Olivier Bertrand et alii : La Cité de Dieu d’Augustin traduite par Raoul de Presles (partie II)

La première partie de cet article se trouve à cette adresse.

3. La Cité de Raoul

a. Entre théologie, histoire et philosophie

En cette fin du XIVème siècle, La Cité de Dieu était déjà un classique de la philosophie, de la théologie, de l’histoire, bref, l’un de ces ouvrages indispensables à la culture de tout lecteur curieux de ce que l’on appellerait plus tard les « humanités ». Cette raison, et le prestige formel associé à la possession d’un tel ouvrage suffiraient à expliquer les raisons de cette commande de traduction adressée à Raoul. Comme on l’a vu, Raoul légitime de surcroît sa démarche de traduction en opérant un rapprochement de Charles V et Augustin sur le plan de la dignité humaine et chrétienne.

Mais aucun autre parallèle qu’un éloge formel et rhétorique n’est-il dressé ? Le lecteur se trouve tout naturellement porté à chercher les références à son époque que ferait Raoul dans ses commentaires, à la faveur d’une analogie avec les évènements rapportés par Augustin, comme il l’avait fait dans ses œuvres originales de surcroît ! N’y a-t-il pas quelque sous-entendu qui aurait pu éveiller l’esprit du lecteur contemporain de Charles V ? Le butin est bien maigre, du moins dans ce volume 1.

On peut d’ailleurs être d’autant plus surpris que penser que les premiers livres de La Cité de Dieu, édités ici, sont moins conceptuels, et moins théologiques que le reste de l’ouvrage d’Augustin, mais comportent par contre pléthore d’anecdotes antiques, qu’on jugerait parfaits pour y glisser quelques analogies ! Mais justement, Raoul prend le contrepied de nos attentes stéréotypées : il jongle allègrement avec ces exemples antiques, qu’il se délecte à compléter dans la même veine, en puisant au même fonds culturel romain qu’Augustin. Et pour nous qui ne lisons ce texte que six cents ans plus tard, le revers paradoxal de cette attitude est qu’elle semble finalement creuser un fossé entre Raoul, son époque et ce texte qu’il ne s’approprie pas. Même si son goût prononcé pour l’histoire ne sera certainement pas démenti, on peut espérer qu’il lui permet dans les livres suivants, édités dans les années à venir, de puiser davantage dans le fond mémoriel franc et français, et ainsi de se faire davantage l’écho de son époque.

Les passages théologiques ne sont pas non plus très commentés, même s’il connaissait apparemment Thomas par exemple. Peut-être par volonté de ne pas empiéter sur le terrain des théologiens comme il le dira au prologue du livre XI que nous avons déjà évoqué. Ainsi, certains des passages les plus denses et intéressants philosophiquement (comme le chapitre I, 22 sur le suicide honorable) ne reçoivent que des commentaires lapidaires1. On pourrait expliquer cette réserve par la crainte qu’aurait Raoul de s’aventurer sur un terrain théologique. Cependant, même sur des questions d’éthique assez peu polémiques, comme celle du rôle des biens spirituels et matériels dans l’accès au bonheur, Raoul ne se montre pas plus prolixe2. Finalement, il est probable que cette réticence à formuler des commentaire profondément philosophiques tienne moins à un excès de prudence qu’à un manque d’intérêt et de compétence pour la philosophie de la part de notre auteur.

En tous les cas, il ne s’agirait pas d’imaginer que Raoul s’efforcerait de calmer son impatience en suivant Augustin du côté de l’histoire avant de plonger avec fougue dans de subtiles analyses philosophiques ou théologiques au fil des livres suivants : l’érudition de Raoul n’est pas un masque de circonstance, elle tient à son identité propre, celle d’un historien médiéval. Et l’on pourrait dire de notre auteur, si une telle lecture n’était pas si périlleuse, qu’il conçoit son travail comme celui d’un passeur et non celui d’un créateur de savoirs. Raoul n’étant pas philosophe, le lecteur serait déçu s’il cherchait dans La cité de Dieu de saint Augustin traduite par Raoul de Presles quelque analyse conceptuelle abstraite et dense. Mais cela n’exclut nullement que cette dimension soit bien présente dans son travail. En effet, précisément en raison de sa personnalité de passeur de connaissances, compilateur de sources, ses choix et ses inflexions peuvent s’avérer tout à fait précieux pour qui sait lire entre les lignes.

b. La culture et l’histoire classique chez Raoul

L’œuvre originale d’Augustin constitue déjà un répertoire de la culture et de l’histoire romaine. Écrite dans le contexte troublé du sac de Rome, après lequel la communauté romaine païenne se retourne contre le christianisme devenu religion d’État, La Cité de Dieu s’appuie sur le passé mouvementé de l’histoire de Rome pour fournir nombre de contre-exemples à la protection supposé des dieux du panthéon traditionnel. Au-delà de ce caractère factuel et anecdotique, Augustin s’appuie également sur les mythes fondateurs, le paganisme rituel et les mœurs romaines pour interroger théoriquement les concepts et les notions clés de l’éthique romaine, pour en montrer les limites. Chez le lecteur contemporain de l’év^que d’Hippone, ces références et ces récits trouvent un écho immédiat, rendant certainement plus palpable le caractère polémique et incarné du discours augustinien. À la fin du XIVème siècle en revanche, la distance historique et culturelle est nécessairement plus grande, et Raoul de Presles se trouve engagé dans une position ambiguë.

Se situant dans une tradition de survivance de la mémoire gallo-romaine qui n’a jamais cessé dans les milieux médiévaux savants (et conséquemment dans la littérature curiale d’édification) il fait montre d’une grande érudition historique et mythologique3. C’est ainsi que dans ses expositions, il multiplie les références, précise et amplifie les récits parfois seulement esquissés par Augustin, et explicite les sous-entendus. Ce faisant, Raoul continue d’endosser le rôle didactique qu’on attendrait d’un éditeur, et qui correspond au Moyen Âge aux attributs du clerc. Mais il satisfait également son désir personnel d’érudition et de bibliophilie – pour ne pas dire, parfois, de pédanterie. C’est dans ce geste qu’est perceptible la différence entre le rôle d’un éditeur moderne, et de son équivalent médiéval. En effet, si Raoul prend un plaisir non dissimulé à accumuler les références, et à citer in extenso les auctoritas dont il a minutieusement constitué la liste au début de l’ouvrage, il ne s’applique pas nécessairement à faire coïncider l’ampleur et la précision de ses apports à la difficulté ou à l’obscurité du texte augustinien. C’est ainsi que, suivant P.-Y. Badel4, on pourrait dire que pour Raoul, « exposition » ne signifie pas « commentaire » ou « éclaircissement », mais « amplification ». Son mode opératoire est en effet d’abonder dans le sens de l’auteur qu’il traduit, non pas en le justifiant théoriquement, mais en apportant encore d’autres exemples. L’un des témoignages les plus frappants d’une telle pratique se trouve dans ce volume au chapitre III, 17 : à la suite d’Augustin qui vient de traiter des maux qu’a connus Rome sous la République, Raoul ajoute vingt-huit anecdotes supplémentaires moins connues.

Conclusion

La lecture de ce premier volume de La Cité de Dieu de saint Augustin traduite par Raoul de Presles présente de multiples intérêts. Tout d’abord en raison du fait que Raoul est un témoin privilégié, mais aussi un acteur, d’une époque riche et très réflexive. Les autorités utilisées par Raoul, la manière dont il les convoque, sont très révélatrice de la pratique de l’écriture non-universitaire en cette fin du Moyen Âge. Elles témoignent en effet d’un rapport au livre ambigu, mariant encore sans problème attitude internaliste (Raoul n’a aucun scrupule à intervenir sur le texte5, à mêler l’œuvre et son commentaire) et externaliste (il se montre tout aussi attentif à la qualité de ses sources, à leur pertinence interprétative, à son travail d’éditeur de texte).

En ce qui concerne la langue française, même si l’on peut regretter qu’il ne nous ait pas laissé de témoignage plus théorisé et conscient de sa pratique de créateur de termes, Raoul constitue également un acteur incontournable, mais également un témoin, par effet de miroir, des usages langagiers et des attentes de son lectorat de laïcs cultivés. Enfin, du fait même de cette richesse de sources brutes – qui peut paraître déroutante au premier abord – la façon dont Raoul de Presles a rédigé sa traduction commentée de La Cité de Dieu représente un objet d’études fascinant pour l’histoire culturelle et l’anthropologie médiévale, puisqu’elle permet d’entrevoir la nature du rapport que pouvaient entretenir les auteurs médiévaux avec le passé historique, au crépuscule d’une période qui n’allait recevoir sa périodisation bien close que des siècles plus tard.

On ne saurait encore trop insister sur la qualité exemplaire du travail d’édition réalisé sur ce premier volume de La Cité de Dieu de saint Augustin traduite par Raoul de Presles. S’attarder sur ce texte constituera non seulement la reconnaissance de cet immense effort, mais sera de surcroît rendu bien plus plaisant grâce à lui.

S’il est assuré que ce texte trouvera une place de choix dans la bibliothèque des médiévistes en raison de son importance historique et de la clarté de son édition, devrait-on pour autant considérer dès à présent que la lutte pour intéresser un plus grand public à la littérature savante médiévale et à ses pratiques est perdue par avance ? Il y a évidemment fort à parier que l’amateur fasse peu de cas des variantes indiquées dans l’apparat critique. En revanche, l’une des forces de cet ouvrage est sa présentation. Utile au spécialiste, car elle fait figurer en vis-à-vis les notes marginales et le texte ou des citations-sources non explicitées par Raoul et accélère ainsi la lecture, elle pourrait aussi se révéler intéressante pour le non-spécialiste qui y trouverait l’image d’un manuscrit du Moyen Âge et pourrait ainsi se familiariser avec ses spécificités et goûter au rythme de lecture typiquement médiéval. Reconnaissons de plus que le moyen-français manié par Raoul, dont les subtilités apparaissent au lecteur averti, est également assez accessible aux francophones du XXIème siècle. Alors pourquoi ne pas faire le pari d’un succès plus large pour cette œuvre de Raoul de Presles, que l’on peut aussi lire comme un recueil de curiosités historiques sans porter atteinte à la mémoire de son auteur et à de sa démarche ? Étant donné la longueur de cette œuvre – et son prix – il semble malgré tout difficile de concevoir un tel destin pour La cité de Dieu de saint Augustin traduite par Raoul de Presles. Comptons donc sur le flâneur des bibliothèques – alter-ego de Raoul – attiré par la qualité du tirage des éditions Honoré Champion, pour donner à cette œuvre un lectorat complémentaire.

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  1. Le chapitre I, 22 (« Que en aucune maniere la mort volumptaire ne puist appartenir à grandeur de couraige »), qui va de la page 283 à 284, ne reçoit un commentaire que d’un paragraphe, p. 285.
  2. Ainsi, p. 220, Raoul se contente de dire « Comme il appert par le texte ».
  3. Dans le Compendium et la Musa, il bâtit même une analogie entre le contexte de La Cité de Dieu et la France au moment de l’abandon des dieux gaulois.
  4. Le roman de la Rose au XIVe siècle, l’étude et la réception de l’œuvre, p. 176.
  5. Il donne ainsi des titres explicites à tous les chapitres de La Cité de Dieu.
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