Cet essai 1 peut-être résumé en un seul projet : montrer que « L’apparent courage que Peter Trawny a mis à reconnaître la gravité de l’antisémitisme des Cahiers noirs a (…) servi la dissolution de cette noirceur dans l »’antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être » » 2 ; autrement dit, qu’il y a eu, sous couvert de dénonciation, un montage, une opération de prestidigitation visant à passer sous le boisseau les traits d’antisémitisme pourtant les plus saillants qu’il ait été donné de voir dans cette pensée dont on a pu ingénument imaginer qu’elle ne voisinait pas avec ce genre de marécages. Las. Nous savons désormais pleinement qu’elle y patauge depuis toujours, même si Emmanuel Faye, dés 2005 3 a pu l’affirmer haut et fort, comme cela est d’ailleurs rappelé avec à-propos dés la page 11.
Les Cahiers noirs ne laissent plus de place au doute, et discréditent définitivement les approches orthodoxes groupées autour de François Fédier. Mais d’autres formes de résistance plus subtiles s’organisent, et Peter Trawny en est le fer de lance, lui qui chercherait à récolter tous les lauriers, cherchant à passer à la fois pour celui qui dénonce le premier l’antisémitisme de Heidegger, tout en en exhibant le « sens philosophique » pour contenter les collègues insupportés par ce qu’ils prennent pour de la moraline. Cette équivoque a paru insupportable aux auteurs de l’ouvrage, qui ont tenu à exhiber les rouages de ce qu’ils estiment être une mystification édifiante.
Pathologies d’une approche post-moderne parmi d’autres en France
Comme cela avait pu être le cas auparavant dans une tradition qui meurt bien trop lentement, regroupée autour de Jacques Derrida, des formes de raffinements sophistiques insoupçonnés peuvent être déployés, qui permettent de vénérer coûte que coûte Heidegger en faisant mine de prendre ses distances avec ses injonctions pourtant largement intériorisées. Avec la sortie des notes privées du penseur, il se trouve que de nouvelles stratégies se constituent permettant de continuer d’heideggerianiser tranquillement, comme si la tempête allait bien finir par passer, comme si le « nazisme philosophique » de Heidegger pouvait tôt ou tard aller de soi, sans que cela ne gêne les spécialistes et leurs colloques. Trawny n’est que le premier symptôme de ce nouvel abord de Heidegger en France – le livre de Jean-Luc Nancy [Banalité de Heidegger, évidemment chez Galilée, Paris (2015). Le titre en dit long sur la lassitude de ceux persuadés d’avoir déjà tout dit au sujet de son antisémitisme.[/efn_note] arrivant cependant pour nous rappeler qu’il s’agit aussi en partie de vieilles lunes, tant les tenants de la déconstruction ont tenu à sauvegarder les montages heideggeriens pour penser la Shoah, et tant ils sont pressés de nous rappeler à quel point ils auraient déjà pensé tout cela depuis longtemps – circulez, il n’y aurait rien à voir. Lire attentivement les Cahiers noirs ne serait d’aucun profit… Nombreux sont ceux qui souhaitent, en France, dissuader de relire les tomes publiés. Si même ils les ont vraiment lus. Ici, l’auteur visé est bien allemand, mais Cohen-Halimi et Cohen montrent bien que ses traveux ont été destinés et adaptés à un public francophone ; ceci se retrouve jusque dans la stratégie éditoriale de Peter Trawny, lequel n’a pas hésité à accepter des changements significatifs de titres de ses deux ouvrages d’une langue à l’autre, pour montrer un visage adapté à ce qui est requis de chaque côté. Il n’aura pas échappé à l’intransigeance des interprètes que la plupart des auteurs cités par Trawny sont français : car c’est bien du côté de Paris que le déni de l’antisémitisme structurel de la pensée de l’histoire de l’être existe encore, « contre vents et marées » 4 à l’époque, mais aujourd’hui, en dépit du bon sens et de l’existence de textes sidérants. Chacun comprend bien l’intérêt, pour le chercheur allemand, de multiplier les colloques et les conférences dans l’hexagone, où il peut passer pour ce qu’il ne serait pas vraiment : un révélateur du scandale. Peut-être est-il au contraire celui voué à l’étouffer au plus vite 5.
Le premier chapitre de l’ouvrage décrit l’opération de Trawny comme étant calquée sur le schéma de la lettre volée d’E.A. Poe ; rappelons que c’est Rudolf Bernet, qui, à notre connaissance, a le premier fait référence à cette problématique spécifique du secret 6. Cela dit, il n’est cette fois-ci plus question de chercher à paraphraser une énième fois le « grand penseur » à propos de l’avènement de la vérité au sens de l’ἀλήθεια ou décèlement (Unverborgenheit), mais bien plutôt de caractériser une stratégie – une de plus – vouée à « sauver » la pensée heideggerienne. Celle-ci sera retorse, car se donnant les apparats, au moins dans un premier temps, de la dénonciation de l’antisémitisme de la pensée heideggerienne, pour mieux évacuer l’infâmie. Michelle Cohen-Halimi et Francis Cohen estiment que l’empressement avec lequel l’éditeur de Wuppertal a tenu à exhiber cet antisémitisme est pour le moins suspect, quand bien même, dans un premier temps, il a pu paraître à bon droit héroïque – du moins de ce côté-ci du Rhin. Le point de bascule se situe à la page 20 de l’essai, où les deux auteurs font remarquer que dans La liberté d’errer 7, il n’est, au bout d’un moment, plus du tout question des victimes et de l’antisémitisme, mais uniquement du drame de la pensée, de son droit à errer, c’est-à-dire à s’enfoncer dans sa propre liberté, dans l’insistance la plus immonde. Par ailleurs, c’est avec beaucoup de complaisances que Trawny rappelle que Martin Heidegger aurait eu « ses Juifs » comme il était de coutume à l’époque pour se défausser de toute accusation. Remarquant qu’ une fois de plus – c’est une stratégie redondante – Trawny cherche à couvrir « l’homme » Heidegger, les auteurs remarquent que, de façon insolite, il était pour une fois question d’exposer les forfaitures lisibles dans les textes censés être philosophiques. Mais l’exposition tourne de toute façon rapidement, surtout dans le second essai, en une tentative de révocation de tout autre critère d’interprétation que ceux formulés expressément par la pensée de l’être, laquelle cherche à dissoudre et ridiculiser toute responsabilité morale dans une « tragédie de l’être lui-même.» Toute autre approche est congédiée. Puisque la liberté « subjective » est rendue accessoire, voire fait obstacle à l’être, seule la liberté tragique est reconnue, ce qui donne carte blanche à toutes les exactions tragiques, elles, pas seulement narratives, mais bien réelles. Peter Trawny estime probablement la philosophie plus intéressante lorsqu’elle se met au service de telles narrations. Il n’est pas le premier à se laisser séduire par cette conséquence d’un an-archisme postmoderne 8 souhaitant dé-fonder et déposer toute approche « moralisante » du mal. Une seule question : peut-on appréhender adéquatement la pensée heideggerienne en étant soi-même complètement dépendant de sa conceptualité ? Les stigmates de l’heideggeromanie devraient largement nous en dissuader, tant la probité des interprètes autorisés est désormais sujette à caution, pour ne pas dire plus.
Déréalisation
Les deux auteurs de ce petit opus parviennent tout de même, en un faible espace, à révéler des problèmes herméneutiques déterminants pour la compréhension des écrits heideggeriens de sa période ouvertement nazie – bien que d’un nazisme apparemment exigeant et spirituel. Nous trouvons ainsi à la page 28 une critique féroce, chez l’élève de Heidegger que semble être encore Trawny, de la propension symptomatique à singer le maître et ses visées, notamment celle d’une « écranisation et déréalisation continelles des mots, des vocables dans lesquels l’histoire de la barbarie nazie est inscrite au plus profond ». Difficile ici de ne pas rendre d’emblée hommage au grand pourfendeur de ce jargon que fut Adorno 9, qui n’a jamais cessé d’alerter, le plus souvent en vain, contre les propensions révisionnistes et meurtrières consubtantielles au langage de l’être. Les lecteurs avisés du dernier tome publié de Remarques, le tome 97, auront d’ailleurs remarqué que cette tendance à déréaliser les exactions et les atrocités – en les noyant dans cet étant qui bouche l’être – a eu tendance à s’intensifier même après la guerre. On assiste alors à des reformulations, une resémantisation subreptice vouée à s’adapter à l’ère du temps et à mystifier les nouveaux visiteurs de la Hütte. 1945-2015 : ne serait-il pas temps de mettre fin à l’ensorcellement français pour cet auteur qui, comme l’a bien montré Sidonie Kellerer, ne s’est que trop joué des lecteurs par des efforts de censure et une stratégie éditoriale vouée à tromper son monde ? C’est pour cela aussi que cet essai, fort suggestif, frustre quelque peu le lecteur qui est en droit d’attendre une mise en cause sévère mais complète de tous les montages en question, tout comme il requiert une analyse systématique de la pensée du mal de Heidegger, décisive pour comprendre ses envolées spéculatives en vérité génocidaires. De même que le lecteur aimerait comprendre à quoi pourrait bien faire référence Martin Heidegger lorsqu’il décrète que les Juifs se seraient auto-anéantis, il faut bien admettre que cet essai ne semble bien être que l’ouverture de recherches qui devront faire cesser ce genre de frustration. Il faudra bien, à un moment donné, expliciter dans le cadre de sa pensée ce que cherchait à suggérer le penseur allemand épris de méta-politique – mais ce, bien sûr pour démasquer la supercherie d’un tel procédé abject qui fait mine de contourner la réalité meurtrière pour mieux la caractériser et la mépriser.
Ce qui reste à éclaircir en toute probité
On peut donc regretter le faible approfondissement de l’analyse, dû d’une part à la très faible ampleur du développement : 33 pages, c’est bien peu pour qui a eu le loisir, pendant plus d’une année, de traduire et d’analyser le contenu des Cahiers noirs. Mais le cas du chercheur allemand ne méritait certes pas de plus amples discussions. Mais alors, pourquoi ne se référer qu’à ses écrits et interprétations, et ne pas ouvrir le champ de la réflexion à d’autres textes de la Gesamtausgabe pour mieux invalider les stratégies de sauvetages ici dénoncées ? Il aurait en effet été souhaitable que les auteurs proposent, à l’encontre du « cas Trawny » – pour symptomatique qu’il est d’une certaine collusion – leurs propres interprétations du manichéisme ontologico-historial et scandaleux de Martin Heidegger. Il reste en effet à analyser dans le détail les Réflexions et les Remarques du penseur souabe de telle façon qu’il soit possible à chacun de comprendre le cheminement qui a pu l’amener à valider d’une toute autre manière que celles des autres nazis- c’est à dire pas raciologiquement- l’antisémitisme le plus vulgaire. Étant entendu que les trésors d’inventivités conceptuelles -ou de reprises discrètes à Schelling ou Kierkegaard, par exemple – ne suffisent en aucun cas à disculper Heidegger de cette vulgarité à laquelle il a souscrit sans réserve. Nous ne pouvons que rejoindre les auteurs lorsqu’ils méprisent ceux qui rejoignent Heidegger cherchant à distinguer un antisémitisme vulgaire et un autre spirituel 10. Ces lecteurs-là ne souscrivent une fois de plus qu’à une injonction de leur maître, alors qu’il n’y a de chaque côté qu’abjection.
Toutefois, peut-on vraiment prendre au sérieux les passages dans lesquels les auteurs accusent Peter Trawny d’être lui-même antisémite ? Certes, il faut admettre qu’avec des assertions complaisantes et provocatrices telles que « Ce que l’antisémite est, c’est moi », il joue un jeu dangereux, tout à fait équivoque, qui fait la part belle à ce genre d’interprétations courroucées. Mais il s’agit tout de même de déceler la part de provocation, et surtout d’auto-mystification bien heideggerienne de ce type d’assertions. Il se trouve en effet que Martin Heidegger cherche à mettre sur le dos du « devenir sujet» de l’homme occidental tout le cheminement qui devait nécessairement, à ses yeux et aux yeux de tant de ses thuriféraires, mener à Auschwitz. Trawny, au fond, ne déroge pas à la règle – c’est une autoroute sur laquelle s’est engagé Nancy aussi – en suggérant que les possibilités d’avènement du génocide ne pourraient guère être explicitées que par Heidegger ou un discours para-heideggerien qui ne s’assume pas toujours (Agamben, Schürmann, Lacoue-Labarthe et leurs pâles décalques), sans autre possibilité -ce, sans aucun égards pour les travaux des historiens, par exemple. Seule une remise en cause de la subjectivité et de ses avatars permettrait selon eux de penser la Solution finale : combien de temps nous laisserons-nous imposer un tel Diktat, de telles oeillères post-modernes ? Il serait plutôt temps d’exhiber l’antisémitisme à la fois banal et tortueux qui se trouve sous la plume heideggerienne anti-subjectiviste, travail qui reste à mener et qui n’est pas vraiment anticipé par ce petit pamphlet. Gageons que la sortie prochaine, en octobre, de l’ouvrage de François Rastier (Naufrage d’un prophète, aux PUF) vienne combler ce déficit – optimisme que nous ne saurions afficher toutefois pour le travail à venir de Jean-Luc Nancy, Banalité de Heidegger, qui semble plutôt se vouer à noyer l’antisémitisme spécifique du penseur de Todtnauberg dans une culpabilité occidentale massive, au détriment d’une attention renouvelée au corpus. Réaffirmons en l’occurence, pour terminer, la nécessité d’analyses dans le détail de toutes les stratégies discursives de Martin Heidegger à travers lesquelles il a pu suggérer, par petites touches, la nécessité « historiale » de l’antisémitisme et de la Solution finale. Ce n’est qu’une fois que nous aurons affronté le massif des traités impubliés, réflexions semi-privées et lettres inédites des années trente et quarante que nous serons en mesure de ne plus du tout nous laisser berner par les constructions spéculatives certes vouées à séduire les philosophes de métier, lesquels n’arrivent même plus à envisager l’horreur qu’elles sont censées justifier [Concernant les deux essais de Peter Trawny, nous nous permettons de renvoyer [à nos propres analyses. Nous proposerons bientôt nous-mêmes nos propres notes de travail sur les Cahiers noirs : tant il est nécessaire que le public francophone soit renseigné le plus possible sur le contenu de ces notes afin de contrer les malversations officielles qui ne vont pas tarder d’être diffusées en masse pour perpétuer la tradition bien française d’aveuglement.[/efn_note]. Michelle Cohen-Halimi et Francis Cohen ont bien commencé à le montrer, et en cela, la lecture de leur ouvrage est largement recommandé, comme introduction à une tâche de déconstruction déjà bien avancée par Emmanuel Faye, et qui reste encore à intensifier.
- Michelle Cohen-Halimi/ Francis Cohen, Le cas Trawny. A propos des Cahiers noirs de Heidegger, Sens & Tonka, 2015.
- Op cit., p.30.
- Emmanuel Faye, L’introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, Paris, 2005.
- C’est le nom qu’a donné Gérard Guest [à l’un de ses articles de défense du penseur d’un antisémitisme ontologico-historial et génocidaire.
- Notons tout de même qu’en plus d’être directeur du Heidegger-Institut de Wuppertal, Peter Trawny a été l’éditeur des tomes les plus décisifs, avant les Cahiers noirs, pour comprendre le nazisme heideggerien, nommément le tome 90 sur Ernst Jünger, et surtout L’histoire de l’être, le tome 69. C’est celui-ci qu’il a accepté de publier censuré, sans ce passage décisif : « Il faudrait se demander sur quoi est fondée la prédestination particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire » (p.78).
- Archives de philosophie, 2005/3, tome 68, pp.379-400.
- Peter Trawny, La liberté d’errer, avec Heidegger, Indigène, 2014.
- En effet, un des intérêts, et il n’est pas des moindres, de ce petit écrit, est de rapporter comme il se doit le second ouvrage de Trawny, La liberté d’errer, à sa seconde matrice : celle proposée par le très respecté Reiner Schürmann, dont les ouvrages Le principe d’anarchie et Des hégémonies brisées sont les premiers à avoir tiré les conséquences -faussées (c’était bien avant les Cahiers noirs) de la pensée ontologico-historiale, qui ne se reconnaît absolument aucun référent éthique et cherche à destituer tous les principes, rendant possible l’errance archi-fasciste qui n’aurait aucun compte à rendre à quelque instance morale que ce soit. Celles-ci deviennent facilement caricaturables, dés lors, en « moraline ».
- Theodor W. Adorno, Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande, réed. Payot, 2003.
- GA94, p.42.