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Arnaud Sorosina : Le Scorpion de l’histoire. Généalogies de Nietzsche (partie I)

Présentation de l’ouvrage

 

La version éditoriale d’une thèse est souvent le signe d’un travail remarquable. A fortiori lorsqu’il s’agit d’une version d’une telle qualité de langue que celle proposée en 2020 par les éditions Classique Garnier[1]. Outre la maîtrise de son propre sujet, le style et l’aisance de ton de ce livre nous encouragent à surveiller toute parution de son auteur, Arnaud Sorosina[2], tant l’ouvrage est facile à lire malgré sa taille imposante (758 pages, bibliographie et index exclus). Le Scorpion de l’histoire, Généalogies de Nietzsche est donc le livre issu de quatre ans de travail, Arnaud Sorosina ayant soutenu sa thèse en décembre 2016, Les Historicités de Nietzsche : une perspective génético-généalogique, sous la direction de Bertrand Binoche, auprès de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Avant que nous n’abordions cette recension et n’entrions dans le vif de son sujet, il faut que nous précisions que ce livre est très riche. De fait, l’élaboration de cette recension a préalablement exigé que nous établissions une série de choix, à partir des nombreuses possibilités disponibles après lecture. En vérité, comme nous le présentons plus après, les trois parties sont trois types de position vis-à-vis de l’usage fonctionnel de l’histoire, chaque usage n’étant possible qu’à partir du seuil de réalisation du précédent. Nous aurions ainsi très bien pu choisir d’écrire cette recension à partir du deuxième seuil, ou depuis son troisième; nous avons fait le choix du premier, celui de l’esthétique de l’histoire — et donc du sujet. La présente recension ne saurait donc valoir pour étude exhaustive de la démonstration déployée par son auteur, aussi érudite que technique, et nous prions tout lecteur de garder en tête que nous avons choisi la perspective de laquelle nous étions nous-mêmes familier, de sorte que bien d’autres sens du livre auraient pu être saisis, par d’autres lecteurs. Aussi s’agit-il nécessairement d’un parti-pris — celui d’une « fervente sympathie » —, et de ce parti-pris, nous avons tenté de proposer un dialogue intellectuel avec l’auteur du livre, non pas contre mais avec et pour.

D’un style pédagogique, dans le sillage de bien des apports de Patrick Wotling[3], le livre mène une réflexion sur le sens de ce que signifie pratiquer de l’histoire de la philosophie, à partir de la métaphore du scorpion qui s’inocule son propre venin. La métaphore du venin (le pharmakon, déjà utilisée par Platon, notamment en Phèdre, 274e-275a) est connue : il s’agit de cette substance dont le dosage décide s’il s’agit d’un poison ou d’un remède. L’homme use de sa propre conscience, c’est-à-dire de son insertion dans un processus temporel — nous dirions plus tard, sous forme systématique : historicisé — en présence d’une telle dualité, si bien que la conscience oscille entre poison et remède. La conscience du sujet, d’une part, mais aussi la conscience de l’histoire elle-même (c’est-à-dire la conscience du sujet dans la conscience de cette conscience), peut être aussi terrible que salvatrice.

C’est là tout l’enjeu de la dialectique nietzschéenne telle que l’étudie l’ouvrage, plaçant le rôle de la relation du sujet à sa propre histoire (ici, comme on dirait à quelqu’un « je vais te raconter mon histoire ») au centre de la question ontologique. Il y aurait donc, si nous comprenons bien l’ouvrage d’Arnaud Sorosina, une prévalence du rapport du sujet à l’histoire (cette fois prise au sens commun du terme, comme récit universel), à partir de son propre flux personnel, dans la possibilité même d’interroger le monde : émotionnellement (esthétique), intellectuellement (philosophie) et, à partir de la combinaison de ces deux-ci, existentiellement (puissance). Dès lors, seulement, l’histoire comme phénomène décomposable peut se présenter à l’esprit et devenir l’objet d’une étude sans parti pris. Le « sens » de l’histoire ne pourrait apparaître que dans le dépassement (l’« autodépassement ») du sujet qui s’en inquiète. La quatrième de couverture ne paraît pas annoncer une autre hypothèse.

« La crise du sens historique caractérise selon Nietzsche la modernité, et le XIXe siècle en particulier. Voilà pourquoi la tâche de la philosophie, si elle veut officier comme une médecine de la culture, consiste à porter remède à ce sens historique dont l’hypertrophie est devenue pathologique. Or, ce que Nietzsche invite à considérer, c’est le fait que la saine philosophie n’est rien d’autre qu’une forme particulière du sens historique, lorsque celui-ci se réfléchit lui-même pour s’historiciser. Le généalogiste est cet historien qui retourne contre lui-même son propre dard : il est le scorpion de l’histoire qui s’immunise contre son propre venin. La réévaluation dépend tout entière de cet autodépassement du sens historique.[4] »

Il y aurait donc, pour Nietzsche, une évidente nécessité de l’acte de réduire cette « hypertrophie du sens », en cherchant ce dont il émane et ce qu’il a laissé, dans la culture, comme signe et comme traumatisme(s). L’historien de la philosophie doit commencer, donc, par reconnaître le caractère philosophique de la culture, avant de pouvoir apporter un quelconque « remède » au « sens de l’histoire », si sens il y a[5]. Autrement dit, il s’agit d’envisager l’histoire, et la philosophie, à partir d’une méthode fondamentale, actualisée par une focalisation sur les énoncés de Nietzsche allant en ce sens — rappelons le titre de la thèse d’origine : Les Historicités de Nietzsche : une perspective génético-généalogique.

 

L’éternelle actualité de Nietzsche

 

Bien des raisons existent pour un étudiant ou une étudiante de philosophie de se revendiquer de Nietzsche, et même pour n’importe quel type d’étudiant en sciences humaines : de l’apprenti-Faust à l’apprenti-Don Juan en passant par qui révère l’efficacité symbolique de la mythologie grecque, celui ou celle qui est attentif aux Beaux Arts, ou qui aime les bacchanales, Nietzsche adopte aujourd’hui une fonction universalisante et synthétique de la pratique de la philosophie telle que nous avons connaissance de ce qui se faisait au début du XXe siècle. C’est-à-dire au début du siècle dernier, à l’aube du caractère pragmatique de notre conscience historique. Nietzsche est une rock-star, aujourd’hui, et il y a plusieurs raisons à cela. Arnaud Sorosina parle de son caractère polémique — au sens de ce qu’il revendiquait lui-même la polémique comme foyer fécond —, nous venons d’évoquer d’autres possibilités, il en existe encore d’autres : le triptyque qu’il compose autour de Lou Andréas-Salomé[6], épaulé du poète Rainer Maria Rilke et de Sigmund Freud lui-même (deux autres rock-stars), la « Trinité » avec la même Lou Andréa-Salomé et Paul Rée, cette fois, ou son mutisme de fin de vie, tourné vers le piano, sa vie entière, ayant inspiré une abondante littérature[7], certaines de ses grandes idées, comme le concept de surhomme[8], exposé dans Zarathoustra, l’éternel retour, la volonté de puissance ou même l’œuvre magistrale qu’est La généalogie de la morale, et dont le titre est directement rappelé par le texte dont il est ici question. « Être ou ne pas être nietzschéen, telle n’est pas la question »[9].

Ici, le refus de s’inscrire dans une quelconque historicité de la popularité de Nietzsche ne semble  pas tant un refus de l’histoire qu’un refus de l’anecdote : c’est-à-dire le refus de ce qui est trop infime pour intégrer l’histoire[10]. Le degré de gravité auquel souhaite se tenir le livre d’Arnaud Sorosina renverrait ainsi aux seules questions fondamentales — à la métaphysique. Or la métaphysique souffre encore d’avoir été abandonnée par les grands maîtres, et  l’on pense à la synthèse des questions contenues dans le programme du criticisme kantien : « Qu’est-ce que l’Homme ? ». Il y a certes une façon de l’aborder à partir de Kant mais, de manière agonale, ou cumulative, il y aurait aussi l’abord nietzschéen : à partir du sens de la métaphore (Kofman), du rapport à l’histoire, et de l’autodépassement du sujet, en tant qu’il se considère produit et production d’historicisation, c’est-à-dire, en tant qu’il s’arrache à tout déterminisme par un criticisme tout nietzschéen — et non moins radical que le criticisme kantien. Loin de s’opposer, les deux approches se complèteraient pour qui choisirait de les saisir conjointement, comme des traditions l’une à l’autre familières (et pour cause, l’histoire de la philosophie est une), et l’on trouve de tels exemples dans l’œuvre de Clémence Ramnoux[11], par exemple, ou dans la contemporanéité des ouvrages tels que Nietzsche et la métaphore[12] de Sarah Kofman, déjà cité, et, outre-Rhin, en 1971, Wirklichkeitsbegriff und Wirkungspotential des Mythos[13] de Hans Blumenberg.

Finissons, quant au caractère brûlant de l’actualité historique de Nietzsche, avec le programme initié en 2019 par les Belles Lettres d’une publication des cours donnés par Nietzsche tout au long de sa carrière universitaire, sous la série de ses Écrits philologiques[14] — et de philologie, et de sa qualification par Nietzsche, il en est longuement question dans l’ouvrage donné par Arnaud Sorosina. La même année, les mêmes éditions publiaient les œuvres poétiques complètes[15] de Nietzsche, un opus jusqu’alors inédit pour le lecteur strictement francophone. En 2017, enfin, les mêmes éditions — décidément ! — rééditaient l’un de ses cours donnés à Bâle, qui annoncera pratiquement toute son œuvre de philosophe : Introduction aux leçons sur l’Œdipe-Roi de Sophocle, première édition de 1994, et publiaient une sélection de ses correspondances avec Lou Andréas-Salomé et Paul Rée, intitulée Notre Trinité. En quatre ans, donc, dans l’intervalle qui sépare la soutenance d’Arnaud Sorosina de la publication de la version éditoriale de sa thèse, l’édition française démultiplie et maintient les accès possibles à Nietzsche pour qui ne saurait pratiquer l’allemand et, ce faisant, rend donc l’auteur à la fois plus actuel et plus universel. Rappelons ici que la soutenance de thèse d’Arnaud Sorosina eut lieu exactement avant que ne paraissent tous ces ouvrages, témoignant d’une actualité d’intérêt, avant même l’actualité éditoriale.

 

Nietzsche, le criticisme du « sens de l’histoire » et la philosophie de l’histoire comme anthropologie

 

Le geste nietzschéen est avant tout un geste criticiste, au sens kantien du terme. La formule métaphorique choisie pour titre, le Scorpion de l’histoire, donne à cet animal qui emploie son propre dard contre lui-même pour se protéger des effets de son venin — la mithridatisation[16] — la responsabilité d’une analogie lourde de sens : le rapport possiblement empoisonné à la croyance en une histoire qui aurait un Sens ; avec une majuscule[17]. Nous voyons bien ici que Nietzsche écrit dans les décombres des systèmes hégéliens, et qu’il s’agit pour lui de saisir le sens donné au sens de l’histoire, comme procédant d’un constructivisme.

« […] La conséquence la plus notable de cette historicité du concept nietzschéen d’histoire, c’est que, pensée dans toute sa radicalité, elle porte Nietzsche à penser historiquement son rapport à l’histoire, en remettant continuellement sur le métier les concepts élaborés pour la rendre pensable.[18] »

On ne saurait donc penser, chez Nietzsche, la relation à l’histoire sans reconnaître l’intériorisation des modes de représentation de ce que l’on nomme histoire : il y a interdépendance organique. Voilà l’objet, le projet, de cet ouvrage : étudier les « réseaux » de problématisation qui sont à la fois à eux-mêmes la finalité de leur résolution et le renouvellement de leurs difficultés. Ici, nous ne cesserons pas de penser aux lignes de Blumenberg sur la place de l’histoire dans la pensée mythique (et vice-versa), ou même à Löwith pour ce qui est de l’histoire et de la théologie, lorsque nous lisons ce par quoi l’auteur continue le déploiement de la présentation de son objet :

« L’Histoire est une Erzählung, une élaboration diégétique qui ne restitue pas dans l’élément du discours ce qui a eu lieu tel qu’il a eu lieu et au rythme où il a eu lieu. Exactement comme l’espace pictural reconfigure, contracte, resserre et recompose en trompe-l’œil des « effets » de la réalité spatiale, telle qu’on la peut transcrire, tant bien que mal, en deux dimensions dans un cadre fixe et limité dans l’espace, le discours historique occupe une durée qui n’est ni homogène à, ni contemporaine de celle qu’il entend restituer : il l’institue en la constituant. De fait, le temps n’est pas retrouvé par une mimèsis narrative, mais il est entièrement recréé par cette élaboration. À dessein et à discrétion, le récit contracte ou dilate la durée, passe nécessairement bien des choses sous silence, choisit les types d’agents et hiérarchise les protagonistes.[19]

Cette activité d’institution en constituant nous rappelle furieusement la célèbre formule néokantienne, établie par Hermann Cohen, passée maxime de l’école des néokantiens de Marburg : « C’est la production même qui est le produit »[20] et nous la traduirions pour Nietzsche, d’après ce que nous comprenons de ce qu’écrit Arnaud Sorosina, par « C’est la forme de l’activité de l’historien qui est le sens de l’histoire ». Plus encore que l’histoire comme recomposition d’une narration, en vue d’un sens (télos), la pratique de la philosophie de l’histoire procèderait-elle donc d’une détermination, et au premier chef, les usages, la pragmatique de l’histoire comme démonstration :

« Les temporalités que [le récit] articule les unes aux autres sont mises au service d’une argumentation philosophique : c’est le logos qui s’empare des événements et de l’histoire pour les faire parler. C’est cela que nous appellerons « historicité » : l’élaboration philosophique d’une diégèse, qui entend établir une thèse. Aussi les mythes Grecs ne sont-ils pas des « historicités », tandis que les mythes platoniciens  en sont assurément. Il faut que le logos s’empare du muthos pour que le récit accède à la dignité de l’argumentation. La fable, la parabole ou le mythe ne peuvent donc être considérés comme des historicités qu’à condition de s’inscrire dans une démarche philosophique d’ensemble qui exploite leur portée conceptuelle et leur assigne une fonction argumentative.[21] »

Bien entendu, à partir de Blumenberg et, avant lui, avec Cassirer, nous émettrions quelque réserve au fait de refuser à ce que les mythes grecs, selon cette définition d’une « historicité », soient reconnus comme des saisies téléologiques, instituantes et constituantes, d’une rationalité démonstrative, à partir du mythe. Il nous a semblé que c’était précisément le sens de l’ouvrage déjà évoqué de Sarah Kofman, mais, plus généralement, de la plupart des énoncés de la philosophie du mythe, Gœthe ou Schelling en tête. Il y aurait, ici, toute une tradition philosophique de l’esthétique, de l’image — et des figures de l’imaginaire — que l’on pourrait opposer à l’auteur. Cela étant, il paraît que la condition finale (pour accéder à la dignité de son concept d’une historicité) balaie la restriction : quel élément des mythes grecs n’intégrait la fonction de partie d’un péri phuseos[22], à la fois cosmogonique, philosophique et, en écartant le caractère anachronique de la formule, théogonique, voire théologique ?

N’est-ce pas le sens de cette tradition directement issue de Kant, et à partir d’une version de laquelle Blumenberg propose par exemple une Lisibilité du monde (Die Lesbarkeit der Welt, 1979)[23] ? Cette faculté d’induire en lisant, de constituer en décryptant, dans un geste simultané, est éminemment anthropologique, si l’on suit la prescription de l’article de Cassirer pour la revue de psychologie de 1933, Le langage et la construction du monde des objets[24]. En effet, se constituant comme sujet dans la verbalisation de sa relation au monde des objets, et dans le dépassement des limites de la conscience du sujet par l’intégration de l’indicible dans le dicible, sur le modèle d’une volonté toujours croissante et progressant, le monde comme dicibilité est un monde comme lisibilité. Ce qui peut être dit peut être écrit, et lu. Cette progression constructiviste de la conscience, au travers de la performance mythique par exemple, est une activité productrice de cosmos articulant le logos à la faveur d’une forme préthéorique mais non pré-rationelle : le muthos. Dans la Lisibilité du monde, Blumenberg paraît substituer la question « Que voulions-nous savoir ? » à la question intercalaire de Kant (« Que puis-je savoir ? »), considérant que l’étude des désirs et des échecs de la connaissance répondent autant à la description de l’homme (le titre d’un autre de ses grands ouvrages), que la question fondatrice du criticisme « Qu’est-ce que l’Homme ? ».

Objet abordé de multiples façons, toujours propice à l’approche agonale, que telle tradition nomme d’une certaine façon, telle autre autrement, et qu’Arnaud Sorosina appelle une « historicité », il s’agit de comprendre ses modes de productions internes, les conditions formelles de sa production, et la mutabilité, en fonction de ces conditions formelles, du geste critique à leur égard. Car du statut des possibilités de traitement de ces « historicités » dépend la description même de l’homme, selon la logique d’un sens de l’histoire. Il faut, nous explique l’auteur, ne les considérer qu’au pluriel,

« dans la mesure où les rythmes et les modalités d’existence de ce qui est historique ne sont plus donnés d’emblée selon une partition commode qui offrirait à l’humanité l’apanage de l’historicité. Non qu’il faille refuser à l’homme une modalité spécifique de déploiement dans le temps, mais dans la mesure où il paraît salutaire de reconnaître que l’existence historique est surdéterminée par des facteurs temporels qui participent à cette histoire.

Nous appellerons dès lors historicité tout type de discours argumentatif qui s’efforce de lier entre eux passé, présent et futur, de façon à transformer l’expérience humaine du temps.[25] »

La définition des historicités étant clairement établie et posée, il s’agit désormais de composer avec elle, comme s’il s’agissait d’une unité combinatoire que son auteur pourra manipuler dans une analyse herméneutique, décomposant et isolant les différents éléments structurels de la relation de Nietzsche à l’histoire et, par là, de la philologie à la philosophie de l’histoire.

« Notre objectif consistera dès lors à montrer que les historicités de Nietzsche sont autant de solutions apportées aux insuffisances du « sens historique », insuffisances diagnostiquées dès les années de formation philologique. Mais bien loin d’abandonner le sens historique, c’est parce qu’il s’en fait une très haute idée que Nietzsche prend à partie ses chantres. Le sens historique est lui-même un phénomène historique en devenir, qu’il faut évaluer et remettre incessamment sur le métier pour l’approfondir. Ce flair de l’histoire est un sens historique, ce qui invite à se demander ce qui en a été fait, par qui il a été fait, ce qu’il est et ce qu’il veut désormais, pour déterminer enfin ce qu’il faut en faire. Voilà pourquoi le sens historique est indissociablement tendu vers le passé et l’avenir, s’il est vrai que son but présent est d’en réarticuler les rapports de la façon la plus juste et la plus féconde possible. Les historicités de Nietzsche sont autant de manières de penser à nouveaux frais ces rapports, en réfléchissant à l’édification de l’avenir éthique, culturel et politique, dans une confrontation au passé.[26] »

Nous retrouvons bien cette tension vers l’avenir dans toutes les formes anthropologiques que celui-ci peut prendre pour le questionnement humain, la prévalence de la problématisation du sens de l’histoire comme véritable étude de fond sur les conditions formelles qui président à l’édification des modalités (ou supports) du sens donné à l’existence : éthique, culture et politique. La projection vers l’avenir de l’activité de l’esprit se répartirait donc sur une tripartition, donnant trois formes au devenir de l’être, trois perspectives d’accomplissement ou de réalisation historique, à la fois du point de vue de la visée et de celui du retour sur les actes passés. Ces différents champs présageront chacun des grandes perspectives de l’existence, et nous rappellent à bien des égards le découpage augustinien[27], repris plus tard par Blaise Pascal puis, plus célèbre encore, par l’existentialisme chrétien de Søren Kierkegaard.

Arnaud Sorosina : Le Scorpion de l’histoire. Généalogies de Nietzsche (partie II)

[1] Arnaud Sorosina, Le scorpion de l’histoire. Généalogies de Nietzsche, Paris, Classiques Garnier, 2020.

[2] — Agrégé de philosophie, docteur en philosophie depuis cinq ans maintenant (2016), enseignant à l’Université Grenoble-Alpes jusqu’à l’année 2019-2020, et au lycéee Champollion (Grenoble).

[3] — Auquel les notes de bas de page (essentiellement) renvoient plus d’une vingtaine de fois pour reconduire vers la lecture de tel ou tel de ses livres. Il ne nous a pas toutefois semblé que l’auteur discutait des propositions de Wotling : il paraît plutôt avancer à partir de celles-ci. Sans doute très important pour le lecteur contemporain français de Nietzsche, Patrick Wotling est « un parmi d’autres » dans l’ouvrage de Sorosina, de sorte qu’il l’indique comme l’un des auteurs consacrés à une historicité particulière, p. 25, à savoir la « philologie ». De même indique-t-il Éric Blondel, même page, au titre de la « généalogie ». Pour régler la question des affiliations ou d’une « féodalité herméneutique », la philologie renvoie bien évidemment à la physiologie des affects, mais quand l’ouvrage s’y intéresse dans le chapitre 2 (et 1) c’est pour montrer qu’elle demeure tout de même une éthique de la lecture : celle de l’histoire qui ne doit pas être prise à la lettre. Saisie par la philosophie, la philologie est appelée à devenir un « centaure » puisqu’elle ne peut plus se contenter de ramper parmi les faits. Il y a de nombreux passages où cette idée est explicitée mais il faut voir notamment les pages 57 sq., 78-84, 95-97, 102 et surtout 110-120, 141-142 (qui concluent la question). 

[4] — Arnaud Sorosina, Le Scorpion de l’histoire. Généalogies de Nietzsche, Paris, Classiques Garnier, 2020, 4e de couverture.

[5] — C’est la « chute », si l’on considère cet ouvrage comme un roman linéaire, du livre : le « sens de l’histoire » ne trouve son efficience que dans le « sens historique » que donne au sujet le rapport (triple : esthétique, philosophique, existentiel) au travail sur son sens. C’est une formule de l’éternel retour du sens, ou, pour l’écrire en des termes que nous allons justifier par la suite, c’est le sens mythique de l’histoire comme épistémologie menant à l’ontologique (Cassirer, dépassant la prépondérance hégélienne de l’historicisme sur le systématisme, parle d’une phénoménologie de la connaissance).

[6] — Dorian Astor, spécialiste de musicologie et de Nietzsche, a écrit une brillante biographie de Lou Andreas-Salomé, parue en 2008, aux éditions Gallimard, collection « Folio biographies ». Il est aussi le co-directeur du deuxième volume des œuvres de Nietzsche dans la Pléiade, 2019, et du « dictionnaire Nietzsche » paru aux éditions Robert Laffont, collection « Bouquins », en 2017. À bien des égards, d’ailleurs, la tonalité de l’ouvrage Le Scorpion de l’histoire nous rappela la bienveillance et la tendresse d’un excellent livre de Dorian Astor, Deviens ce que tu es. Pour une vie philosophique, Paris, Autrement, 2016. Est-ce l’un des bienfaits de l’étude de Nietzsche ? Quoi qu’il en soit, Arnaud Sorosina remercie trois personnes, en fin de son introduction (p. 26), dont Dorian Astor.

[7] — On pense évidemment au Doktor Faustus, de Thomas Mann, paru en 1947, et de son personnage Adrian Leverkühn pour lequel  la vie de Nietzsche servit explicitement de modèle. Il faut aussi mentionner le fabuleux roman de Robert Musil, en deux tomes, L’homme sans qualités, 1930. Zweig, aussi, fut très influencé par Nietzsche et la liste serait très longue et mériterait un article en soi, des ouvrages qui doivent directement à l’une ou l’autre des grandes thématiques nietzschéennes.

[8] — Concept, notion (ou historicité) à propos duquel, de laquelle Arnaud Sorosina a rédigé la recension d’un livre de Marc de Launay, Nietzsche et la race, Seuil, 2020 : https://laviedesidees.fr/Marc-de-Launay-Nietzsche-et-la-race.html

[9] — Arnaud Sorosina, Introduction à op. cit., page 13.

[10] — Ce qui serait somme toute et de l’aveu de l’auteur lui-même, une référence au Wegsehen de Nietzsche, cf. Le Gai savoir §276, GF Flammarion, Paris, 1997, page 225.

[11] — D’une façon générale, la présence de Nietzsche est très importante dans l’œuvre de Clémence Ramnoux pour proposer une nouvelle façon d’aborder la question du mythe (nouvelle par rapport à Dumézil, par exemple). Voir à ce propos la parution de ses Œuvres complètes en deux volumes, par les éditions Les Belles Lettres, 2020, et plus particulièrement Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, dans le Tome I.

[12] — Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Galilée, 1983.

[13] — Hans Blumenberg, Concept de réalité et potentiel d’efficacité du mythe, 1971, partiellement traduit sous le titre de La raison du mythe, Gallimard, 2005, où il est abondamment question des matériaux et des spécifiés de cette rationalité de l’énoncé mythique, c’est-à-dire la métaphore. Voir aussi Paradigmes pour une métaphorologie, Paradigmen zu einer Metaphorologie, écrit en 1960, paru en 2006 chez Vrin pour l’édition française, mais surtout Naufrage avec spectateur : paradigme d’une métaphore de l’existence, Schiffbruch mit Zuschauer, écrit en 1979 et paru en 1994 aux éditions de l’Arche pour l’édition française. Il n’est pas question ici de faire l’inventaire des œuvres de Blumenberg sur la métaphore mais de signifier l’extrême coïncidence entre les préoccupations nietzschéennes et celles d’un Blumenberg, par la métaphore et le travail sur la philosophie des formes symboliques, héritiers du virage donné par Cassirer à ce qui pourrait bien être une forme de « deuxième » néokantisme. Ainsi, depuis le criticisme kantien et son programme anthropologique, l’approche herméneutique de Blumenberg, contemporain et adversaire de Heidegger, rejoint-elle et sert-elle l’ambition du philosophe de Kœnigsberg.

[14]Platon, Écrits philologiques, tome VIII, 2019 ; Rhétorique, Écrits philologiques, tome X, 2020 ; Histoire de la littérature grecque, Écrits philologiques, tome XI, 2021.

[15]Poèmes complets, Paris, Les Belles Lettres, 2019, traductions et notes de Guillaume Métayer.

[16] — S’il fallait, le titre de l’avant-dernier chapitre de l’Introduction est le suivant : Le Scorpion de l’histoire : une auto-mithridisation du sens historique (pp. 21-22).

[17] — Par cette majuscule, nous référons sobrement à ce qui nous paraît travailler en fond du rapport de Nietzsche à l’histoire, contre la lecture hégélienne de l’histoire — ce à quoi renvoient les premiers chapitres de la deuxième partie.

[18] — Arnaud Sorosina, Ibid., page 11.

[19]Ibid., page 13.

[20] — Hermann Cohen, Logique de la connaissance pure, in Marc de Launay (ed.), Néokantismes et théorie de la connaissance, Paris, Vrin, 2000.

[21] — Arnaud Sorosina, Ibid., page 13.

[22] — La tradition grecque, présocratique, platonicienne et post-platonicienne, du Peri Physeos (Περὶ Φύσεως), littéralement « à propos/sur la Nature », a produit une quantité importante de conceptions du monde comme cosmos, comme un système homogène. Nous dirions aujourd’hui que ces tentatives étaient assimilables à une démarche proto-scientifique, et elles passaient parfois par la parole mythique. Lire à cet égard le deuxième des trois volumes de la Philosophie des formes symboliques de Ernst Cassirer, Paris, Minuit, 1972. Tout récemment réédité en anglais, The Philosophy of Symbolic Forms, Volume 2 :Mythical Thinking, Routledge, 2020, témoignant, s’il est encore besoin, de la vitalité de ces problématiques.

[23] — La métaphore du monde comme Livre (sur le modèle biblique) à interpréter pour le décrypter, métaphore qui n’est pas sans rappeler le premier quatrain des Correspondances, sonnet baudelairien : « La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers » ; voir Hans Blumenberg, La lisibilité du monde, Paris, Cerf, 2007 pour la traduction française.

[24] — Jean-Claude Pariente (ed.), Essais sur le langage, Paris, 1969, Minuit.

[25] — Arnaud Sorosina,  op. cit., page 16. C’est l’auteur qui souligne.

[26]Ibid., page 21.

Ici encore, la détermination du concept de l’historicité n’est pas sans rappeler, par le caractère fonctionnel de son noyau, du point de vue de l’activité de l’esprit, la fonction de la métaphore chez Blumenberg — elle serait à la métaphorologique ce que l’historicité serait au sens de l’histoire. Des unités de sens combinatoires à la fois systèmes d’articulation et substrats de l’activité de la pensée, à la fois traces de la production (produit) et modes de la production (condition formelle).

[27] — Cette sorte de tableau proposé par Arnaud Sorosina pourrait être superposé aux trois domaines de la concupiscence de saint Augustin : la libido sciendi (savoir), la libido sentiendi (sentir), la libido dominandi (dominer) — où morale, culture et politique sont les contenants de différents dosage de ces trois activités fondamentales de l’existence humaine. Aujourd’hui, par exemple, la science domine la nature, le politique domine l’homme, la morale domine toute altérité.

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Pierre-Adrien Marciset est docteur en philosophie de l’Université de Nice Sophia-Antipolis (2016-2020) auprès de laquelle il a travaillé sur l’herméneutique de la figure littéraire du diable, du XVe siècle au XXe siècle, notamment à partir du mythe de Faust. Professeur certifié depuis 2016, il a enseigné trois ans dans le secondaire dans l’Académie de Nice avant de se consacrer à ses recherches sur la tradition de l’apocalyptique juive et les théories de la connaissances, approchées à partir des néokantiens, puis plus spécifiquement avec les philosophes allemands Ernst Cassirer et Hans Blumenberg.