Robert Redeker devant le tribunal du people

A la télévision, l’invité-vedette a perdu beaucoup de sa superbe en seulement quelques décennies. A la télévision de papa, au temps des « variétés », on respectait les invités, on les choyait, on les chouchoutait, on leur servait la soupe, on leur était soumis, on était convaincu que le show dépendait d’eux ; mais depuis que les médias ont découvert que l’impertinence était une approche marketing qui collait beaucoup mieux à l’époque (disons, depuis le milieu des années 80, avec le lancement de Canal+ et de la télévision privée), les invités sont la cible d’attaques régulières dans le grand zapping quotidien. Et on cherche à se persuader que le show ne dépend plus que des présentateurs télé, voire même du dispositif des émissions. Ce vent pseudo-subversif, porté par la mode des animateurs-producteurs omnipotents (dont l’archétype est certainement Thierry Ardisson, fils de pub et « royaliste de gauche »… ouarff !….), a puisé ses sources dans toute une posture mollement contre-culturelle née (entre autre) de publications alternatives telles que Globe ou Actuel.

A la télévision ce « ton » persifleur, critique, ironique, « décalé », provocateur, est même devenu la norme depuis les années 90. Dans ce contexte, l’invité (quel que soit son univers : intellectuel, expert, écrivain, acteur, chanteur de variété, star de télé-réalité, homme d’église, actrice porno, député européen, etc.) est considéré comme l’ennemi à abattre, l’adversaire à faire chanceler, l’imposteur à démasquer, l’antagoniste absolu. L’animateur-vedette, fort de la « distance » nouvelle qu’il a par rapport au monde (il est « décalé » et aborde son métier avec « humour »), se prend souvent pour un justicier masqué, un moraliste professionnel, un inquisiteur implacable. Inimaginable pour un animateur ou un journaliste contemporain de laisser s’exprimer librement un invité, sans lui imposer une contradiction disproportionnée, ou bien sans chercher à le déstabiliser par mille artifices médiatiques (mélange des genres, rires du public, approche niaisement « psychologique » des œuvres, etc.). Ainsi donc l’invité a perdu de sa superbe ; il n’est plus que le faire-valoir, un peu falot, de l’hyper-présentateur. M. Loyal a changé de camp dans le grand cirque des médias. Chaque semaine les programmes de variété donnent beaucoup d’exemples de ce nouveau rapport de forces, et l’on prend un secret plaisir à voir les invités (ces « puissants » qui ont souvent des œuvres ou des idées à vendre…) chanceler sous les coups de fleuret de Marc-Olivier Fogiel, Thierry Ardisson ou Laurent Ruquier… Ce secret plaisir vient évidemment du fait que l’animateur nous donne l’illusion d’être de « notre côté », et de défendre « nos » intérêts anonymes face à des habitués des plateaux télé.

Prenons un exemple concret du phénomène : le passage du philosophe Robert Redeker sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier, sur France 2, samedi 17 mai 2008. Invité à l’occasion de la sortie de son livre « Le sport est-il inhumain ? » (Editions du Panama), le professeur de philosophie a fait l’objet d’un authentique lynchage de la part de l’animateur du programme et des autres membres du dispositif (chroniqueurs, invités « complices », etc.). Notons que si la production de On n’est pas couché a invité Robert Redeker ce n’est certainement pas « vraiment » pour la sortie de son ouvrage consacré au sport, et s’inscrivant dans la perspective des Jeux Olympiques. Si Laurent Ruquier a ouvert les portes de son plateau à Redeker, c’est moins en tant que philosophe (n’était-ce pas le premier philosophe invité à cette émission d’ailleurs ?) qu’en tant que polémiste de presse virulent, auteur d’une tribune extrêmement controversée sur l’islam dans le Figaro, et finalement en tant que « phénomène médiatique ». Tout le monde se souvient de l’ « affaire Redeker », qui a éclaté en 2006, suite à la publication du texte : « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? » dans le Figaro, dans lequel l’auteur dénonçait les dérives de l’islamisme – en France et dans le monde. On se souvient des menaces de mort dont le philosophe fut l’objet, de la protection policière dont il bénéficia, de sa situation personnelle catastrophique (perte de son logement, de son emploi, etc.). On se souvient aussi de la frilosité des politiques à le soutenir, et de l’ambiguïté (si ce n’est la duplicité) des grandes voix islamiques françaises qui, tout en condamnant les menaces de mort à son encontre, ne pouvaient pas s’empêcher d’envoyer des signaux monstrueux à leur public en insistant sur l’ignominie supposée du texte du philosophe. Bref. Inutile de préciser que c’est à ce titre de « martyr », et de critique sulfureux de l’Islam, que Robert Redeker était sur le plateau de Laurent Ruquier.

Dans cette séquence, on note que Robert Redeker est sur la sellette. Pas seulement symboliquement… il est vraiment sur la sellette, ce petit siège en bois des tribunaux d’Ancien Régime. La sellette a pris les atours d’un fauteuil, manifestement inconfortable. Volontairement inconfortable. Redeker est face au tribunal médiatique, face au juge des élégances ( Laurent Ruquier ), des avocats (Eric Zemmour pour la défense et Eric Naulleau pour l’accusation), des jurés (le public), des grands témoins (les autres invités, issus du show-biz, qui ont toujours leur mot à dire, sur tout…).

Dans ce contexte Robert Redeker n’est absolument pas là pour présenter son dernier ouvrage consacré au sport, mais pour tenter de justifier, encore et encore, sa prise de position sur l’Islam. D’abord notons que le philosophe fait face à une assistance de choc, particulièrement hostile, composée de grands habitués des plateaux de télé, tous en campagne-promo, membres d’une sorte de nomenklatura du « bien » encline à l’indignation pavlovienne. Sur demande. Redeker doit, seul, répondre aux attaques de Richard Bohringer (qui, inusable, vend perpétuellement son spectacle « C’est beau une ville la nuit »), Eric Metayer (comédien moliérisé), Pascale Clark (journaliste donneuse de leçons) et l’immortel Hugues Aufray. Autant dire que Redeker, à côté, c’est de la rigolade en terme de surface médiatique…

Richard Bohringer, par exemple, ne peut s’empêcher, de lâcher en liminaire : « Moi le Coran et l’Islam je respecte infiniment »…. Ouf, nous voilà rassurés…. Tout le génie de Laurent Ruquier est de lancer Robert Redeker sur des explications théologiques complexes (et confuses), qui font contraste avec la « violence » de son texte contre l’Islam dont des extraits sont lus. Le résultat est que, bien vite, l’attention du téléspectateur n’accroche plus au propos du philosophe mais est en attente des prises de parole de ses contradicteurs…. Pascale Clark, plus clarkienne que jamais, nous rassure d’entrée de jeu : elle est très opposée aux menaces de mort. Oui. On n’imagine que ce n’est pas dans sa culture…. « Je veux juste commencer par rappeler que rien ne justifie une mise à mort…. ». Bon. Nous voilà rassurés. Cependant la journaliste est catégorique, et lance dans un soupire, qui est presque un râle de pitié morale : « Je pense que ce n’est pas possible d’insulter une religion comme ça… (…) Ce n’est pas possible d’insulter des gens qui croient ». Crôa Crôa. Et même si Redeker fait remarquer que Voltaire en son temps égratignait parfois la religion… nan, il ne faut pas insulter les gens qui croient, crôa, crôa…

Dans un genre voltairien, justement, le procureur Eric Naulleau glisse à l’oreille du philosophe : « Malheureusement on est obligés en tant que démocrates, partisans de la liberté d’expression, de vous défendre, même quand vous écrivez des inepties…. ». Et il se replonge dans la tribune du Figaro. Là on a mal pour Redeker. Si une œuvre de philosophe doit se résumer dans les médias à une tribune de presse, pourquoi continuer à écrire des livres ? Autant se répandre seulement dans la presse…. Mais Naulleau n’est pas qu’un grand démocrate, il est aussi un grand moraliste : « Il y a un autre principe qui devrai être respecté, c’est le sens des responsabilités. On ne peut pas faire n’importe quoi… la liberté d’expression est devenue une mystique ». Là on tremble un peu…. Le principe de « responsabilité » (ne pas heurter les crôa crôa ? ) devrait nous entraîner à brider notre liberté intellectuelle… En 2008 nous entendons à la télé que la liberté d’expression est une mystique… bien, mais combien d’années faudra t-il pour entendre, sur ce même plateau, que la liberté est une mystique ?

Mais Naulleau a plus d’une corde à son arc. Il sait bien que pour vaincre la « bête immonde », autant dire le fascisme ambiant (personnifié ici par l’innocent Redeker – comme il est chez Babar par le rhinocéros Rataxès), il lui faut le soutien actif du public et des invités du show-biz… alors pour illustrer l’ignominie du philosophe quoi de plus efficace que de sortir une de ses phrases de son contexte ? La phrase, la voici : « Mahomet est un maître de haine…. ». Pas touche à Mohammed. C’est l’indignation sur le plateau. Un vent de panique souffle. Richard Bohringer esquisse un mouvement de fuite gracieux, sans toutefois omettre de lâcher un définitif « Oh putain…. ». La tension est à son comble. Les démineurs sont sur les dents.

Et le philosophe, bien que pris dans le flot des médias depuis des années, n’est pas un professionnel de la communication. Il fait provincial. Sa veste est moche. Sa chemise est moche. Sa cravate est moche. Il a un accent provençal. Il ne sait pas communiquer. Il ne connaît pas les codes de la télévision. Il n’hésite pas à lâcher dans le débat : « Je connais très bien le matérialisme du XVIII ème siècle…. » (On imagine le téléspectateur de « On n’est pas couché » répondre goguenard : « Et ta sœur ? ») Et Redeker ne craint pas non plus de prononcer les mots interdits. Par exemple « Hitler »…. Son argumentation dérape un peu, il n’hésite pas à comparer la foule fervente derrière Mahomet et celle derrière Hitler. C’est maladroit, et un peu bête, évidemment…. Et le sang d’Eric Metayer ne fait qu’un tour… il proteste ardemment ! En le regardant s’indigner on se prend à regretter son papa Alex Metayer, qui au moins était drôle… Et Bohringer tranche, plus fulgurant que jamais : « Depuis quinze minutes j’entends musulmans = nazis, c’est pas bien, non ce n’est pas bien ! ». Sur le second « ce n’est pas bien » le ton monte. Bohringer est un acteur, il sait tenir une salle. Applaudissements nourris du public. Redeker, à cet instant, est déjà mort.

Et l’avocat de Redeker, Eric Zemmour, est timoré. Il aborde le problème sur le plan historique, se propose de faire un recueil des textes anti-cléricaux du début du XX ème siècle afin de montrer que la critique des religions est une tradition ancienne. Il pinaille. Il prend ses distances avec son client. Il est nettement moins virulent que son acolyte Eric Naulleau, qui n’hésite pas attaquer frontalement le philosophe, surtout quand il tente de comparer le terrorisme intellectuel des communistes de la guerre froide, et des islamistes du monde contemporain. « Vous êtes fasciné par une baudruche (l’Islam radical selon Naulleau), vous pensez que vous êtes cerné par cinq cent mecs… ».

Conscient que le débat d’idée se joue, à la télévision, sur des symboles, Laurent Ruquier lance l’inévitable débat sur le voile islamique. Evidemment ce n’est pas la tasse de thé de Redeker. Mais le philosophe indique qu’il n’est pas favorable à son interdiction dans la rue… cependant, il doit esquiver une lamentable tentative de comparaison entre le voile islamique (imposé aux femmes musulmanes) et la voilette des religieuses catholiques (qui font le choix de rentrer dans les ordres…). L’analogie fait sourire Pascale Clark de toutes ses dents. C’est triste et beau.

Bohringer, réveillé d’une longue léthargie, se dresse finalement pour dire, plein de foi en le monde arabo-musulman : « Le droit de vote aux femmes c’est les turcs qui l’ont donné les premiers en 1936 ! Alors merde ! » Et toc ! Et na ! Et merde ! Autant dire qu’après cet argument il n’est plus nécessaire de s’interroger sur la condition de la femme dans les pays arabes. Tout est dit.

Mais non, en fait. Il manquait quelque chose. Le « vieux musulman » du bled, que Richard Bohringer va convoquer au terme de la séquence…. Le « vieux musulman » qui s’est pris une claque en lisant le papier de Redeker dans le Figaro… mais ce n’est pas n’importe quel « vieux musulman », c’est celui « du respect », celui « du bled ». Et qui lit Le Figaro. Mazette ! Là Redeker est mort une seconde fois. Et sous le regard hilare de Ruquier, Bohringer conclue dans un sourire plein de fausse tendresse à l’égard du philosophe : « Je ne fais pas de leçon de morale, hein…. Il faut peser ses mots ».

Magnifique exemple d’exécution capitale, et de domination télévisuelle de l’animateur (et de son dispositif) sur son invité. Robert Redeker n’était pas invité pour présenter son ouvrage sur le sport, mais pour succomber aux attaques des défenseurs sempiternels du « bien ». Des défenseurs de la veuve et de l’orphelin du moment. Du minoritaire supposé. La sagesse de Bohringer, l’indignation de Clark, l’agressivité de Naulleau… Chacun, dans son style, se ligue contre cet homme étrange qu’il ne comprend pas. Car c’est peut-être cela la leçon de cette séquence : Redeker n’est pas « raccord » avec le décor. Il dit des choses complexes, avec un accent provincial. Il ne fait pas l’effort d’accrocher le public par des phrases chocs. Il n’a pas la classe d’un Richard Bohringer, le sourire d’un Laurent Ruquier ou le body langage étudié d’un Eric Naulleau. C’est un simple philosophe, dans la cité. Fonctionnaire-philosophe. Ce qui est manifestement trop peu pour un plateau de télévision…. Et on se demande encore ce qui l’a poussé à accepter l’invitation de Laurent Ruquier…

PS : on se souviendra que Laurent Ruquier avait tendu un piège du même genre à l’écrivain Marc-Edouard Nabe, sur le plateau de son émission quotidienne « On a tout essayé » sur France 2. Le psychanalyste de gauche Gérard Miller avait préparé une attaque très structurée contre l’écrivain, dont le tout premier ouvrage « Au régal des vermines » contenait des relents antisémites. Nabe quitta le plateau au bout de quelques minutes. Félicitons Redeker de n’avoir pas cédé à la tentation de quitter le plateau…

(Vidéo Nabe

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