« L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible » (Paul KLEE)
Dans ce bel essai publié chez Vrin1, le philosophe Mauro Carbone, professeur à l’Université Lyon III, et membre de l’IUF, nous invite à éclairer notre rapport contemporain aux images à partir de l’œuvre du dernier Merleau-Ponty pour qui la notion de chair est centrale. Or Mauro Carbone nous rappelle que ce terme de « chair » est aussi ce qu’il appelle « Visibilité ». C’est ce dernier terme qu’il exploite dans son bel essai sur la chair et la pensée du visuel aujourd’hui : il montre que l’originalité de ce terme « Visibilité » vient de qu’il ne renvoie ni à un sujet ni à un objet mais rassemble en lui passivité et activité. Dans les pages du Visible et l’invisible, Merleau-Ponty écrit que l’élément de la « Visibilité » n’appartient « en propre ni au corps comme fait ni au monde comme fait », de sorte que, grâce à lui, « voyant et visible se réciproquent et qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu. » En outre, Mauro Carbone nous fait remarquer que par « Visibilité » Merleau-Ponty ne désigne pas seulement l’ensemble des visibles, mais y inclut également les lignes de force et les dimensions qu’ils suggèrent « en tant que leur propre horizon intérieur et extérieur » (p. 7). Ainsi, l’élément de « Visibilité » apparaît comme un défi aux catégories sur lesquelles la tradition philosophique occidentale se fonde et comme l’annonce de l’ouverture d’une nouvelle perspective ontologique : « L’être de la Visibilité se caractérise en fait en tant qu’être horizon » (p. 8). Il s’agit là d’un nouveau type d’être, un être de porosité, de prégnance ou de généralité. Et celui devant qui s’ouvre l’horizon y est pris. Or c’est précisément à ce nouveau type d’être, et à l’expérience d’englobement nous permettant de l’entrevoir que renvoie « le sens plus second et plus profond du narcissisme » discerné par le dernier Merleau-Ponty : une sorte de désir de se voir de la part de l’être visible lui-même, qui parant s’enveloppe autour de ces étants visibles particuliers qui sont aussi des voyants. Dans ce sens Merleau-Ponty peut affirmer que c’est « un rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant ». Ainsi, selon Mauro Carbone, Merleau-Ponty pense notre corporéité à partir de l’expérience de la chair du monde – expérience de la « Visibilité » –.
Pour toutes ces raisons, l’essai de Mauro Carbone est sous-tendu par une double conviction : la première est que le fait de caractériser la notion de chair par celle de visibilité permet d’éviter tous les malentendus liés à la notion de chair chez Merleau-Ponty ; la seconde cette caractérisation permet à Merleau-Ponty lui-même d’élaborer des notions ontologiques novatrices. Celles-ci peuvent alors nous aider à penser philosophiquement quelques uns des phénomènes culturels les plus prégnants aujourd’hui. Parmi ces phénomènes culturels, Mauro Carbone estime que notre rapport aux images est emblématique. En effet, le développement continu des technologies optiques et médiatiques ouvre nos existences à des formes inédites de visualisation et d’expérience visuelle, en donnant aux images une centralité nouvelle, non seulement au niveau pratique, mais aussi au niveau théorique. C’est sur cette base qu’à partir des années 1990 on a commencé à évoquer dans notre culture un « tournant iconique » imposant une analyse renouvelée du statut contemporain des images.
En effet, les mutations à l’œuvre dans le statut des images semblent évoquer, et en même invoquer, une forme de renversement du « platonisme » qui, en développant les prémisses affirmées parla philosophie de Nietzsche et explorées par l’art moderne, sache élaborer une pensée à la hauteur de notre époque, où une version simplifiées de la philosophie de Platon reste portant la manière dominante de pensée. C’est au platonisme ainsi entendu que Merleau-Ponty fait allusion dans un passage de L’œil et l’esprit, son dernier essai de philosophie de la peinture :
« Le mot d’image est mal famé parce qu’on a cru étourdiment qu’un dessin était un décalque, une copie, une seconde chose. » (p. 23)
Mauro Carbone nous fait remarquer que si certains penseurs contemporains partageraient le point de vue de Merleau-Ponty, l’image reste encore souvent censée trouver son caractère le plus propre dans le fait de « présentifier l’absent comme tel », ce qui la reconduit constitutivement à l’expérience, réelle ou symbolique, de la mort. Or si l’image n’est pas « une seconde chose », si elle ne copie pas un modèle (mais plutôt le crée), elle se révèle en fait bien davantage liée à l’expérience de la naissance que de la mort, et elle dénonce par là le platonisme sous-jacent.
Plus généralement, si l’image n’est pas une « seconde chose », alors Mauro Carbone montre qu’elle ne peut plus être qualifiée de figure de renvoi parce que la nature de ce renvoi se complique et sa structure se multiplie et s’enchevêtre d’une manière telle que « la première chose » vers laquelle ce renvoi est censé faire signe – l’absent qu’il est censé présentifier – s’avère introuvable. Or le pendant de ce statut est celui du voir, selon la définition de Merleau-Ponty (celle qu’il donne dans la préface de Signes) : « Voir, c’est par principe voir plus qu’on ne voit, c’est accéder à un être de latence. L’invisible est le relief et la profondeur du visible, et pas plus que lui le visible ne comporte de pureté positive. » (p. 29). Si l’image n’est pas cette « seconde chose », c’est bien parce que « voir, c’est par principe voir plus » que la présentification de l’absent comme tel. Alors Mauro Carbone nous montre que M Merleau-Ponty en arrive à appeler « voyance » ce « voir plus », en expliquant que cette « voyance » « nous rend présent ce qui est absent » (L’œil et l’esprit, p. 41). Mais précisément parce que la voyance consiste à « voir plus qu’on ne voit », elle nous rend présent ce qui est absent, mais non pas en se bornant à présentifier celui-ci, mais en créant une présence particulière qui, en tant que telle, n’avait jamais été présente auparavant.
Voilà comment Mauro Carbone nous invite à comprendre ce que Merleau-Ponty appelle aussi « quasi présence » : non pas certes une présence affaiblie, mais la comme « la prégnance de l’invisible dans le visible », comme « une latence » efficace et insistante, enfin comme la chair de l’imaginaire. Or, on l’aura compris, tout cela a lieu par ce que « le voir plus qu’on ne voit » est un voir « selon ou avec » ce qu’on voit : « Je ne regarde pas le tableau comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, je vois selon ou avec le tableau plutôt que je ne le vois. » (L’œil et l’esprit, p. 23). Ici la caractérisation que Merleau-Ponty cherche à donner s’approche du modèle de l’écran qui questionne notre expérience contemporaine des images. D’où l’intérêt que Merleau-Ponty n’a jamais cessé de porter au cinéma, un intérêt sur lequel Mauro Carbone insiste. Bien sûr, dans L’œil et l’esprit, Merleau-Ponty réfère sa formule aux tableaux, mais c’est une conception générale de la vision qu’il y envisage : précisément, nous dit Mauro Carbone, une conception qui soit « à la hauteur de notre époque » et qu’on peut donc généraliser, pour dire qu’usuellement il nous arrive de voir « selon ou avec » les images qui peuples notre perception ainsi que notre imaginaire : « ce rouge n’est ce qu’il est qu’en se reliant de sa place à d’autres rouges autour de lui, avec lesquels il fait constellation, ou à d’autres couleurs qu’il domine ou qui le dominent, qu’il attire ou qui l’attirent, qu’il repousse ou qui le repoussent. Bref, c’est un certain nœud que la trame du simultané et du successif. C’est une concrétion de la visibilité… Un certain rouge, c’est aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires. » (Le visible et l’invisible, p. 174-175).
Toute la force de cet essai est alors de nous montrer que le « voir plus qu’on ne voit », compris précisément comme un voir « selon ou avec » ce qu’on voit, se révèle être sous-tendu par la latence efficace et insistante d’une dimension que le dernier Merleau-Ponty qualifie de « mythique » avec ses dynamiques spatio-temporelles tout à fait particulières et ses implications ontologiques inexplorées. C’est donc en ce sens que l’élément que Merleau-Ponty appelait « Visibilité » peut aussi recevoir l’autre nom de « chair » : « Entre les couleurs et les visibles prétendus, on retrouverait le tissu qui les double, les soutient, les nourrit, et qui, lui, n’est pas chose, mais possibilité, latence et chair des choses. » (p. 175).
C’est donc vers une tentative d’exprimer les « rapports de l’homme et de l’Être » à l’œuvre dans la nôtre, que la caractérisation de la « Visibilité » en tant que « chair » fait signe, en nous révélant un point de vue dont l’exploration, la compréhension et la formulation ne sont pas l’affaire d’un individu. « Telles sont les conclusions extravagantes où l’on est conduit quand on prend au sérieux la vision » (p. 184-185). Or Mauro Carbone nous montre que le « tournant iconique » cherche à explorer, à formuler et à comprendre ces « conclusions extravagantes » en s’opposant aux tentatives faites pour réduire ces conséquences à une « logique propositionnelle » de type langagier.
C’est pourquoi ce « tournant iconique » n’a pu que reconnaître celui que le dernier Merleau-Ponty lui-même avait dû prendre pour arriver jusqu’à ces conséquences. En effet, le « tournant iconique » n’a pu que se reconnaître dans ses motifs. Or en prolongeant le parcours, on peut se demander ce que les images veulent réellement. En effet, ce n’est qu’à partir du « sens second et profond du narcissisme » (le narcissisme de l’être visible) que l’on peut en venir à nous poser cette question. Or W.J.T. Mitchell propose la réponse suivante : « les images ne présentent pas qu’une surface, mais aussi une face à laquelle se confronte le regardeur » (p. 213). Ici comme là on trouve la même référence à une « inversion » du regard qui révèle notre appartenance au visible ainsi que la parenté entre le visible et les voyants. Par ailleurs, on ne pourrait penser cette référence inverse qu’en pensant la rencontre en tant que dimension où les rôles ne sont pas déjà établis une fois pour toutes avant la rencontre elle-même. C’est dans une relation ainsi comprise que « entre lui et le visible, les rôles inévitablement s’inversent » (L’œil et l’esprit, p. 31). C’est donc dans une telle relation que les images peuvent s’animer de leurs désirs.
Mauro Carbone nous reconduit alors au voir « selon ou avec » les images, mais en nous faisant mieux apprécier les implications ontologiques de cette formule. Et si « le champ complexe de réciprocité visuelle n’est pas simplement constitutif », à plus forte raison il doit questionner notre tradition philosophique, qui a toujours pensé par distinctions et par oppositions plutôt que par réciprocité. Parce que la peinture du XXème siècle a rejeté tout hypothèse mimétique, elle a aussi rejeté que le monde est un spectacle qui se déploie sous nos yeux et que la peinture serait appelée à représenter, la toile étant alors conçue comme une fenêtre ou un miroir et l’image comme « une seconde chose ». Dès lors rejeter l’idée mimétique signifie implicitement remettre en question les notions traduisant notre rapport à l’Être, telle celle de l’opposition entre le sujet et l’objet, lequel est censé désigner ce qui se tient en face de nous.
Dans cette perspective traditionnelle le monde apparaît comme le « grand objet » dans lequel je ne suis pas moi-même impliqué : il constitue le spectacle que je suis censé représenter, soit picturalement sur la toile, soit conceptuellement dans la pensée. Ainsi Merleau-Ponty montre que chaque théorie de la peinture est une métaphysique, entendant par là que chaque théorie de la peinture implique l’idée d’un certain rapport à l’être. Mais chez Merleau-Ponty, la référence à la peinture n’est pas la seule à témoigner de la mutation à l’œuvre dans les rapports de l’homme et de l’Être. Or au XXème siècle, le changement du concept scientifique de nature et, à son tour, le signe d’une mutation ontologique d’ensemble qui doit être encouragée parce qu’elle est nécessaire. Or si des sciences de la nature ainsi que des expériences picturales émerge une nouvelle configuration des rapports entre l’homme et l’Être, l’idée de philosophie que la tradition occidentale a formulée sera-t-elle en mesure d’assumer l’attitude et le langage aptes à dire cette mutation ? Ne sera-t-il pas plutôt nécessaire de repenser l’idée même de philosophie ? Et dans ce cas, quelles mutations de l’idée de philosophie seront-elles nécessaires pour dire la mutation des rapports entre l’homme et l’Être ?
C’est dans les termes de ce questionnement radical entre la philosophie et le statut des images aujourd’hui, que Mauro Carbone nous invite à relire l’œuvre de Georges Didi-Huberman, l’un des partisans de ce type de questionnement -. Ainsi Didi-Huberman écrit à propos des interprétations esthétiques courantes de la notion d’aura chez Benjamain : « Ce qui manque aux positions esthétiques usuelles pour aborder le problème de l’aura, c’est un modèle temporel capable de rendre compte de l’origine au sens benjaminien ou de la « survivance » au sens warburgien. Bref, un modèle capable de rendre compte des événements de la mémoire, et non des faits culturels de l’histoire. »2. La thèse de Mauro Carbone rejoint celle du dernier Merleau-Ponty – thèse paradoxale qui prend au sérieux les « conséquences extravagantes » de l’interrogation de la vision ; or cette thèse contribue à l’élaboration du « modèle temporel » évoqué par Didi-Huberman. Aussi peut-elle nous conduire à une compréhension plus approfondie de la question de la présence des images aujourd’hui. De cette question, Mauro Carbone dit qu’elle brouille toutes nos catégories et avec elle l’idée même de la philosophie. C’est dans toutes son envergure le défi lancé par l’auteur de ce bel essai – un défi qui rejoint celui de Merleau-Ponty, et qu’il nous exhorte à relever : révoquer l’opposition par laquelle la métaphysique a institué tous ces dualismes, qui peuvent être résumés en celui du visible et de l’invisible, afin de nomme plutôt la co-appartenance intime de leurs pôles, et transformer ainsi l’attitude et le langage de manière à correspondre à la mutation présente des rapports entre l’homme et l’Être. Car au-delà des biographies singulières, il ne s’agit pas de la tâche d’un penseur, mais de celle de la pensée même.