Albert le Grand : Métaphysique, livre XI

La très belle collection Sic et Non publiée chez Vrin nous livre une traduction et une édition bilingue, laquelle figurait initialement en annexe de la thèse de doctorat d’Isabelle Moulin soutenue à l’université de Paris I, sous la direction de Rémi Brague, en 2004, et qui présente les traités 2 et 3 du commentaire d’Albert le Grand à la Métaphysique d’Aristote1. L’unité de l’ouvrage est définie par la démonstration continue de l’existence d’un premier moteur non mû et de ses propriétés, à partir d’une déduction des principes premiers. Le maître de Cologne y commente les livres 6-10 de la Métaphysique que la tradition a étudiés comme la théologie d’Aristote, ce que les spécialistes en philosophie antique peineraient à concéder, et qu’Isabelle Moulin estime former « le cœur et le sommet de la métaphysique d’Aristote »2 ou du moins, l’un des sens possibles de la science de l’être en tant qu’être en tant qu’elle étudie la substance première et se fait science du divin.

A : Une introduction substantielle

L’introduction d’une centaine de pages propose une étude claire et détaillée de l’histoire de ce texte et de son contexte dans l’œuvre du docteur universel en posant la distance conceptuelle qui le sépare du commentaire de jeunesse à la Physique, en particulier du livre VIII qui thématise le même problème en référence à la notion de mouvement naturel. Cette œuvre de maturité d’un théologien chevronné suit l’enchaînement des chapitres d’Aristote. Le chapitre 6 s’attache à démontrer l’existence et la nécessité d’un premier moteur immobile, le suivant étudie en propre le type de causalité qu’il opère – et c’est peut-être celui où la philosophie d’Albert le Grand ressort avec le plus de force en ce qu’il interprète ladite causalité en termes d’émanation et de flux. Le chapitre 8 est un morceau de cosmologie et d’astrologie où l’auteur fait montre de son immense culture scientifique et discute le problème, âprement débattu à l’époque, de l’éternité du monde, mais également celui de l’animation des cieux. La dernière partie de l’ouvrage est tout entière consacrée à l’intellection divine, par laquelle l’intellect s’intellige lui-même dans un acte pur ce qui fournit à l’auteur une occasion de développer ses propres thèses en noétique.

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L’introduction s’interroge également sur la méthode d’interprétation propre à Albert le Grand, en la différenciant en particulier de celle de son illustre élève et successeur Thomas d’Aquin, dans l’ombre duquel il est souvent resté, et remarque que le premier privilégie une exégèse littérale, quitte à répéter simplement le texte-source en variant quelques mots dans le style de la paraphrase glosée. Cependant, la perspective d’Albert le Grand est enrichissante à deux niveaux, que souligne Isabelle Moulin. Premièrement, le commentaire laisse place à des digressions, qui sont autant de temps de suspens dans le fil de l’interprétation du texte aristotélicien et dans lesquelles le maître de Cologne développe ses propres considérations sur un point doctrinal ardu ou encore fait état des controverses, anciennes et modernes (au sens où les médiévaux se déclaraient eux-mêmes modernes), sur tel problème particulier. C’est par exemple le cas du chapitre 13 où l’auteur livre une « digression qui explique comment les intellects séparés sont dits être unis au corps » et où il témoigne d’une immense érudition et d’un attachement scrupuleux à authentifier les citations, voire à corriger les commentaires antérieurs, sans omettre pour autant de trancher en faveur d’une position par des arguments rationnels – ce qui atteste qu’il s’agit bien de l’œuvre d’un philosophe.

B : Sources et influences

L’intérêt majeur de cette publication de la philosophie première d’Albert le Grand réside, au vu de l’introduction, dans cette mise en lumière des sources qui nourrissent et irriguent la réflexion du docteur, en même temps qu’elles l’influencent considérablement. En effet, Isabelle Moulin, dont l’érudition est à tous égards impressionnante, replace le texte et l’auteur dans un processus plus large d’acculturation des textes arabes, juifs et néoplatoniciens dans le moyen âge latin du XIIIe siècle, et insiste sur le rôle central et essentiel qu’a joué Albert à la fois dans la transmission d’Alexandre d’Aphrodise, Avicenne, Averroès, Plotin et Proclus, et dans la promotion d’auteurs restés dans les marges de l’historiographie : Maïmonide, Al-Ghazali, al-Farabi, Pseudo-Denys l’Aréopage, Porphyre, Cicéron, Boèce, mais aussi en ce qui concerne la découverte d’auteurs quelque peu oubliés par la tradition : Al-Kindi, Avempace, Abuchacher ou Ibn Tufayl, Ibn Bagga, Alpétrage, Thabit Ibn Qurra, Isaac Israëli, Ibn Gabirol, Avicébron, Thémistius, Jean Philoppon, Avendeuth, Calcidius, Hilduin, Apulée, Numénius. On comprendra d’après cette liste non exhaustive des sources recensées que le commentaire d’Albert ne saurait se réduire à une simple lecture de la Métaphysique d’Aristote dans sa traduction dite de la Media par un anonyme du XIIe, mais porte sur un texte enrichi, alourdi diraient certains, par toute une tradition néoplatonicienne et arabe, comprenant notamment La Théologie pseudo-attribuée à Aristote. La part belle donnée au dépouillement des sources montre de manière définitive qu’Albert arrive en bout de course : les Grecs ont été lus par les Arabes qui, à leur tour, ont été lus par les Latins3. C’est sous l’angle de la réception des textes et de la lente sédimentation des influences qu’Isabelle Moulin donne à lire le texte.

Cependant, il est notable que « s’agissant du traitement de ses sources, on assiste souvent à une mise à plat : il [Albert] a du mal à les hiérarchiser », et il semblerait que l’on puisse adresser un reproche similaire à son éditrice qui, bien qu’elle en fasse un parti-pris assumé4, enchaîne un catalogue de références sans pondérer l’importance proportionnelles des unes par rapport aux autres, par exemple celle d’Avicennce, d’Al Farabi, ou de Proclus, dans l’établissement de la pensée du maître de Cologne. De même, le lecteur, un peu perdu dans ces références pléthoriques, peut regretter, outre l’absence d’un index nominum, le manque d’un réel exposé doctrinal ou d’une analyse centrée sur les concepts de flux, d’émanation ou d’effusion, lequel aurait permis de mesurer davantage l’originalité de la philosophie d’Albert le Grand5. Une confrontation de ce commentaire avec l’autre traité magistral de métaphysique albertinienne, le De causis et processu universitatis a prima causa, aurait également permis de discerner la part de réception et de commentaire de l’innovation conceptuelle du maître.

Il n’en reste pas moins que la culture encyclopédique de l’auteur et son syncrétisme sont mis à l’honneur dans cet ouvrage qui montre l’essor et le bouillonnement intellectuels du XIIIe siècle. La traduction limpide restitue élégamment le texte et, si le but déclaré de cette édition est de donner à lire le texte d’Albert6 sans surcharges, en vue de futures études, elle offre de ce point de vue un travail précieux doté d’un appareil de notes abondantes et développées et assorti d’une bibliographie conséquente qui, en explicitant l’intertextualité, fait de cet ouvrage un outil indispensable pour les analyses en philosophie du moyen-âge.

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  1. Albert le Grand, Métaphysique, livre XI, Traités 2 et 3, trad. Isabelle Moulin, Vrin, Paris, 2010
  2. Ibid. p. 8
  3. Ibid. p. 58
  4. « La longueur de nos considérations sur un auteur n’est volontairement pas significative de l’importance de ce dernier chez Albert le Grand », p. 87
  5. À cet égard, on ne peut qu’attendre avec impatience la publication en deux volumes de la thèse de doctorat d’Isabelle Moulin qui devrait offrir une analyse de ces notions.
  6. cf. p. 101
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