Au commencement était…un texte de Kant, l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, qui devient entre 1959 et 1960 l’objet de la recherche que Michel Foucault mène dans le cadre de sa thèse complémentaire, donnant lieu à un texte jusqu’alors resté inédit, qui devient à son tour l’objet du travail d’édition et de présentation assumé par D. Defert, F. Ewald et F. Gros et qui vient de voir le jour chez Vrin cette année.
Difficile de rendre compte d’un « objet » qui prend des allures de manuscrit médiéval où le texte d’origine est indéfiniment sujet d’un autre texte qui l’entoure, l’encadre, à cette différence près cependant qu’il ne s’agit jamais, dans aucun des mouvements de reprise d’un « commentaire » ou d’une « herméneutique »[1]. La difficulté d’une recension tient moins au spectre de la régression à l’infini qu’à la variété des problèmes et des questions qui s’agrègent à chaque mouvement de reprise les uns étant bien différents des autres et posant des problèmes spécifiques et hétérogènes : d’une part le texte de Foucault lui-même, l’analyse qu’il propose des rapports entre réflexion critique et pensée anthropologique chez Kant, mais également la place de cette réflexion dans l’œuvre de Foucault ; d’autre part le travail d’édition du texte en 2008 qui rend accessible un texte qui n’existait que sous la forme d’un dactylogramme – cote W 1961 (111) 4° – disponible à la bibliothèque de la Sorbonne et qu’il eut été « contreproductif » de publier en 1964 comme le rappellent les éditeurs, à juste titre nous verrons pourquoi. D’un côté, une question proprement philosophique sur le rapport de Foucault à Kant à travers cette lecture foucaldienne du « grand Chinois de Königsberg » que l’auteur appréhende tour à tour à partir de Nietzsche puis de Heidegger, ce qui inviterait à poser une question de portée plus générale concernant le rapport que Foucault entretient avec l’histoire de la philosophie. D’un autre côté, une question d’ordre apparemment purement éditorial qui concerne à la fois la qualité de l’édition du texte et la pertinence de celle-ci, non seulement son existence aujourd’hui mais sa postériorité par rapport aux Dits et Ecrits : pourquoi éditer ce texte, mais encore pourquoi l’éditer si tard, demandent eux-mêmes les éditeurs[2]. Leur réponse n’en est pas vraiment une, ou du moins s’avère-t-elle sibylline. Ils justifient en effet la nécessité d’une « édition de référence » pour un texte dont la diffusion commence à être de plus en plus corrompue par rapport à l’original. La présente édition entendrait répondre aux « confusions » « indéfiniment répercutée »[3] du texte du dactylogramme, ce qui détermine de ce fait un principe d’édition explicitement revendiqué – la rigueur – et suivi à la manière de celui qui guide l’édition des Cours au Collège de France[4] ainsi que le précise la présentation. L’édition répondrait donc à un problème matériel – prolifération d’un texte corrompu – et conjoncturel – seuil critique atteint de ce phénomène. Pourtant, un autre argument précède cette justification, nous renvoyant quelques lignes plus haut, autrement dit à l’explication de la non publication du texte par Foucault lui-même dans la mesure où une telle publication aurait été contreproductive avant la publication du « livre sur les signes » – entendons Les Mots et les Choses – dont l’Introduction au texte de Kant est le matériau. La justification de la non publication en 1964 – date de la publication de la traduction par M. Foucault du texte de Kant – se donne donc explicitement comme justification de la présente édition en 2008. Une plus ample présentation aurait peut-être pris les allures d’une régression à l’infini, les éditeurs introduisant l’introduction de M. Foucault au texte de Kant relatif à l’anthropologie, mais la place et l’enjeu de cette Introduction dans la pensée de Michel Foucault et des enjeux conceptuels qu’elle recèle, assurant de ce fait une justification positive de la présente édition, auraient pourtant mérité davantage qu’une simple allusion en quatrième de couverture, dont la banalité – « entrer dans l’atelier d’un penseur » – atténue considérablement l’acuité de la formulation que l’on trouve dans la présentation, sans doute moins alléchante, plus ardue, mais bien plus pertinente : « c’était dans une configuration récente du savoir – savoir de la production, du vivant et des langues – et non dans le destin de la philosophie moderne qu’il situait désormais l’émergence et la probable disparition de la figure de l’homme apparue au xviiie siècle comme doublet empirico-transcendantal »[5], ce qui fait référence au développement du livre de 1966 et plus précisément à la deuxième partie de l’ouvrage et au passage intitulé « la place du roi ». Une unique formulation concise et dense justifie à la fois – explicitement – la non publication de l’œuvre en 1964 et – implicitement – l’édition en 2008 de l’Introduction que Foucault proposait à cette œuvre, après la publication des Dits et Ecrits et de la plupart des Cours. Mais en quel sens ? La sobriété de la présentation pèche peut être alors par excès de concision. Si tout est dit, et bien dit, en à peine trois pages – la nature du texte, sa situation dans l’œuvre et le parcours conceptuel de Foucault, les sources et la méthode utilisées, les enjeux de la non publication aussi bien que les raisons de l’édition et les principes adoptés – demeure cette lacune que l’on vient d’évoquer qui expliquerait en quoi les raisons de la non publication pourraient venir justifier la présente édition. Il n’en reste pas moins que la désignation de cette lacune s’avère être un indice précieux dans la mesure où le foisonnement des questions auxquelles le document de 2008 semblait se prêter, la double direction du questionnement – sur le texte lui-même d’une part et sur la pertinence de l’édition d’autre part – se cristallise alors en un seul problème, relatif à la valeur utile de la question que Foucault pose à Kant, autrement dit, quel est l’enjeu d’une analyse, de la part de Foucault, des rapports entre la réflexion critique et la pensée anthropologique chez Kant, quel enjeu y a-t-il à poser cette question et à la poser de cette manière qui déterminerait – et justifierait – la pertinence d’une édition du texte et de son édition aussi tardive. C’est vers cette question que nous oriente en effet la « présentation » des textes de Foucault et de Kant par D. Defert, F. Ewald et F. Gros.
1. Un texte riche d’enjeux
Le texte de Foucault se donne comme une analyse des rapports « entre la réflexion critique et la pensée anthropologique »[6]. Petit à petit, à la faveur d’une enquête sur les variation d’une réflexion sur l’anthropologie qui s’étend sur vingt cinq ans – des premiers cours de 1772-1773 à la publication du texte en 1798 – et déborde en amont et en aval l’entreprise critique, la nature de ce rapport entre la Critique et l’Anthropologie se dégage à partir d’une enquête sur le sens et la place de la question « Qu’est-ce que l’homme ? »[7]. Le rapport de l’Anthropologie à la Critique est un rapport de redoublement et de répétition qui n’a rien d’une identité mais qui assure un gain essentiel, ce qui permet d’assigner une fonction bien précise à l’Anthropologie dans l’entreprise kantienne : assurer le passage de la critique à la philosophie transcendantale[8], ce qui impliquait une analyse fine et minutieuse de l’évolution du texte et notamment de ses rapports avec les textes pré-critiques d’une part[9] et post-critiques[10] de l’autre ; ce qui invite également à un usage extrêmement prudent et précis de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique – et par suite du thème anthropologique – qui n’a de sens que par rapport à l’entreprise critique et se refuse absolument, dans cette perspective kantienne, à toute autonomie réelle et ne peut jouer le rôle de fondement tant qu’elle n’est pas rapportée à l’entreprise critique. Le travail d’histoire de la philosophie d’une « érudition étourdissante »[11], jamais lassante ou abstruse[12], se charge d’enjeux qui inscrivent le propos dans les débats contemporains et la critique que Foucault adresse à l’humanisme, à l’anthropologie et aux sciences humaines dans des textes postérieurs à l’Introduction[13]. On comprend que l’analyse des rapports entre la Critique et l’Anthropologie assume une valeur critique à l’égard des philosophies de la conscience et du sujet. Si Husserl dénonce l’anthropologisation croissante de la philosophie, cette analyse de la pensée kantienne permet en quelque sorte à Foucault de fonder cette dénonciation en montrant qu’il s’agit là d’un usage illégitime de la réflexion kantienne, mettant sur le même plan et faisant dériver l’une de l’autre l’illusion anthropologique et l’illusion transcendantale, celle-là « étant l’image en miroir »[14] de celle-ci. Si « la configuration anthropologique mimait la Critique », « il s’agissait de n’être pas pris par ce prestige »[15]. Or c’est bien cette erreur qui caractérise la philosophie contemporaine, engagée dans « un réseau de contre sens et d’illusion avec l’Anthropologie »[16]. Et Foucault d’expliquer qu’ « on a voulu faire valoir l’Anthropologie comme Critique, comme une critique libérée du poids de l’inerte et de l’a priori […] on a voulu en faire le champ de positivité où toutes les sciences humaines trouvent leur fondement, et leur possibilité »[17]. Sa thèse complémentaire permet à Foucault de montrer que l’Anthropologie et le thème anthropologique sont le lieu d’une dérive qui conduit à la forme anthropologique que prend la philosophie contemporaine et que cette forme n’a pas lieu d’être dans la mesure où elle repose sur une mécompréhension du sens et des limites de la question anthropologique : l’anthropologie ne peut en effet « donner accès à la région du fondamental que si elle demeure dans l’obédience d’une Critique », « elle ne peut parler le langage que de la limite et de la négativité », ayant seulement pour sens de « transmettre de la vigueur critique à la fondation transcendantale de la préséance de la finitude »[18]. C’est dans cette analyse que l’opposition de l’humanisme à l’Aufklärung, caractéristique de l’« ontologie historique »[19] comme manière pertinente de philosopher[20] trouve non seulement son origine, et son thème, mais aussi ses bases conceptuelles. Rétablir les rapports de la Critique et de l’Anthropologie, de la perspective critique et du thème anthropologique, qui se donne comme une tâche urgente à accomplir, assure et fonde à la fois la dénonciation de l’errance de la philosophie contemporaine et détermine, pour Foucault, les enjeux d’une nouvelle manière de philosopher qu’il qualifiera plus tard d’« ontologie critique de l’actualité ». Il s’agit en d’autres termes de rétablir un ordre rationnel et une place légitime pour l’Anthropologie et de restituer à cette ressemblance un ordre rationnel », ce qui revient à « faire graviter l’Anthropologie autour de la Critique »[21], un ordre qui est l’ordre authentique de l’Anthropologie et lui restitue son sens : assurer le passage d’une critique à une philosophie transcendantale. La tâche négative qui consiste à « récuser toutes ces anthropologies qui se donnent comme un accès naturel au fondamental ; et toutes ces philosophies dont le point de départ et l’horizon concret sont définis par une certaine réflexion sur l’homme », est en même temps une manière de construire une façon de philosopher délivrée de ces prestiges, dans la mesure où elle conduit à inventer aujourd’hui, la forme que peut prendre la pensée critique.
En lui donnant la possibilité de s’opposer et de se poser en philosophie, l’Introduction permet semble-t-il à Foucault de naître philosophiquement, antérieurement même aux déplacements conceptuels qui caractérisent la pensée foucaldienne mais, paradoxalement de façon privée ou, ce qui revient au même, strictement universitaire. Ce texte où Foucault pose pour la première fois la question de l’homme de façon critique est une manière à la fois de s’opposer – l’homme et la philosophie qui trouve en l’homme son fondement sont des figures historiques d’un certain système de pouvoir-savoir dont elles sont inconscientes ; l’analyse a d’emblée une valeur critique – mais également de se poser[22], la portée critique de l’analyse formant le creuset d’un rapport à la fois théorique et pratique à l’actualité, autrement dit, la manière de philosopher que Foucault revendique dans ses derniers écrits.
2. Tout Foucault en germe dans un texte ?
Le texte de l’Introduction par ses thèmes, son enjeu, sa véhémence toute contenue, apparaît si proche des derniers textes, que l’on pourrait alors être tenté de voir dans ce texte l’œuvre en miniature ou en germe. On y trouve en effet le système de références philosophique qui est et sera le sien – Nietzsche et Heidegger – utilisées dans des perspectives différentes – méthodologique pour le premier[23], figure de l’un des deux aspects que peut prendre la philosophie contemporaine pour l’autre[24] – et bien entendu, la référence kantienne dont l’analyse d’un autre texte – « Qu’est-ce que les Lumières »[25] – se présente comme le fil rouge qui permet à Foucault d’élaborer et d’expliciter sa propre démarche philosophique, si bien que le texte de l’Introduction s’avère très proche de la détermination la plus aboutie du projet de Foucault à la lumière duquel il relie et évalue l’ensemble de ses ouvrages. Le projet se donne comme « histoire critique de la pensée »[26], autrement dit comme enquête sur le travail de « problématisation », ou, ce qui revient au même, une enquête sur la constitution du sujet à travers les « jeux de vérités », ce qui équivaut encore à essayer de déterminer ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes, pensons ce que nous pensons et faisons ce que nous faisons, c’est-à-dire la philosophie comprise comme ontologie critique à partir précisément d’un infléchissement du criticisme kantien dans une perspective positive et non transcendantale[27], ce pour quoi le texte de l’Introduction est loin d’être indifférent. Et l’on ne peut que reconnaître une proximité entre les deux textes.
Bien plus, dans les derniers écrits, ce projet est la perspective en fonction de laquelle Foucault revient lui-même sur ses enquêtes[28] pour les inscrire dans un projet général de recherche[29], voire pour s’en distinguer franchement en opposant le projet d’une « ontologie critique de son actualité » dont l’Introduction apparaît très proche, à celui qui guidait ses ouvrages antérieurs[30]. Notre texte se distingue bien à cet égard de la perspective qui caractérise l’Histoire de la Folie, mais surtout Les Mots et les Choses, Surveiller et Punir et même l’Histoire de la sexualité qui assument chacun un déplacement conceptuel particulier – dans l’ordre du savoir, du pouvoir et de l’éthique[31]. La perspective adoptée dans la thèse complémentaire semblerait même surplomber ces ouvrages, être en avance sur eux en leur offrant paradoxalement l’horizon critique dans lequel ils prendraient tout leur sens, voire même, minimiser leur pertinence.
On comprend bien que sa publication n’ait pas été très judicieuse en 1964. Dans le même temps, une édition postérieure aux Dits et Ecrits, une édition assez tardive donc, se justifie, la pertinence de l’Introduction se constituant dans cette consonance.
3. L’Introduction, un déplacement proprement foucaldien qui marginalise par avance les enquêtes postérieures ou un point de départ redéterminé par un déplacement proprement foucaldien ?
Pourtant, ce n’est exactement à ce type d’argument que semble faire référence la présentation qui ne parle pas d’un texte « en avance », mais au contraire d’un texte presque déjà dépassé dans la mesure où il dessine un projet dont les moyens de réalisation ne sont pas clairement encore déterminés mais dont nous savons qu’ils seront en rupture par rapport à l’hypothèse qui y est avancée. Et telle est précisément ce que les éditeurs ont en vu en disant qu’il « devenait contreproductif » de publier l’ouvrage. La question est bien semblable – la question de l’homme, son émergence et sa disparition – mais l’hypothèse de résolution est très différente : notre texte avançait l’idée d’un destin de la philosophie contemporaine, presque nécessaire tandis que Les Mots et les Choses dégagent une « configuration récente du savoir » pour rendre raison de ce double mouvement d’émergence et de disparition du thème anthropologique comme fondement de la philosophie. L’allusion de la présentation joue un rôle essentiel dans la mesure où elle nous invite à davantage de précision. Notons également qu’elle nous conduit à inscrire ce texte dans une autre perspective. Indépendamment de la proximité avec les derniers écrits envisagée plus haut, le texte de l’Introduction leur est pourtant radicalement hétérogène si on le réinscrit dans cet autre système de référence qui est également le sien. Au même titre que pour l’Histoire de la folie, aucun des trois déplacements conceptuels majeurs qui caractérisent la pensée foucaldienne – dans l’ordre du savoir, du pouvoir et du soi[32] – n’a en effet encore été opéré. L’Histoire de la folie s’inscrit, avec L’Ordre du discours dans une réflexion sur le pouvoir[33], Foucault parlant lui-même d’un véritable déplacement[34], passant du paradigme asilaire à la mise en question de l’approche traditionnelle juridique et répressive pour développer une approche plus satisfaisante – stratégique, productive – des rapports de pouvoir dans Surveiller et Punir[35]. De façon similaire, le texte de l’Introduction participe dans une certaine mesure d’une réflexion sur le savoir, dans la mesure, donc, où Les Mots et les Choses qui utilisent l’Introduction comme matériau opèrent un déplacement méthodologique significatif grâce à la notion d’ « épistémè », ainsi que l’évoque la présentation en parlant d’une « configuration récente du savoir ». La thèse et la thèse complémentaire occupent une position analogue dans la mesure où les déplacements majeurs n’ont pas encore eu lieu. Puisque le futur docteur était dans l’obligation de publier son travail de thèse pour pouvoir soutenir et que l’usage en vigueur consistait à ne pas publier sa thèse complémentaire, il aurait fallu une raison conceptuelle majeure pour publier ce travail. Or, si des questions essentielles sont formulées dans l’Introduction, si des hypothèses sont avancées, la méthode n’est pas encore en place et donner précipitamment une réponse qui était susceptible de varier grandement – et qui a varié comme on l’a montré – ne pouvait en effet que desservir l’un et l’autre textes.
Dans le même temps, le texte de l’Introduction permet pour nous de prendre la mesure d’un déplacement conceptuel majeur : de même que le déplacement qu’opère Foucault dans l’ordre du pouvoir se comprend dans une analyse différentielle de Surveiller et Punir par rapport aux textes antérieurs, de même, le déplacement dans l’ordre du savoir se comprend par rapport au texte de l’Introduction. Par ailleurs, ce texte fait apparaître simultanément une double direction de lecture caractéristique de l’œuvre, et qui est en quelque sorte le pli dans lequel cette pensée fonctionne, ce qui donne à cette thèse complémentaire une indéniable valeur heuristique pour la compréhension de la pensée de Foucault. Dans la mesure où le texte de l’Introduction rend plus lisible un déplacement conceptuel, dans la mesure où il dessine une inflexion de la pensée, l’édition en est pleinement justifiée, comme l’évoque la quatrième de couverture. Et l’on comprend qu’un même élément – un déplacement conceptuel majeur – à la fois invalide une publication en 1964 et justifie une édition en 2008.
Peut-on alors maintenir sans excès l’affirmation selon laquelle ce texte était d’une importance fondamentale, n’hésitant pas à affirmer qu’elle permettait à Foucault de naître philosophiquement, s’il n’est que le point de départ d’un déplacement conceptuel majeur et caractéristique de la pensée foucaldienne ? Sans doute s’agissait-il d’une perspective différente, synchronique et non pas diachronique de la lecture de l’œuvre, qui s’intéresse au projet d’ensemble et non au mouvement qui conduit d’un déplacement conceptuel à l’autre et que Foucault rapporte l’un à l’autre en les inscrivant dans un projet d’ensemble dont ils sont les moments comme on l’a montré plus haut. Mais rapprocher ce texte de l’Histoire de la folie, en l’opposant aux enquêtes postérieures comme une intuition qui n’aurait pas encore trouvé sa méthode, ne jette-t-il pas le soupçon sur la proximité que l’on pouvait lire entre ce texte et les derniers écrits, un soupçon plus lourd encore sur la valeur spéculaire et prophétique de ce texte, bref, sur sa portée réelle et par suite sur l’importance de son édition ? La perspective de lecture évoquée dans la présentation – en fonction du triple déplacement conceptuel – invite en effet à lire une radicale hétérogénéité entre les écrits proprement « foucaldiens » et l’Introduction. Il convient donc de revenir à notre première perspective de lecture – celle qui s’intéresse à la question critique – à la lumière des indices de la présentation. La proximité thématique elle-même doit-être examinée pour saisir précisément toute l’importance de ce texte, en posant à Foucault la question que celui-ci posait à Kant : si rapport de répétition et de redoublement il y a, si les derniers écrits reprennent un thème élaboré dans les première années, quelle est la nature de cette répétition ?
4. Un texte stratégique en lui-même qui assure la possibilité du commencement, antérieurement aux trois déplacements conceptuels.
Dans les textes plus tardifs qui concernent le projet, la manière de philosopher et la question critique, notamment à partir des textes sur Kant, le thème critiques n’est pas traités de manière identique, et les textes kantiens utilisés ne sont plus les mêmes. « Qu’est-ce que les Lumières » prend la place de l’Anthropologie, un texte dont l’Introduction ne se sert pas, du moins pas de manière autonome en lui accordant une place privilégiée. Comme pour l’axe de lecture diachronique, c’est également au prix d’un certain déplacement par rapport à la question critique kantienne et à la valeur critique qu’elle prend dans ce texte que Foucault parle d’une « ontologie critique » dans ces derniers écrits. Bien plus, ce déplacement s’appuie non seulement sur le gain d’une analyse des rapports entre la réflexion critique et la pensée anthropologique mais également sur la double méthode archéologique et généalogique conquise dans les autres ouvrages. Ceux-ci trouvent toute leur pertinence, y compris pour l’élaboration d’un projet d’ensemble qui leur refuse pourtant toute autonomie, et tendrait à marginaliser leur perspective – la publication de l’Introduction, contre productive à l’égard des autres écrits, sans pourtant être véritablement « en avance » n’aurait décidément pas été très heureuse. La critique en question dans les derniers écrits se fonde sur un déplacement par rapport à la perspective kantienne et au gain de l’analyse qui caractérise l’introduction : la critique sera, au double sens du terme, positive. Premièrement, elle prend le pas sur une dénonciation du thème anthropologique. Deuxièmement, cette critique ne sera pas transcendantale, mais « généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode » dans la mesure où, d’une part, elle ne dégage pas des structures mais traite les discours comme des événements historiques et d’autre part, en ne déduisant pas ce qu’il nous est impossible de connaître ou de faire à partir de ce que nous sommes mais en dégageant « de la connaissance qui nous a fait être ce que nous sommes, la possibilité de ne plus faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons », ce qui assure à cette pensée critique une valeur stratégique indéniable qui réalise en quelque sorte le projet d’une pensée qui soit un véritable instrument d’action, ce que ne permettait pas le développement propre à l’Introduction. Si cette attitude historico-critique caractéristique des derniers écrits ouvre à un domaine d’enquête philosophique, elle est également – en même temps dirions-nous – une manière de « se mettre à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce changement »[36].
Si l’Introduction est un élément dans l’élaboration de cette pensée critique, sa possibilité, le thème critique ne prend en revanche sa force et sa portée et sa pertinence qu’à la fin, à la suite d’une série de déplacement qui opère une hétérogénéité radicale dans la proximité qu’on peut lire entre les textes. Il n’est donc pas exagéré de dire que ce texte assure à Foucault la possibilité de commencer véritablement sa carrière philosophique à condition de préciser le sens de cette formule. Il assure en effet le départ de la double direction qui caractérise – rétrospectivement – la pensée de Foucault. Il n’est pourtant pas question de dire qu’il contiendrait l’ensemble de l’œuvre en germe, en miniature, dans la mesure où la proximité doit dans chacun des cas être nuancée par les déplacements significatifs. Plus qu’un « tremplin » – ce qui renverrait à une interprétation téléologique de l’œuvre – sans doute est-il plus juste d’établir un parallèle entre le rôle de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique pour Kant et l’importance de l’Introduction à cette œuvre pour Foucault puisque dans un cas comme dans l’autre, elles sont deux points de passage nécessaires, essentiels, mais qui opérant comme relais ne sauraient valoir de façon autonome – et par suite donner lieu, en ce qui concerne le texte de Foucault, à une publication au moment même où il fonctionnait comme tremplin. La fonction de relais et l’importance de ce texte comme relais ne devenant lisible que rétrospectivement – une édition aussi tardive se justifiant – ce qui ne veut pas dire que les derniers écrits réalisent ce qui avait déjà été entrevu. Il ne s’agit pas de voir en cette Introduction un texte « prophétique », mais l’élément du développement d’une pensée, nécessaire par le saut qualitatif qu’elle assure à la pensée foucaldienne qui ne devient lisible comme telle que rétrospectivement et qu’il importe de lire « à sa juste partialité ». Il est un relais, au sens positif, au sens strict : il est un élément partiel, partial, historique et daté qui permet de passer à autre chose où encore, selon une formule chère à l’auteur de « penser autrement ».
L’édition du texte de Foucault répond certes, en visant à l’enrayer, à la prolifération de versions corrompues d’un texte jamais publié du vivant de l’auteur, la présentation de l’édition se bornant à justifier son existence par la répétition de confusions et d’erreurs à partir du manuscrit. Il n’en demeure pas moins que l’explication – très succincte – de la non publication du texte par son auteur en 1964 donne les indices nécessaires et suffisants d’une justification autrement plus importante puisqu’il y va de la pertinence d’une édition à travers la pertinence du texte édité qui implique de comprendre le rôle et la place de ce texte dans l’économie d’une œuvre, mais peut-être plus encore, la valeur « utilitaire » de ce texte comme « élément d’une lutte »[37]. A cet égard, l’indice est certes suffisant en tant qu’indice de l’importance de ce texte et de la pertinence d’une édition aussi tardive, postérieure aux Dits et Ecrits où Foucault dégage un projet directeur à la fin de son œuvre, projet à la lumière duquel il relit lui-même l’ensemble de son œuvre sans pour autant invalider une lecture diachronique. L’importance stratégique du texte dans l’œuvre de Foucault, sa valeur pédagogique de contrepoint et effective de relais dans une pensée en mouvement justifient une édition du texte, et dans le même temps, ce texte n’est pleinement audible et n’acquiert toute sa portée que dans sa consonance avec les derniers écrits, ce qui justifie une édition aussi tardive. Reste que l’allusion de la présentation demande, pour prendre véritablement sa valeur indicielle, une connaissance fine et maîtrisée de l’œuvre dans sa totalité. Un développement et une explicitation n’auraient alors pas gâché la sobriété – du reste appréciable – et la concision d’un propos qui devient, sur ce point seulement, elliptique. Une « édition de référence »[38], et la rigueur philologique impliquent-elle de s’en tenir à quelques indices pour initiés ? S’opposent-elles à une plus ample explicitation ? Si l’on en juge par la présentation des Cours, plus fournie et conceptuellement très solide, sans pour autant perdre cette double qualité de sobriété et de concision, notre plaidoyer en faveur de quelques lignes supplémentaires ne semble pas incongru. Cela aurait en outre permis de signaler le double questionnement dans lequel s’inscrit ce texte, et qui, se présentant comme un pli à l’intérieur même de la pensée foucaldienne, dessine en même temps la valeur stratégique qu’il assume en son temps.
[1] On sait la véhémence avec laquelle Foucault dénonce un tel traitement du document textuel, qui lui ôte son statut de « monument ». Voir notamment l’introduction de l’Archéologie du Savoir et la préface de Naissance de la Clinique. Le travail des éditeurs – travail d’édition et de présentation – se garde de toute position « herméneutique » en ce sens. Nous espérons nous garder également de ce que nous considérons à notre tour comme un écueil.
[2] Présentation, p. 9.
[3] Présentation, p. 9.
[4] Nombre des Cours sont disponibles, et publiés chez Gallimard, hormis les trois cours des années 1970 à 1973 « La volonté de savoir », « Théories et Institutions pénales », « La société punitive » ; hormis également « Du gouvernement des vivants (1979-1980), « Subjectivité et vérité » (1980-1981) ainsi que le dernier Cours « Le gouvernement de soi et des autres : le courage de la vérité ». Mais l’annuaire du Collège nous renseigne sur leur contenu.
[5] Présentation, p. 9.
[6] Introduction, pp. 13 ; 41 ; 46 : « A mesure qu’apparaît plus clairement cette lointaine proximité, la question devient plus insistante de savoir quel rapport s’établit entre Critique et Anthropologie » ; 75
[7] Introduction, pp. 46-54.
[8] Introduction, p. 54 : « On voit quelle est la place de la quatrième question dans l’économie de la dernière pensée kantienne, c’est-à-dire dans le passage d’une réflexion critique – donc nécessairement propédeutique – à l’accomplissement d’une philosophie transcendantale. La question anthropologique n’a pas de contenu indépendant ; explicitée, elle répète les trois premières questions, mais elle les répète en substituant à une tripartition plus ou moins empruntée à la distinction des facultés (Vermögen), le jeu de trois notions qui couvrent le rapport de l’homme au monde […] La question : Qu’est-ce que l’homme ? a pour sens et fonction de porter les divisions de la Critique au niveau d’une cohésion fondamentale : celle d’une structure qui s’offre en ce qu’elle a de plus radical que toute « faculté » possible, à la parole enfin libérée d’une philosophie transcendantale ».
[9] Introduction, pp. 17-20.
[10] Introduction, pp. 20-31 ; 54-65.
[11] Je fais allusion ici au titre d’un article de M. Foucault, paru dans Le Matin en 1978 – reproduit dans les Dits et Ecrits, ii, 223 – pour rendre hommage à P. Ariès. La détermination de différentes étapes de la formation du texte, visant à déterminer la « pente » qui conduit au texte de 1798, et des enjeux que recèlent ces variations pour l’entreprise kantienne, sont notamment dégagés à partir d’un rapprochement minutieux et argumenté avec les œuvres kantiennes contemporaines des différents états de ce qui sera le texte de 1798. Voir notamment les pp. 11-34 et 68-76.
[12] Le parcours est clairement lisible, explicité, justifié peut-être plus encore que dans les autres ouvrages, ce qui tient sans doute à sa destination universitaire. Le lecteur est accompagné et guidé à la faveur des nombreuses divisions, des paragraphes, des étapes de la réflexion délimitées par des astérisques.
[13] L’analyse menée dans Les Mots et les Choses, qui se présente comme une « archéologie des sciences humaines » recèle une indéniable portée critique, ainsi que les articles qui suivent cette publication pour en expliquer le sens. M. Foucault y prend explicitement position contre la prétendue valeur philosophique des thèmes de l’humanisme. Voir notamment Dits et Ecrits, 37-39.
[14] Foucault, Introduction, p. 77.
[15] Foucault, Introduction, p. 77
[16] Foucault, Introduction, p. 77
[17] Foucault, Introduction, p. 76.
[18] Foucault, Introduction, p. 76, c’est moi qui souligne.
[19] Dits et Ecrits, 339.
[20] Voir Dits et Ecrits, 339, p. 1592. La pagination se réfère à l’édition en deux volumes de ce texte aux éditions Gallimard en 2001.
[21] Foucault, Introduction, p. 76.
[22] C’est d’ailleurs ce double mouvement d’opposition et de position à partir d’une analyse que l’on fait valoir, du développement nécessaire du négatif en positif en un sens non dialectique, qui caractérise la lecture foucaldienne de l’Aufklärung et de la pensée critique, qui caractérise également la stratégie de la présentation.
[23] Dits et Ecrits, 50.
[24] Dits et Ecrits, 42, p. 581 : « On peut envisager deux sortes de philosophes, celui qui ouvre de nouveaux chemins à la pensée, comme Heidegger, et celui qui joue en quelque sorte le rôle d’archéologue […] »
[25] Dits et Ecrits, 339, 351 et ; Cours de 1982-1983.
[26] Dits et Ecrits, 342.
[27] Dits et Ecrits, 339, p. 1396 : « L’étude des (mode de) problématisation (c’est-à-dire ce qui n’est ni constante chronologique ni variation anthropologique) est donc la façon d’analyser, dans leur forme historiquement singulière, des questions à portée générale ».
[28] Dits et Ecrits, 345 ; 354, pp. 1515-1517 ; 350, p. 1488 : « La notion qui sert de forme commune aux études que j’ai menées depuis l’Histoire de la folie est celle de problématisation, à ceci près que je n’avais pas encore suffisamment isolée cette notion. Mais on va toujours à l’essentiel à reculons ; ce sont les choses les plus générales qui apparaissent en dernier lieu » ; L’Usage des plaisirs, pp. 13-14. « Dégager quelques-uns des éléments qui pourraient servir à une histoire de la vérité. Une histoire qui ne serait pas celle de ce qu’il peut y avoir de vrai dans les connaissances ; mais une analyse des « jeux de vérité », des jeux du vrai et du faux à travers lesquels l’être se constitue historiquement comme expérience, c’est-à-dire comme pouvant et devant être pensé. A travers quels jeux de vérité l’homme se donne-t-il à penser son être propre quand il se perçoit comme fou, quand il se regarde comme malade, quand il se réfléchit comme être vivant et travaillant, quand il se juge et se punit à titre de criminel. A travers quels jeux de vérité l’homme s’est-il reconnu comme être de désir ? ».
[29] Dits et Ecrits, 345 ainsi que l’introduction à L’Usage des plaisirs.
[30] Dits et Ecrits, 354, p. 1516 : « En admettant – et je l’admets – que j’ai pratiqué avec Les Mots et les Choses, l’Histoire de la Folie, même avec Surveiller et Punir une étude philosophique essentiellement fondée sur un certain usage du vocabulaire, du jeu, de l’expérience philosophique et que je m’y sois livré pieds et poings, il est certain que, maintenant, j’essaie de me déprendre de cette forme-là de philosophie ».
[31] Pour une explicitation de ce triple déplacement, voir L’Usage des plaisirs ainsi que Dits et Ecrits 354, p. 1516 : « Il me semblait que L’Histoire de la Folie, dans Les Mots et les Choses et aussi dans Surveiller et Punir, beaucoup de choses qui se trouvaient implicites ne pouvaient pas être rendues explicites à cause de la façon dont je posais les problèmes : celui de la vérité, celui du pouvoir et celui de la conduite individuelle. Ces trois domaines de l’expérience ne peuvent se comprendre que les uns par rapport aux autres et ne peuvent pas se comprendre les uns sans les autres. Ce qui m’a gêné dans les livres précédents, c’est d’avoir considéré les deux premières expériences sans tenir compte de la troisième. En faisant apparaître cette dernière expérience, il m’a semblé qu’il y avait là une sorte de droit fil qui n’avait pas besoin, pour se justifier de recourir à des méthodes légèrement rhétoriques par lesquelles on esquivait l’un des trois domaines fondamentaux de l’expérience ».
[32] Voir notamment, Dits et Ecrits, 345 et l’introduction à L’Usage des plaisirs.
[33] Voir Dits et Ecrits, 95 et L’Ordre du discours.
[34] L’Usage des plaisirs, introduction, p. 12 : « Il avait fallu aussi un déplacement théorique pour analyser ce qu’on décrit souvent comme les manifestations du « pouvoir » : il m’avait conduit à m’interroger plutôt sur les relations multiples, les stratégies ouvertes et les techniques rationnelles qui articulent l’exercice des pouvoirs ».
[35] Pour l’autocritique de L’Histoire de la folie et de L’Ordre du discours, voir Dits et Ecrits, 197. Pour l’élaboration d’une nouvelle manière de penser le pouvoir, voir Surveiller et Punir, i, 1 « Le corps des condamnés » ; et Dits et Ecrits, 200, 233, 297, 306, 356
[36] Dits et Ecrits, 339, p. 1393.
[37] Sur la portée stratégique des textes et des théories, voir Dits et Ecrits, 106.
[38] Présentation, p. 9.