Martha Nussbaum : La fragilité du Bien / L’art d’être juste (Partie I)

Martha Nussbaum est l’une des voix les plus importantes de la philosophie américaine contemporaine. Elle enseigne la philosophie morale à l’Université de Chicago, où nous sommes collègues. Elle a reçu récemment le prestigieux prix Kyoto pour l’ensemble de son œuvre 1 Connue, pour ses travaux avec Amartya Sen sur le développement en philosophie morale et politique de la notion de « capacités » ou « capabilités » (capabilities), les traductions de The Fragility of Goodness (1986) 2 et de Poetic Justice (1995) 3 donnent au public français accès à un autre aspect important de l’œuvre de Martha Nussbaum portant sur la vulnérabilité humaine.

1. Introduction : de la philosophie à la littérature et retour

Martha Nussbaum dès sa Préface à The Fragility of Goodness fustige notre manière moderne de cloisonner en des domaines étanches la philosophie et la littérature. De tels partages sans nuances, soutient-elle, ont longtemps occulté l’influence que la poésie tragique grecque exerçait sur la pensée des premiers philosophes. C’est en grande partie pour réparer ce tort que Martha Nussbaum a écrit The Fragility of Goodness paru pour la première fois en 1986, et que le public français peut désormais lire, depuis 2016, dans sa version française intitulée La Fragilité du Bien, Fortune et Éthique dans la Tragédie et la Philosophie Grecques (4).

Loin de simplement s’attacher à des questions et à des problèmes distincts de ceux développés par la tragédie, la philosophie de Platon et d’Aristote, hérite, en vérité, affirme Nussbaum, des préoccupations éthiques essentielles qui sont déjà celles de la poésie tragique antique. A cette époque, en Grèce, Nussbaum nous rappelle que les poètes tragiques sont eux aussi les dépositaires d’un discours éthique portant sur la vie bonne :

« On doit aussi se souvenir qu’au Ve siècle et au début du IVe siècle on tenait les poètes pour les maîtres les plus éminents en ce qui concerne l’éthique » (5).

C’est pourquoi, loin d’évoluer à côté de la littérature comme une discipline distincte, la philosophie naît d’un rapport polémique aux types de visions éthiques que contient la tragédie classique. Aussi, à rebours de notre vision moderne cloisonnant les disciplines dans des champs universitaires étroits, Nussbaum que du point de vue des Grecs, nos genres de partages disciplinaires actuels n’ont pas beaucoup de sens :

« Mais on n’avait pas mesuré ni suffisamment reconnu à quel point Platon et Aristote partageaient la préoccupation des poètes tragiques quant au rôle de la fortune dans la formation des vies que les humains réussissent à accomplir, ni que de nombreux liens reliaient les poètes et les philosophes. Retrouver ces liens et les axes autour desquels ils tournent a constitué une motivation importante pour ce livre. Il me semblait que les cloisons entre les spécialités qui caractérisent la vie moderne avaient obscurci pour nous cette évidence : dans l’Athènes des Ve et des IVe siècle avant J.C. beaucoup voyaient dans les poètes tragiques la source essentielle des idées éthiques. Les philosophes eux-mêmes se considéraient comme des concurrents, et non pas simplement comme des collègues d’un domaine voisin. Et ils se faisaient concurrence aussi bien dans la forme que dans le contenu en choisissant des stratégies qui leur paraissaient être vraisemblablement les mieux adaptées pour révéler à leurs élèves quel genre de réalité sur le monde ils tenaient pour vrai » (6).

Et comme y insiste la préface à l’édition française de la Fragilité du Bien :

« La « vieille querelle » entre poètes et philosophes que Socrate mentionne dans le Livre X de La République, fut véritablement une querelle, et n’avait rien à voir avec la balkanisation de la recherche en départements universitaires distincts les uns des autres qui caractérise notre époque »

Il s’agit ainsi pour Martha Nussbaum dans The Fragility of Goodness, de déstabiliser le partage disciplinaire conduisant à penser que la philosophie de Platon et d’Aristote ne devait rien aux genres de questions et d’idées éthiques qui étaient développées au même moment par les poètes tragiques. Revenir sur de tels partages permettait de mettre au jour la dispute morale qui opposa les philosophes aux visions éthiques des poètes tragiques.

La Fragilité du Bien en nous permettant de saisir ainsi l’importance de la poésie tragique pour le développement de la philosophie de Platon et d’Aristote, insiste plus largement comme le reste de l’œuvre de Martha Nussbaum, sur le rôle essentiel de la littérature pour le développement de la philosophie morale. Si celle-ci ne saurait être assimilable à celle-là, pour autant, une philosophie morale qui refuserait d’en passer par le détour de la réflexion littéraire, courrait le danger de devenir formelle et creuse, et de se transformer en une scolastique éloignée des situations humaines concrètes que la littérature met en scène et nous permet de voir et de ressentir. Poetic Justice, traduit en français par Solange Chavel sous le beau titre L’art d’être juste 7, me paraît illustrer cette fécondité de la littérature sur la réflexion philosophique. Nombre des conclusions philosophiques que Martha Nussbaum y développe s’appuient en effet, sur une lecture attentive et continue du roman de Charles Dickens Hard Times.

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Pour autant, malgré l’importance du discours littéraire pour le développement du discours philosophique en tant que tel, il ne s’agit en aucun cas, pour Martha Nussbaum, de nier la différence qui démarque l’une de l’autre, la philosophie et la littérature, ni d’accorder une confiance aveugle et non critique aux œuvres littéraires. Comme l’affirme Nussbaum dans une mise en garde assez ferme : « ma conception ne suppose pas une confiance naïve et acritique dans les œuvres littéraires » (8). Certes, nous devons essayer de nous affranchir des partages disciplinaires trop étroits dans lesquels nous avons été habitués à penser que la littérature avait son propre domaine de questions, distinct du domaine de questions de la philosophie, mais cela ne signifie pas, ni n’implique, qu’il faille le moins du monde confondre la philosophie avec la littérature ou lire de la littérature sans faire preuve de distance et de discernement critiques. Aussi, dans la querelle de forme qui voit le jour entre les tragiques et les philosophes, il ne s’agit en aucun cas pour Martha Nussbaum de donner unilatéralement raison à la forme littéraire au détriment de la forme philosophique. En remarquant à juste titre que l’exigence stylistique est tout bonnement absente de la majeure partie de la production philosophique contemporaine, Martha Nussbaum souligne explicitement qu’elle préfère les vertus de rigueur conceptuelle de la production philosophique actuelle à ce qu’elle appelle « un beau style avec peu d’analyse ou une analyse déficiente » (9).

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la déclaration importante qu’elle formule en début d’ouvrage, selon laquelle « La philosophie, pour être philosophie, doit, je crois, continuer son travail d’explication, d’explicitation, maintenir sa disponibilité et son ouverture démocratique, autant d’éléments que la poésie souvent ne possède pas ; se contenter de prendre exemple sur Pindare ou Eschyle ne constituerait pas une bonne solution. » (10). Nous voyons donc qu’il ne s’agit donc en aucun cas pour Nussbaum de renoncer à la théorie ni même à la forme philosophique qui accompagne l’exercice de la raison.

Comme le montre la Fragilité du bien : entre la philosophie et la tragédie se joue une querelle portant sur la forme même de la pratique discursive destinée à révéler le genre de réalités que chacun, poètes et philosophes, tenait pour vrai. Comme Martha Nussbaum le souligne, dans la préface de 2001 à la Fragilité du Bien, le choix de la forme par rapport au thème traité n’est jamais insignifiant. Les philosophes ont voulu se faire les concurrents des poètes tragiques « aussi bien, dans la forme que dans le contenu en choisissant des stratégies qui leur paraissaient être vraisemblablement les mieux adaptées pour révéler à leurs élèves quel genre de réalité sur le monde ils tenaient pour vrai » (11). Phrase qui fait écho à la formule frappante du début de La connaissance de l’amour : « Le style formule lui-même ses propres exigences et exprime ce qui compte » (12). C’est pourquoi, Nussbaum souligne dans La Fragilité du Bien que la rupture de Platon avec les tragiques sur le plan du contenu entraîne inéluctablement une rupture formelle avec la pratique discursive qui était celle des poètes : « le style de Platon n’est pas neutre par rapport au contenu (…) il est étroitement lié à une conception bien précise de la rationalité humaine » (13).

Or une difficulté ne saurait manquer de voir le jour dans la mesure où, comme Martha Nussbaum l’écrit, cette fois dans la préface à l’édition française de la Fragilité du Bien : « si l’on écrit avec un style philosophique conventionnel, ce style lui-même est une indication de ce que l’on considère comme important (…) cela vaut donc la peine, de se demander comment écrire si l’on prend les idées de vulnérabilité et fragilité humaine au sérieux et si l’on croit que les poètes tragiques avaient quelque chose à dire par la forme qu’ils ont choisie en plus du contenu de leur œuvre » (je souligne).

Et plus loin dans le livre Martha Nussbaum écrit :

« la vulnérabilité des vues humaines face à la fortune, le caractère changeant de nos circonstances et de nos passions, l’existence de conflits entre nos engagements. Pour tout cela, une œuvre philosophique, du genre le plus familier qui soit dans notre tradition, une œuvre qui délibérément ne concentre pas son attention sur les histoires de personnages concrets, peut perdre de vue tous ces faits, dans sa quête d’une plus grande systématicité et d’une plus grande pureté » (14).

« La poésie tragique peut donc donner à une enquête sur la fortune et la bonté humaine un contenu caractéristique qui pourrait être perdu si nous nous bornions à des textes philosophiques conventionnellement admis. Elle rendra cette contribution meilleure si elle est étudiée en détail dans toute sa complexité poétique. Ce contenu n’est pas séparable de son style poétique » (15)

Tout cela indique clairement que pour Martha Nussbaum la question du style n’est jamais neutre par rapport au thème traité. Si nous nous devons de continuer à valoriser les exigences de la philosophie contre la tentation de sa dissolution et sa disparition dans la littérature, pour autant, la forme littéraire paraît le plus souvent la plus adaptée au traitement des thèmes de la vulnérabilité et de la fragilité, que la philosophie à partir de Platon, a eu, pour sa part, trop tendance à négliger et à dévaloriser. Martha Nussbaum préconise ainsi, afin de résoudre cette apparente aporie, la possibilité d’ériger en modèle la tentative menée par Platon dans le Phèdre à travers la création d’un style mixte, « avec à la fois des éléments explicatifs et des éléments poétiques » ou, autre possibilité, « de prendre exemple sur Aristote et de tendre vers un style plus dépouillé, afin d’attirer l’attention sur le savoir produit par les œuvres poétiques existantes » (16) :

« Mon écriture, donc, restera toujours liée aux faculté critique, à la clarté et à l’argumentation serrée. Elle rendra explicite de nombreuses connexions qui demeurent implicites dans les poèmes. Mais j’essaie aussi de traiter les images tragiques (et platoniciennes), et les situations dramatiques d’une manière telle que le lecteur non seulement pensera, mais sentira leur force. Si donc j’écris quelquefois « poétiquement », c’est parce que j’ai décidé qu’aucune autre manière d’écrire ne rendrait autant justice aux affirmations du texte et à la conception que je suis en train d’examiner » (17).

Si donc Martha Nussbaum ne saurait préférer le style littéraire à la sécheresse de la production philosophique actuelle, la redécouverte en philosophie morale de l’importance de nos réponses émotionnelles pour la compréhension d’une question morale déterminée, engage chez Nussbaum une réflexion sur l’élaboration d’un style capable de concilier la rigueur de l’argumentation philosophique à la puissance émotionnelle de la poésie, sans laquelle la philosophie morale manquerait l’essentiel des thèmes de la vulnérabilité et de la fragilité humaines que Martha Nussbaum cherche à réhabiliter dans sa lecture de la tragédie grecque. Aussi, à cause de cette solidarité en philosophie du fond avec la forme, Martha Nussbaum dit ne pas désespérer que la philosophie puisse et doive renouer un jour avec l’exigence stylistique qui était encore celle de nos prédécesseurs philosophes, dont la plupart, comme elle le souligne, appartiennent au panthéon des « plus grands écrivains de la littérature mondiale » (18). Dans l’attente, Martha Nussbaum propose une solution intermédiaire : que nous encouragions nos étudiants-chercheurs « à lire davantage de romans et de poèmes » (19). Encouragement, dont nous comprendrons en toute fin du parcours que nous proposons le sens et l’utilité profonde pour la formation de la rationalité sociale.

2. La condition de vulnérabilité

A la question de savoir si la philosophie est en mesure de prendre en charge les thèmes hérités des tragédies antiques, dont celui de la vulnérabilité humaine, ou s’il faut laisser ce thème aux seuls poètes et littérateurs et en imposer de tout autres à la philosophie, Martha Nussbaum apporte une réponse apparemment sans appel et assez tranchée dès le début de la Fragilité du Bien. Il semble, affirme-t-elle, que les pièces d’Eschyle, malgré leur archaïsme apparent, « articulent mieux, en fait, nos intuitions pratiques que les solutions théoriques modernes par rapport auxquelles on les juge « primitives » » (20). Cette citation nous indique assurément qu’une voie a été suivie en philosophie qui a consisté à délaisser la leçon des tragiques sur la vulnérabilité humaine. Or cette voie, semble-t-il, n’est pas l’apanage de la modernité. Elle apparaît en fait, nous dit Martha Nussbaum, avec Platon. Avec Platon, la philosophie entre en conflit avec la vision éthique des poètes tragiques. Et leur point de discorde essentiel porte sur la question de la vulnérabilité humaine. Platon va opposer aux poètes une conception de la rationalité et de l’autonomie relevant de ce que Martha Nussbaum appelle plus loin dans La fragilité du Bien, « une vie de bonté sans vulnérabilité ». A cette conception platonicienne de la raison humaine qui l’érige en une faculté soustraite à la vulnérabilité, s’oppose, chez Martha Nussbaum, une position de facture plus aristotélicienne, qui, réceptive à l’enseignement des poètes tragiques, va chercher à inscrire l’autonomie humaine dans le cadre de la vulnérabilité et de notre exposition inéluctable, en tant qu’êtres vulnérables, à la bonne ou à la mauvaise fortune. Dans le premier cas de figure, il s’agit pour le philosophe de s’opposer aux tragiques et de défendre ainsi la thèse d’une autonomie de la raison déliée de la vulnérabilité humaine. Dans l’autre, de défendre une théorie de l’autonomie fondée sur la leçon des tragiques portant sur notre exposition à la fortune et ainsi sur la vulnérabilité essentielle de notre condition. Le développement de la seconde option, prouvera, à rebours de la voie platonicienne, la possibilité pour la philosophie, à rebours de Platon, d’assumer l’enseignement des poètes et de faire sienne les enseignements de la littérature sur la condition humaine de vulnérabilité révélée par les poètes.

2.1. L’idéal d’autosuffisance ou l’autonomie sans la vulnérabilité

Je commencerai par l’examen de la première position : celle consistant dans l’idée selon laquelle l’autonomie humaine se fonde sur l’autosuffisance de la raison. Martha Nussbaum le rappelle dans sa Préface à l’édition de 2001, la querelle qui oppose Platon aux poètes tient dans le fait que les « poètes tragiques maintenaient et affichaient dans leur choix des formes littéraires, la croyance selon laquelle les émotions puissantes, y compris celles qui incluent la pitié et la peur, étaient source de connaissance pour la vie humaine bonne. Platon refusa cette thèse en mettant au point une conception de la connaissance éthique qui sépare l’intellect autant que possible des influences perturbatrices des sens et des émotions » (21). Platon ne considère pas les émotions comme une « source de connaissance pour la vie humaine bonne » à cause de l’essentielle dépendance des émotions vis-à-vis de la fortune (ce que les Grecs appellent la Tuchè) : « les liens avec des enfants, des parents, des êtres chers, des concitoyens, son pays, son propre corps et sa santé : voilà le matériau des émotions ; et ces liens, qui prêtent le flanc au hasard, font de la vie humaine une affaire vulnérable, où le contrôle total est impossible ». L’homme de bien, pour Socrate et Platon, aspire à l’autosuffisance en niant toute valeur aux biens extérieurs gouvernés par la fortune. Pour eux, en effet, « la vertu et la pensée seules ont une valeur véritable, et elles ne sauraient être malmenées par la fortune. Une autre manière d’exprimer cette idée est de dire que l’homme de bien est complètement autosuffisant » (22). La philosophie de Platon propose ainsi un idéal de vie fondée sur l’autosuffisance rationnelle se confondant avec l’activité de contemplation des formes immuables détachée de ces tensions qu’introduisent dans l’âme les émotions soumises, comme telles, aux aléas du hasard et de la fortune. Pour cette conception qui fait de l’autosuffisance la condition de l’autonomie, « les émotions décrivent la vie humaine comme une chose incomplète et fragile, un jouet de la fortune » (23). Autant dire que pour Platon, la vie humaine devient complète et ainsi invulnérable à la fortune, lorsqu’elle se détourne des émotions et des « choses extérieures instables » (24) qui leur sont associées. Telle est la thèse philosophique fondamentale qui, après les tragiques, et contre eux, pose que la condition de possibilité de l’autonomie réside dans l’autosuffisance. A rebours des poètes, elle dessine un idéal de vie qualifié par Nussbaum « d’idéal antitragique » (25. Cet idéal court dans l’histoire de la philosophie de Platon jusqu’à Kant et au-delà, puisque dans une aspiration à l’autosuffisance qui trouve sa source chez Platon, Kant ne reconnaît d’autonomie à l’homme que dans le cadre de la loi morale c’est-à-dire dans l’indépendance de l’être humain rationnel vis-à-vis de sa vie sensible assimilée par Kant à un agrégat de penchants pathologiques.

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Suivant la perspective qui fonde l’autonomie dans l’autosuffisance, l’être humain ne peut espérer mener une vie bonne et autonome que s’il renonce aux attachements émotionnels de sa propre existence. Dans la mesure où nos émotions assignent une très haute valeur aux personnes et aux événements qui sont hors de notre contrôle, elles nous livrent au malheur en faisant de nous les « jouets de la fortune ». A cela s’oppose l’idée socratique selon laquelle « On ne peut pas faire de mal à l’homme de bien », puisque détaché des biens qui sont soumis aux aléas de la fortune, l’homme vertueux est étranger à la souffrance que pourrait occasionner la perte des biens extérieurs à son contrôle. Ainsi, à l’instabilité de l’être humain en proie aux émotions, la philosophie platonicienne a voulu opposer « la stabilité et la solidité du sage » pleinement investi dans l’exercice de la raison – qu’il s’agisse du sage platonicien, stoïcien ou spinoziste. De ce point de vue, en nous montrant un héros comme Achille pleurant la mort de Patrocle, le poète incite son lecteur à compatir avec Achille, c’est-à-dire à accorder de la valeur à ces choses qui, en réalité, parce qu’elles font de nous les jouets de la fortune, « n’ont aucune importance véritable » selon Platon (26). A l’idéal de vie « antitragique » du sage, s’opposent les enseignements de la tragédie grecque, laquelle « provoque ainsi de mauvais désirs par la lecture ou le spectacle même, et elle donne au public de mauvais exemples. Il faut là encore souligner qu’il ne s’agit pas simplement d’un argument sur le contenu littéraire, mais également sur la forme : car le genre tragique, comme nous l’avons dit, a partie liée avec le chagrin, la pitié et la peur » (p. 131). Or, pour Platon, souligne Nussbaum, « le langage qui fait appel à l’émotion et aux sens, peut distraire la raison dans sa poursuite de la vérité » (27). En s’opposant donc à la tragédie tant sur le plan de la forme – autrement dit en rejetant les émotions que sont le chagrin, la pitié et la peur qui accompagnent le déroulement de la tragédie – que sur le plan du contenu, lequel donne au lecteur un mauvais exemple de conduite en l’encourageant à accorder de l’importance à ce qui en est dépourvu -, la philosophie platonicienne promeut un idéal d’autosuffisance nécessaire à l’autonomie et ainsi à la réalisation de la vie bonne. Elle nous invite ainsi à « bannir l’essentiel de la littérature existante de la cité idéale » (28). Alors que les poètes tragiques nous disent qu’il est vrai que les humains dépendent profondément du monde extérieur, donc que les humains sont foncièrement vulnérables, Socrate, pour sa part, pense que l’homme de bien ne dépend plus d’aucun bien qui puisse échapper à son contrôle. Socrate, à ce titre, « ne considère pas que les événements qui l’entourent soient dignes de beaucoup d’attention. La seule « intrigue » qui l’intéresse est le déroulement de l’argument, mais cela, d’après les stoïciens, est toujours sous son contrôle » (29). Aussi pour Socrate et les Stoïciens, nous pouvons vivre de façon autonome grâce à la raison, car, contrairement à ce que racontent les poètes, en vérité, « les seules ressources véritablement nécessaires viennent de l’intérieur, de sa propre vertu » (30). Or dans la querelle qui oppose Platon aux poètes tragiques, les poètes tragiques ont apporté une réponse essentielle à l’idéal antitragique d’autosuffisance brandi par Platon puis par les stoïciens et Kant. Car telle est la leçon essentielle offerte par les poètes tragiques, si bien mise en valeur par Martha Nussbaum dans The Fragility of Goodness, nous apprenant que c’est au moment où nous nous prétendons autosuffisants et exonérés de toute forme de vulnérabilité que nous devenons le plus vulnérables aux aléas de la fortune. C’est ainsi au moment où nous nous pensons le plus autonome que notre hétéronomie devient criante. Que l’on songe à Créon et à Antigone, qui tous deux pensent qu’il est possible de restreindre la pluralité des valeurs et de réduire le conflit moral qui l’accompagne, à la seule défense du bien public pour Créon, à la défense du respect de l’honneur familial pour Antigone. Martha Nussbaum assimile ce geste commun aux deux protagonistes à une simplification et à un rétrécissement de l’attention portée à la situation dans l’irréductibilité du conflit de valeurs qu’elle présente : « un intellect qui revendique sa suprématie s’engage à tort dans une vision à sens unique et dans la dénégation » (31). Dans ces deux cas de figure, aussi bien pour Créon que pour Antigone, c’est au moment où la raison cesse d’avoir à délibérer devant la pluralité possible des biens, c’est-à-dire à chaque fois que l’agent prétend pouvoir isoler son activité de délibération de ses émotions dans l’évaluation d’une situation particulière donnée, que la délibération qui en ressort, livre plus que jamais l’agent au tragique qu’il cherchait par tous les moyens à éviter en niant sa condition de vulnérabilité. C’est donc dire qu’il y a dans l’effort platonicien une aspiration louable à l’autonomie. Martha Nussbaum ne défend certainement l’hétéronomie contre l’autonomie pratique, elle cherche bien plutôt à montrer, grâce aux poètes tragiques, que le déni de notre vulnérabilité au nom de l’autosuffisance, débouche presque inéluctablement sur une aggravation de notre propre vulnérabilité devant la fortune : « Les tragédies de façon caractéristique, montrent une lutte entre l’ambition de transcender ce qui est simplement humain et la reconnaissance des pertes qu’une telle ambition provoque » (32).

C’est pourquoi l’un des messages fondamentaux que l’analyse des tragédies proposé par Martha Nussbaum nous enseigne, est que l’autonomie véritable ne peut pas être conquise indépendamment de la condition de vulnérabilité. A ce titre, comme Martha Nussbaum l’affirme, à propos de la tragédie : « Ce sont donc sa forme même, ses choix caractéristiques de personnages et d’intrigues qui sont subversifs pour la philosophie qui s’efforce d’enseigner l’autosuffisance de la raison » (33). Si donc, Nussbaum critique avec les tragiques une conception de l’autonomie qui ferait fi de la vulnérabilité, il faut tout autant, nous rappelle-t-elle, rejeter une conception de la vulnérabilité qui ferait à l’inverse fi de l’autonomie. Cette dernière position pose la vulnérabilité comme une « fin en soi ». C’est elle que je me propose maintenant d’examiner.

2.2. La fragilité comme « fin en soi » : la vulnérabilité sans l’autonomie

Martha Nussbaum souligne que ce n’est pas parce que l’idéal de stabilité du sage platonicien et stoïcien repose sur la démesure d’une existence soustraite à la vulnérabilité, que nous devrions pour autant renoncer, à un « type de vulnérabilité qui est compatible avec la constance exigée par la vie morale » (34. La vie morale récuse et dénonce toute attitude consistant à se jeter à corps perdu dans le désordre affectif et l’inconstance émotionnelle ou encore dans des attitudes visant la maximisation de notre vulnérabilité par des prises de risque inconsidérées : « en aucun cas je n’approuve l’attitude romantique selon laquelle la vulnérabilité et la fragilité doivent être prisées pour elles-mêmes. En fait, j’approuve l’affirmation raisonnable d’Aristote selon laquelle les meilleures formes de biens vulnérables (l’action politique, l’amour et l’amitié) sont elles-mêmes des formes relativement stables plutôt que relativement éphémères » (35).
De plus, la thèse qui pose la vulnérabilité comme une « fin en soi » peut servir de prétexte à l’invocation d’une irrémédiable hétéronomie qui nous dédouanerait de toute responsabilité devant les désordres du monde que nous constatons ou produisons nous-mêmes, prétextant qu’ils auraient pour cause une implacable fatalité que nous serions condamnés à subir – à constater ou à commettre des méfaits – à cause de notre vulnérabilité. Telle serait cette position éthique qui, à l’inverse de la précédente, ne prônerait pas tant l’autonomie au détriment de notre vulnérabilité, mais notre vulnérabilité au détriment de notre autonomie. Or, et Martha Nussbaum le montre admirablement dans ses analyses des tragédies, contrairement à ce qu’une idée reçue nous fait croire, la marge de manœuvre des agents dans l’espace tragique est beaucoup plus large qu’on ne le pense et que les héros tragiques n’acceptent eux-mêmes de le penser. En feignant d’être condamnés au statut de « jouets de la fortune » ou de victimes de la fatalité, nous trouvons refuge avec eux dans une éthique mensongère de la résignation à la vulnérabilité, partant du principe que les désordres du monde nous sont imposés contre notre gré et que nous ne pouvons rien faire contre eux à cause de notre vulnérabilité. Or, rappelle Martha Nussbaum, il est une différence fondamentale à établir entre le fait de mourir d’une part, fait qui relève indéniablement de notre vulnérabilité, et le fait avéré que nombre d’entre nous meurent souvent trop jeunes à cause de « dispositions politiques déficientes » que notre vulnérabilité n’implique en aucun cas: « Nous devons tous mourir un jour, mais le fait que beaucoup parmi nous meurent très jeunes (à la guerre ou d’une maladie évitable, ou encore de faim) n’est pas du tout nécessaire, pas plus que la mort de l’enfant Astyanax dans Les Troyennes : elle résulte de dispositions politiques déficientes. Là, une fois encore, le fait même d’avoir un corps nous rend responsables du risque de porter préjudice. Mais le fait que les femmes en temps de guerre soient violées, c’est, comme Sophocle et Euripide l’ont vu, le résultat de la méchanceté humaine et non celui de la nécessité naturelle (…) Les tragédies nous montrent clairement que même les êtres humains les plus sages et les meilleurs peuvent se heurter au désastre. Mais elles nous montrent aussi, et tout aussi clairement, que nombre de désastres sont le résultat d’un mauvais comportement, que ce soit celui des humains ou celui des dieux anthropomorphes (…) Aussi la fragilité des êtres humains qui résulte du fait que la plupart des hommes sont paresseux ou préoccupés d’eux-mêmes (ou, pourrions-nous ajouter, racistes, nationalistes ou, d’une façon ou d’une autre, remplis de haine et aveugles à l’égard de la pleine humanité des autres) ne devrait pas compter comme une souffrance nécessaire, elle devrait compter au contraire comme un méfait coupable » (36).

La reconnaissance et l’acceptation de sa vulnérabilité ne peuvent donc pas servir d’excuse pour invoquer une fragilité qui nous dédouanerait de toute responsabilité devant nos devoirs moraux. A ce titre, c’est la reconnaissance de notre autonomie malgré notre vulnérabilité qui permettra, au lieu de les imputer à notre vulnérabilité, de mettre en question les injustices et de revendiquer, pour les supprimer, un ordre politique qui soit juste : « Eschyle soutient clairement que les ravages causés par le cycle de la vengeance ne sont pas inévitables : beaucoup de souffrances inutiles peuvent être surmontées grâce à un ordre politique juste » (37).

« si nous pensons que la méchanceté, l’ignorance et la brutalité peuvent se trouver derrière la souffrance dont nous sommes les témoins, alors c’est en un sens une bonne nouvelle : car cela signifie qu’il existe un espoir de changement » (38).

De même, c’est une fois, contre Platon et les partisans de l’autosuffisance, que nous aurons reconnu notre vulnérabilité, que nous pourrons, non pas dénigrer les biens matériels extérieurs en les jugeant inessentiels à notre existence, mais bien plutôt grâce à la reconnaissance de la vulnérabilité de la personne humaine, exiger que tout un chacun puisse en bénéficier par le biais notamment de la redistribution étatique:

« tous nos pouvoirs, y compris le pouvoir moral, sont terrestres et ont besoin de biens terrestres pour s’épanouir (…) En reconnaissant ces vulnérabilités et leurs relations avec des actions de valeur, nous sommes encouragés, ce que les Stoïciens ne font jamais, à développer une distribution et une redistribution convenables des biens matériels de telle sorte que chaque citoyen les possède en quantité suffisante » (39).

La suite de la recension se trouve à cette adresse.

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Regards croisés

  1. ce texte a été présenté au colloque international des 26 et 27 juin 2017 organisé par Sandra Laugier à l’Université de Paris Panthéon-Sorbonne, à l’occasion de la parution des traductions françaises de The Fragility of Goodness et de Poetic Justice de Martha Nussbaum. Nous publions ici une version remaniée du texte qui été prononcé lors de ce colloque.
  2. Martha C. Nussbaum, The Fragility of Goodness, Luck and Ethics in Greek ragedy and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986
  3. Martha C. Nussbaum, Poetic Justice, The Literary Imagination and Public Life, Boston, Beacon Press, 1995
  4. Martha C. Nussbaum, La Fragilité du Bien, Fortune et Ethique dans la Tragédie et la Philosophie Grecques, tr.fr. G. Colonna d’Istria et R. Frapet avec la collaboration de J. Dadet, J.P. Guillot et P. Présumey, Paris, Editions de l’éclat, 2016
  5. La Fragilité du Bien, op.cit., p. 151
  6. Fragilité du Bien, op.cit., Préface de 2001, p. XXXV
  7. Martha C. Nussbaum, L’art d’être juste, tr.fr. S. Chavel, Paris, Climats, 2015
  8. L’art d’être juste, Paris, Climats, 2015, p. 163
  9. La Fragilité du Bien, p. XXII
  10. Ibid., p. XXI, je souligne
  11. p. XXXV, je souligne
  12. La connaissance de l’amour, Love’s Knowledge (1990), tr.fr. S. Chavel, Paris, Cerf, 2010, p. 15
  13. La Fragilité du Bien, p. 163
  14. La Fragilité du Bien, p. 17, je souligne
  15. La Fragilité du Bien, p. 19, je souligne
  16. p. XXI
  17. La Fragilité du Bien, p. 23, je souligne
  18. p. XXII
  19. p. XXII
  20. The Fragility of Goodness, op.cit., p. 27, cité et traduit par Pierre Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, Paris, PUF, 2011, p. 12
  21. p. XXXV
  22. L’art d’être juste, op.cit., p. 129-130, je souligne
  23. Ibid., p. 129
  24. p. 130
  25. p. 142)
  26. p. 131
  27. La Fragilité du Bien, p. 161
  28. p. 130
  29. p. 142
  30. p. 142, je souligne
  31. La Fragilité du Bien, p. 163
  32. La Fragilité du Bien, p. 11
  33. L’art d’être juste, p. 131
  34. Ibid. p. 143)
  35. La Fragilité du Bien, p. LI, je souligne
  36. p. LI, LII, je souligne
  37. p. LIII
  38. p. LVII
  39. p. XLIII
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