans une certaine mesure, aux procédés théâtraux pour transmettre une réflexion théorique. C’est qu’aussi illusoire soit la mise en scène théâtrale, elle ne fait que rappeler les mensonges et illusions du réel sensible. Autrement dit, la forme dialectique qui est celle de la philosophie platonicienne montre à quel point l’échange d’opinions repose sur le sensible et l’illusion. Si Socrate souligne les paradoxes des postures doxiques, c’est aussi sur ces dernières qu’il s’appuie pour élever ses interlocuteurs au monde des idées. Autrement dit, la réprobation platonicienne du dispositif théâtral n’empêche pas pour autant que Platon y recourre systématiquement pour l’exercice philosophique. « Platon ne peut échapper au théâtre, […] il y revient sans cesse tout en éprouvant une profonde méfiance à son égard[13] » fondée sur la tension qui s’y joue entre identification et distanciation. Ce que le philosophe réprouve, c’est une identification qui ne dépasserait pas un tel stade :
« La condamnation platonicienne du théâtre vise un art identificatoire qui se complairait dans les apparences et les fictions, qui les prendrait trop au sérieux alors qu’elles ne sont déjà que des doubles affaiblis de la vie réelle[14]. »
Mais le théâtre n’est pas qu’identificatoire, et la prise de recul qu’il permet d’opérer est dépendante de ce stade premier d’identification. Sa force repose, précisément, sur son pouvoir de séduction des êtres sensibles, et son pouvoir de distanciation consécutif — c’est-à-dire sa force philosophique même :
« Platon sait bien que le théâtre peut cultiver une autre orientation : celle qui consiste à mettre à distance le spectacle, les désirs, les craintes, les succès, les malheurs et la réalité tout entière[15]. »
Aussi le théâtre suscite-t-il un étonnement, qui est le point de départ de la philosophie ; on comprend mieux dès lors « pourquoi la théâtralité […] impr[ègne] toute la philosophie de Platon. De fait, n’est-ce pas notre étonnement qu’il a cherché à provoquer en écrivant des dialogues, en produisant cet étrange théâtre, peuplé de singulières marionnettes, et en nous proposant d’y croire alors même qu’il critique l’art mimétique et tous ses excès ? »
Toutefois, ce n’est pas tant de personnages et de passions dont il est question dans ses Dialogues, que d’opinions. Mais les opinions « sont toujours inscrites dans la personnalité de celui qui en répond[16] », elles « sont toujours rattachées par leur nature même aux incertitudes et aux motivations d’hommes vivants[17] ». Autrement dit, elles sont profondément amarrées au réel sensible, « charnelles[18] », et c’est de là que part la philosophie. Ainsi Mathieu Haumesser propose-t-il l’expression de « théâtre de la vérité » pour désigner le processus dialogique platonicien : en quelque sorte, c’est la pensée qui se joue dans la scène dialectique. Il est ainsi possible de voir dans « le théâtre des Dialogues[19] » une « théâtralité virtuelle[20] » où la spectacularité est réduite à son minimum. L’échange semble, de fait, disproportionné, et la théâtralité elle-même factice : que l’on songe à la posture de faire-valoir de l’interlocuteur, souvent réduit à répondre « “Oui, Socrate, tu as raison”, ou encore “C’est très vrai, Socrate, ce que tu dis[21]” ». Est-ce à dire que le dispositif dialogique est une parodie de théâtre ? Selon Mathieu Haumesser, il faut plutôt voir là la saisie, par Platon, de ce qui fait l’essentiel du théâtre : la dialectique, c’est-à-dire aussi le progrès par la conjonction conflictuelle des forces discursives. Autrement dit, la théâtralité est neutralisée dans sa dimension spectaculaire, mais conservée dans sa force heuristique proprement philosophique.
« Ainsi y a-t-il bien pour Platon un théâtre de la vérité, et donc également une vérité du théâtre. Mais parce que la vie des opinions menace constamment de corrompre la pensée et de faire tomber le dialogue dans le pathos, dans les soucis du corps ou encore dans la complication des situations, tout l’effort de Platon consiste à résister à cette corruption pour soumettre ce théâtre au seul agencement des questions et des réponses[22]. »
C’est ainsi que la mise en scène de la mort de Socrate doit être pensée, selon Mathieu Haumesser, comme présentification de cette « Autre scène » en laquelle Socrate existe toujours : la scène philosophique. Dans les Dialogues, c’est toujours à sa propre mort que le personnage de Socrate renvoie, comme pour rappeler au lecteur que le véritable Socrate est déjà mort. Et pour lui signifier, dans le même temps, qu’il est éminemment vivant, sur la scène philosophique, sur cette « Autre scène » qu’est le monde des idées.
III. Non-sens et absurdité : une autre vérité
Dans les pièces de Shakespeare tout particulièrement, les personnages sont mus par une quête absolue de vérité. Ce que relève pourtant Mathieu Haumesser, à l’instar de Heidegger dans Être et Temps, c’est que la vérité « résiste à la manifestation, […] elle se dérobe[23] ». C’est précisément cette dérobade de la vérité que le théâtre shakespearien met en scène : en quelque sorte, le théâtre révèle que la vérité sans cesse nous échappe et que, peut-être, la vie elle-même n’a pas de sens. En effet, la mise en scène des passions et des vicissitudes humaines atteste de l’ « instabilité fondamentale de l’existence humaine[24] » associée à son « non-sens radical[25] ». Platon redoutait la contingence du monde sensible ; Shakespeare la déploie sur scène, pour nous en révéler la légèreté. La tension entre l’être et le non-être, telle que la dit Hamlet, est caractéristique de notre vie : nous ne sommes jamais dans la vérité absolue, mais la mort elle-même n’est pas un néant, un non-être. Aussi Mathieu Haumesseur voit-il dans le théâtre de Shakespeare la mise en scène de notre « souffrance », c’est-à-dire de notre condamnation existentielle à l’errance entre l’être et le non-être : « La puissance concrète de la scène est pour Shakespeare un principe de corruption autant que de manifestation. C’est pourquoi justement on peut dire de la vérité qu’elle y est constamment en souffrance — partagée entre “ce qui est” et “ce qui n’est pas”[26]. »
C’est à même la corruptibilité du corps charnel que se joue la quête des personnages de Shakespeare :
« Une rencontre physique avec la vérité : voilà ce que recherche Hamlet, et c’est ce qui le rend si théâtral. Les personnages de Shakespeare sont constamment renvoyés à cette exigence. Ils éprouvent dans leur chair la présence obsédante d’un réel foisonnant et insaisissable[27] ».
C’est que le corps, tel que nous le vivons, « nous attache excessivement à la vie, aux apparences, aux émotions[28] », comme l’avait déjà remarqué Platon ; pourtant, un tel vécu n’est pas illusoire, bien au contraire. Il y a une véracité de l’expérience passionnelle, une vérité de la chair, à laquelle aurait sans aucun doute souscrit Merleau-Ponty. Mais Shakespeare ne fait pas de la phénoménologie. Dans ses pièces, la « chair » apparaît comme « support d’une absurdité radicale[29] » parce qu’elle survit à la mort et pourrit :
« Même à l’état de cadavre, même mangé par les vers, même au-delà de la mort, le corps continue à nous enchaîner à la vie[30] ».
Pourtant, la chair n’est pas impérissable, elle ne saurait constituer le socle absolu de l’existence, probablement parce que l’existence n’a rien d’absolu :
« La matière, perpétuellement changeante, irréductiblement contingente, ne suffit pas à donner une pleine consistance aux êtres qu’elle constitue. Elle les voue au changement, à la corruption et à la destruction. Tout être matériel est hanté par cette contingence[31]. »
En quelque sorte, la philosophie qui se joue à travers le théâtre de Shakespeare rejoint les convictions platoniciennes, mais en refuse les conclusions : nous sommes certes à l’entrelacs entre mondes sensible et intelligible, mais nous sommes condamnés à une telle errance parce que nous ne sommes pas destinés à nous échapper de notre condition. L’équivalent du monde intelligible est, chez Shakespeare, une « Autre scène » qui reste à jamais intangible et inaccessible. Elle se donne au spectateur par l’entremise du comédien, indice d’un personnage qui n’existe pas ; elle se donne au public par l’entremise des spectres et apparitions, très fréquents chez Shakespeare. Ces derniers « affirment l’exigence de ne pas se contenter de ce qui se donne habituellement pour la réalité[32] », mais posent des problèmes de taille aux metteurs en scène. Leur représentation scénique présente toujours le risque du grotesque, précisément parce que leur présence dans la pièce vient confondre les apparences. Comment donner les spectres autrement qu’en leur attribuant une forme sensible ? Mathieu Haumesser voit ainsi dans la « tendance du théâtre — en tout cas le théâtre occidental, et sans doute particulièrement à notre époque — à se réduire à un art du texte » et aux « pratique[s] de plus en plus répandue[s] des lectures, mises en voix ou mises en espace, […] le soupçon qu’une véritable mise en scène est presque condamnée à appauvrir un sens que peut bien mieux évoquer, dans sa légèreté, un texte simplement lu[33]. »
Pourtant, « En cultivant les apparences, et les apparences d’apparence [notamment via des dispositifs de théâtre dans le théâtre], le théâtre ne s’éloigne […] pas de la réalité : il révèle au contraire à quel point elle manque de fondement solide[34] ». Notre vie est faite de songes, d’illusions, et c’est là la cruelle vérité, malgré notre aspiration à une Autre scène, où nous ne serions pas soumis à la contingence de notre condition. Le théâtre a en cela quelque chose à nous dire de tout à fait métaphysique et existentiel. Il opère par son pouvoir de contagion et d’identification aux personnages, lesquels sont en proie aux plus grands doutes existentiels. C’est par leur entremise que nous pouvons mettre à distance notre condition, et la penser philosophiquement.
III. Du cogito cartésien au doute identitaire
Au théâtre, l’on regarde et l’on assiste à une « représentation du monde » ; mais le spectacle véritable n’est autre que celui de notre propre humanité. En quelque sorte, la mise en scène théâtrale est le lieu de projection de notre appréhension du monde, comme le souligne la phénoménologie dans le sillon de l’épistémologie kantienne. Le personnage lui-même n’existe, concrètement, pas ; la foi dans son existence repose sur l’adhésion du spectateur au jeu de l’interprète. La mise en scène est un spectacle : celui des forces psychiques qui agitent les spectateurs.
Matthieu Haumesser recourt ici à Descartes pour évoquer la mise en scène théâtrale de l’ego ; pour autant, on peut légitimement interroger cette référence, dans la mesure où l’auteur cherche plutôt à convoquer l’inconscient mis en scène au théâtre. Plus exactement, il s’agit ici de questionner l’identité propre des personnages mis en scène : est-elle une, ou plurielle ? La référence à l’Amphitryon de Molière en revanche est ici tout à fait bienvenue, et va permettre de justifier historiquement la référence à Descartes : « L’intrigue de cette pièce repose entièrement sur le thème de l’identité[35] » à soi-même, ou de la duplicité. De même, Descartes met au centre de la préoccupation philosophique la conscience personnelle. Si elle n’est pas à entendre, chez lui, comme une conscience identitaire, on peut toutefois à partir du cogito cartésien interroger ce qui fait l’unité de la conscience individuelle. De fait, nous nous éprouvons pluriels, comme autant d’impressions, de perceptions et de pensées contingentes. Aussi la mise en scène théâtrale des méandres identitaires donne-t-elle à voir aux spectateurs cela même que la philosophie donne à penser au XVIIe siècle. Mais plus intéressant encore est de constater que « Molière porte le doute radical précisément là où Descartes s’interdisait d’en user : dans le domaine des “soins” et des “passions” — bref dans la vie même[36] ». Sur ce point, Matthieu Haumesser admet une différence entre théâtre et philosophie, et reconnaît en quelque sorte la faiblesse de son recours à Descartes. Si le théâtre en effet révèle la prégnance des passions et d’un « autre moi » en parallèle de l’ego, c’est donc plutôt la figure de Freud qu’il y a lieu de convoquer, ce que Mathieu Haumesser finit enfin par faire :
« De fait, c’est bien Freud qui a le premier parlé d’une “autre scène” […] : il désigne ainsi le lieu paradoxal où se déroulent les rêves, et où le sujet peut avoir un accès — essentiellement lacunaire et déformé — aux désirs et aux craintes qui structurent son inconscient, et qui pour cette raison même tendent à lui échapper. “L’autre scène” serait ainsi la scène de l’inconscient, la scène des représentations qui échappent à la maîtrise rationnelle du sujet qui pourtant se soutient d’elles[37]. »
Il est peut-être regrettable que l’origine du concept d’ « autre scène », mobilisé dès le titre de l’ouvrage, n’apparaisse qu’à ce stade de la lecture ; et sans explicitation psychanalytique additive. La question se pose dès lors de la légitimité du recours, par Matthieu Haumesser, à l’expression freudienne elle-même : finalement, ne serait-ce pas employer une « métaphore un peu lointaine[38] » ? L’usage qui en est fait dans l’ouvrage n’est pas exclusivement d’emprunt psychanalytique, ce qui justifie l’absence antérieure de référence à Freud ; pourtant, il semble bien que Freud puisse tenir lieu de garant à une telle expression, ce qui rend regrettable le manque d’explicitation antérieure d’un tel concept.
Quoi qu’il en soit, c’est à ce stade de l’ouvrage et dans le cadre d’une problématisation théâtrale de l’identité que Matthieu Haumesser déploie le concept d’ « autre scène » dans sa dimension proprement psychanalytique. Freud en effet voit une continuité entre rêve et représentation théâtrale. La mise en scène pour lui est non seulement un « rêve éveillé », mais aussi un « rêve matérialisé ». Dans la représentation, les désirs et pulsions passent à l’acte, s’incarnent dans un corps acteur :
« La scène de théâtre est, par excellence, le lieu où l’espace physique et l’espace psychique sont appelés à se rejoindre et à devenir (ou à redevenir) indiscernables. En ce sens, elle a bien une profonde affinité avec “l’autre scène” de l’inconscient, conçue comme scène du narcissisme[39] ».
L’enquête psychanalytique de Matthieu Haumesser est ici passionnante : expliquant en effet que le « narcissisme originaire » repose sur l’indistinction entre intérieur et extérieur, il en vient à poser que le jeu de l’acteur est ce par quoi le spectateur régresse à une telle indistinction d’où a émergé, précisément, le « moi ». C’est aussi par la présentation d’une stade originaire profondément angoissant, et en cela refoulé, que s’explique la violence de la représentation tragique, aussi bien que son pouvoir cathartique :
« le plaisir que le sujet peut éprouver à voir ses désirs narcissiques réactivés sur la scène peut s’accompagner d’une terreur qui est à la hauteur du refoulement qu’ils ont subi[40] :
Chaque auditeur fut un jour, en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit de tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel[41]. »
La conclusion de Haumesser est sans appel : il y a convergence entre le concept freudien d’ « autre scène » et la représentation théâtrale. Ce dont il est question sur scène, c’est de l’inquiétante étrangeté à soi que figure l’inconscient. Le théâtre montre au spectateur à quel point sa maîtrise sur lui-même est illusoire, à quel point il s’achappe à lui-même et n’est pas « maître en sa propre maison ».
C’est alors que la figure de Lacan devient nécessaire pour expliciter le propos de l’auteur : la scène est un espace discursif, en lequel « “intervient la relation symbolique[42]” : c’est-à-dire une relation qui n’est plus celle d’un sujet avec un objet, mais la relation intersubjective à travers laquelle les membres d’une communauté linguistique s’accordent pour nommer les objets[43]. » Autrement dit, la représentation théâtrale donne aussi à entendre la symbolisation, par l’entremise du langage, des passions et pulsions humaines. La convention linguistique apparaît comme le medium d’une alliance intersubjective, contractuelle, laquelle écarte les individus, distancie les sujets, et leur confère une identité propre. Dans la parole peut se dire le désir, non discible sans distance entre le sujet et l’objet, ni entre les sujets eux-mêmes. Autrement dit, le théâtre met en scène à la fois l’angoisse d’une subsomption du sujet dans son objet, sous la forme du narcissisme primaire et refoulé, et la solution salvatrice que représente le langage. Certes, le dialogue est aussi le lieu où se jouent les conflits ; mais un lieu symbolique et non pulsionnel, un lieu donc où peuvent aussi se déjouer les conflits par un même processus dialectique :
« Ce qui fait le fond de tout drame humain, de tout drame de théâtre en particulier, c’est qu’il y a des liens, des nœuds, des pactes établis. Les êtres humains sont déjà liés entre eux par des engagements qui ont déterminé leur place, leur nom, leur essence. Arrivent alors un autre discours, d’autres engagements, d’autres paroles. Il est certain qu’il y a des points où il faut en découdre. Tous les traités ne sont pas constitués simultanément. Certains sont contradictoires. Si on fait la guerre, c’est bien pour savoir quel traité sera valable[44]. »
Au-delà de « l’autre scène », c’est donc de « scène de l’Autre » dont il est question au théâtre : il ne s’agit pas seulement de figurer sur scène les mouvements contradictoires et passionnels de l’inconscient subjectif, mais également de les symboliser par le jeu dialectique des protagonistes :
« La marque la plus claire de ce décentrement est qu’au théâtre, l’homme n’apparaît pas d’abord comme un être pensant, mais plutôt comme un être parlant, aliéné à un ordre symbolique qui détermine par avance son insertion dans le monde et ce qu’il peut y exprimer[45]. »
[1] p. 27.
[2] p. 29.
[3] p. 10.
[4] p. 10.
[5] p. 8.
[6] p. 11.
[7] p. 29.
[8] p. 29.
[9] p. 17.
[10] p. 17.
[11] p. 7.
[12] p. 21.
[13] p. 38.
[14] p. 39.
[15] p. 39.
[16] p. 43.
[17] p. 42.
[18] p. 45.
[19] p. 46.
[20] p. 46.
[21] p. 48.
[22] p. 49.
[23] p. 53.
[24] p. 54.
[25] p. 54.
[26] p. 56.
[27] p. 58.
[28] p. 58.
[29] p. 65.
[30] p. 60.
[31] p. 60.
[32] p. 65.
[33] p. 67.
[34] p. 69.
[35] p. 91.
[36] p. 93.
[37] p. 95.
[38] p. 95.
[39] p. 96.
[40] p. 97.
[41] Sigmund Freud, Lettre à Flies du 15 octobre 1897.
[42] Lacan, Séminaire, livre II, Paris, Points-Seuil, 1978, p. 233.
[43] p. 106.
[44] Lacan, Séminaire, livre II, Éd. cit., pp. 268-269.
[45] p. 119.