Entretien avec Pascal Engel : Autour des Vices du savoir (partie II)

Entretien avec Pascal Engel : Autour des Vices du savoir (Partie I)

AP- Votre livre se structure en deux parties : « Raisons de croire et éthique de la croyance » et « Les prospérités du vice intellectuel ». La première partie est plus théorique et plus analytique (vous y précisez notamment votre position évidentialiste que vous annoncez dans l’introduction) ; la seconde se centre davantage sur des exemples et des cas pratiques, parfois liés à des enjeux contemporains : curiosité, foutaise, snobisme, bêtise. J’ai l’impression que ces deux parties correspondent aux deux Pascal Engel : le Pascal Engel philosophe analytique, professeur, spécialiste de Frege, Kripke et de Davidson (entre autres), d’un côté ; et de l’autre le Pascal Engel qui se situe dans la filiation de Benda, René Pommier et Revel, ironiste, polémiste et satiriste (oserais-je dire moraliste ?). Disons Pascal Engel et Ange Scalpel[1]… Comment ces deux dimensions s’articulent-elles dans votre livre et votre pensée en général ?

PE- En effet, selon moi le domaine l’éthique de la croyance ne se limite pas à une réponse à la question « Que doit-on croire ? » et à la question de savoir s’il y a des devoirs en matière de croyance, telle que la discutent les philosophes depuis Locke (au livre IV de l’Essay) et surtout depuis Clifford (dont Benoit Gautier a traduit récemment chez Agone le célèbre  The Ethics of belief sous le titre L’Immoralité de la croyance religieuse[2]) et la réponse que lui donna James (dans The Will to believe). En général on trouve le réquisit évidentialiste (de l’anglais evidence qui veut dire « preuve ») de Clifford (« On a tort, toujours et partout, de croire sans preuves suffisantes ») trop exigeant et la réponse de James, qui admet qu’on peut croire pour des raisons prudentielles, trop permissive. On ne peut pas répondre à ces questions sans analyser un peu la nature de la croyance.

C’est d’abord une disposition à agir, comme le soutenaient Peirce et Ramsey, mais elle ne s’y réduit pas : elle a une composante normative, qui est qu’elle est correcte quand elle est vraie, et qu’elle répond à des raisons. Je passe pas mal de temps dans la première partie de mon livre à discuter cette question, qui ne va pas de soi, et à défendre contre les philosophes fonctionnalistes et pragmatistes l’idée que la croyance n’a pas seulement un rôle motivationnel et que les raisons de croire ne sont pas des raisons pratiques. Je considère donc qu’il y a une essence de la croyance, contre ceux pour qui c’est un état indéterminé aux contours flous.  L’éthique de la croyance de premier niveau, ou première, énonce la nature des normes de la croyance, qui sont la vérité, et en dernière instance le savoir. Mais ces normes, qui sont a priori, ne prescrivent en elles-mêmes aucune obligation spécifique de croire de telle ou telle manière ou de former ses croyances de telle ou telle façon. Elle ne s’appuie sur aucun type de théorie de la connaissance spécifique, et n’a pas à discuter cette question (même si j’ai donné ma propre réponse dans mon livre Va savoir !)

Ce n’est qu’à un second niveau que l’éthique de la croyance proprement dite, c’est-à-dire comme conception de la manière de se comporter en matière de croire, et plus généralement de jugement, de connaissance et d’enquête, va se formuler.  Cette éthique seconde, comme je l’appelle, n’est plus simplement une théorie des normes et des raisons de croire, c’est aussi une théorie de ce qu’il est bon de croire, quand on juge et quand on s’engage dans une entreprise intellectuelle quelconque. Elle doit inclure, à la différence de l’éthique première, une théorie des vertus comme autant de manières de croire et de se comporter, si je puis dire, doxastiquement. C’est là que je rejoins en partie les théories de type aristotélicien, et plus exactement ce que l’on appelle aujourd’hui l’épistémologie des vertus, qui font des vertus des excellences issues de dispositions que l’agent cultive. Mais je ne formule pas, dans ce livre du moins, une théorie complète des vertus, comme le font des auteurs contemporains tels que Linda Zagzebski, Jason Baehr, ou en France Roger Pouivet. Le seul moment où je discute un peu la théorie positive des vertus intellectuelles est avec Descartes, auquel je consacre un court chapitre. Je ne produis aucune théorie positive des vertus, comme celles qu’on analyse souvent : l’humilité et l’honnêteté intellectuelle, la prudence, le courage et la patience intellectuelle. Je ne cherche pas non plus à faire un catalogue complet des vices intellectuels.

Vous noterez, par ailleurs, que les nomenclatures diffèrent beaucoup d’un auteur à l’autre, y compris dans la tradition thomiste. Je me contente d’examiner un certain nombre de vices comme la curiosité oiseuse, le snobisme, la sottise, le snobisme, l’arrogance qui sont tous, comme l’impertinence, le bavardage et le bullshit (la foutaise), des vices de l’indifférence au vrai et au savoir.  Les vertus correspondantes se dessinent en creux : curiosité intellectuelle, justesse du jugement, sobriété, humilité sans fausse modestie. Mon approche n’est qu’en partie aristotélicienne : les vertus et les vices concernent la formation des croyances conduite de l’enquête, et sont d’abord déterminées par nos devoirs envers la vérité et le savoir. Elles relèvent des maximes moyennes où ces devoirs s’appliquent à la vie commune de l’esprit. Mais quand il s’agit de formes profondes d’indifférence à la vérité et de perversion de l’intellect, j’admets, comme les aristotéliciens, une fort part de volonté et de liberté dans le caractère vicieux.

 

AP- Un point central sur lequel vous insistez et qui explique le titre de votre ouvrage est que des attitudes comme la foutaise, le snobisme ou la bêtise (vous avez écrit aussi il y a quelques années un texte intitulé « L’avenir du crétinisme [3]») ne sont pas des erreurs mais bel et bien des vices. Ce que disait déjà en un sens Musil dans sa fameuse conférence (la dernière conférence publique de sa vie) sur la bêtise en 1936 : la bêtise n’est pas défaut d’intelligence mais de volonté. En fait, on pourrait dire que vous défendez une forme d’antisocratisme moral : non pas « Nul n’est méchant volontairement », mais plutôt « Nous sommes tous idiots volontairement ». Est-ce que je me trompe ? Et, à ce moment-là, que faites-vous des facteurs de déterminisme social (environnement familial, éducation) qui font qu’un individu va pouvoir plus ou moins développer son intelligence selon qu’elle sera stimulée ou pas ? Est-ce vraiment toujours notre faute si nous sommes des crétins ?

PE- En effet, la bêtise est un peu au centre de mon livre, et j’en fais un vice. Mais toute mon analyse (qui doit beaucoup à celle de Kevin Mulligan) consiste à en distinguer deux niveaux : un niveau de base, portant sur les compétences et la rationalité (ou plutôt l’absence de compétence et de rationalité de l’agent stupide), qui consiste en des dispositions cognitives qui ne sont pas sous le contrôle de l’agent (ici déficientes) et un second niveau, réflexif, largement sous le contrôle de l’agent. Ce double niveau se reproduit pour toutes les vertus et les vices (et ici je suis essentiellement les épistémologues de la vertu comme Ernest Sosa et John Greco). Le niveau de base, c’est la bêtise comme erreur et irrationalité, et, comme le dit Kant, « à ce vice il n’y a point de remède ». Cette bêtise n’est pas nécessairement un vice, car elle est involontaire et on n’en est pas responsable. Le niveau supérieur, si l’on peut dire, est la bêtise comme sottise, qui est largement volontaire, ce que Musil appelle la bêtise sophistiquée ou savante, parfaitement compatible avec une grande intelligence comme faculté, et que Malebranche attribuait aux « savantasses », Molière aux sots prétentieux comme Trissotin et aux sottes savantes Bélise et Philaminte. Nous ne sommes pas idiots, bêtes, ou imbéciles volontairement, mais nous sommes sots, et vaniteux, arrogants, snobs ou impertinents (car ce sont des variétés de sottise) volontairement. La même division se retrouve dans les esprits faux, dont parlaient Pascal et Voltaire : il y a un certain type d’esprit faux qui raisonne mal, par déficience, et il y a un autre type qui s’obstine à raisonner mal, et qui est amoureux de sa fausseté même. C’est en effet plus aristotélicien que platonicien, car ce type de bêtise sophistiquée peut être décrit comme une forme d’incontinence ou de faiblesse de la volonté. C’est à ce second niveau qu’appartient le vrai vice intellectuel.

La question que vous posez est très pertinente : qualifier quelqu’un de crétin est-il une bonne explication ? Non, en deux sens. Premièrement les explications par le caractère, vertueux ou vicieux, sont secondes par rapport aux explications par les raisons : la bêtise est insensibilité aux raisons et aux normes épistémiques. Deuxièmement ce n’est pas une explication ultime. On peut être bête ou crétin au sens d’irrationnel ou de manque de jugement parce qu’on a été ainsi disposé socialement, par exemple parce qu’on n’a pas eu d’éducation suffisante, ou si l’on est, comme notre société digitale nous y pousse, soumis aux biais et aux illusions cognitives. On peut l’être aussi parce qu’on appartient à un certain milieu, par exemple parce qu’on est un bourgeois gentilhomme ou un snob. Dans tous ces cas, des explications par des structures de comportement ou des structures sociales sont essentielles. Mais elles sont, comme l’avait vu Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir, aussi des attitudes que les agents adoptent et ils en sont à ce titre responsables, notion que je trouve plus intéressante que celle d’habitus bourdieusien. Je ne prétends donc pas que les explications par le caractère soient nécessaires ni même suffisantes. Mais elles ont leur place quand il s’agit d’examiner non pas les causes générales et structurantes, mais les causes singulières, en histoire et en sociologie. Par exemple si Custer et Lord Cardigan n’avaient pas été des crétins vaniteux, ils n’auraient pas conduit leurs hommes au désastre à Little Big Horn ou à la Balaklava. Si George W Bush n’avait pas été un idiot, il n’aurait peut-être pas conduit les États-Unis dans la seconde guerre du Golfe. Un récent portrait cinématographique de Dick Cheney s’appelle opportunément Vice. Et quiconque a un peu fréquenté les milieux universitaires sait que la présence d’un professeur imbécile suffit à détruire un département tout entier. J’en dirai autant de la vie intellectuelle d’aujourd’hui : il y a des causes structurelles de bêtise, qui rendent en général les gens idiots et qui tiennent au système médiatique, aux réseaux sociaux qui favorisent le bullshit à grande échelle , à la distribution du pouvoir qui donne aux media un empire sans limites sur la vie intellectuelle (ou plus exactement le pouvoir de l’anéantir), et il y a aussi les stratégies particulières des intellectuels, par exemple nos intellectuels médiatiques, qui sont responsables de leur crétinisme.

Dans mon livre j’esquisse quelques éléments dans mon dernier chapitre sur les vices politiques, mais il y aurait bien plus à dire. Et le but de ce livre n’est pas de commenter les tendances récentes de notre culture digitale, ni l’actualité.

AP- Le 10 avril 2018 vous avez prononcé au Collège de France, dans le cadre du colloque « Scepticisme et épistémologie sociale », une conférence dont le titre m’avait alléché à l’époque : « Peut-on être en désaccord avec un crétin ? ». Cette conférence n’a fait malheureusement l’objet d’aucune captation audio ou vidéo. Pouvez-vous me dire en deux mots la réponse que vous proposiez à cette question ?

PE-  Je n’ai pas publié cette conférence parce que je n’étais pas sûr de mes idées. Il est pénible qu’aujourd’hui les conférenciers doivent se faire sans cesse podcaster et utuber dans la minute,  au lieu d’essayer leurs articles devant des publics variés pour les publier ensuite. Cette dérégulation permanente de la vie intellectuelle, soumise à l’image, est un des vices du savoir. Le propos de cet exposé était d’examiner ce que l’on appelle l’ »épistémologie du désaccord » (en fait un lointain descendant des tropes pyrrhoniens) : à quelles conditions un désaccord peut-il être rationnel , et si vos « pairs épistémiques » sont en désaccord avec vous, devez-vous renoncer à vos jugements t vous accorder avec eux ? Ils peuvent avoir plus d’information que vous, ou moins, et avoir de meilleurs jugements. Faut-il conserver ses positions initiales, au risque d’être dogmatique ? Et quand vous avez affaire à ces crétins, ou à des gens que vous jugez tels, faut-il réviser vos jugements ? A priori, il n’y a aucune raison de se conformer, ni même de ne pas se conformer, au jugement d’un crétin. Et pourtant un crétin peut, comme Caliban, avoir un peu de jugement et de raison. Il peut, comme Bouvard et Pécuchet, être très savant. Et un sujet rationnel doit aussi être capable de reconnaître ses propres moments de crétinerie. Pourtant, peut-il, s’il est rationnel, croire qu’il est stupide ? Il ne le peut pas, sauf à admettre sa propre irrationalité. En fait je ne peux même croire que je suis stupide, de par la nature même de la croyance. Voilà le genre de questions que je me posais. Je ne prétends pas voir obtenu une réponse, mais je serais tenté d’avoir sur ce sujet une réponse un peu paradoxale et déprimante : on ne peut pas être en désaccord avec un crétin, parce qu’on est forcé d’être toujours d’accord avec lui. Comme l’éléphant, il est irréfutable. Flaubert prenait le parti de Bouvard et Pécuchet, et peut-être ne suis-je pas plus intelligent que W. Bush.

 

AP- Les vices du savoir ne sont pas des erreurs, ce ne sont pas non plus des maladies qu’on pourrait « soigner » ou « guérir ». Dans un entretien radiophonique sur France Culture le 11 juin dernier vous déclariez ainsi que ce qui vous séparait de votre maître Jacques Bouveresse c’était au fond la conception thérapeutique de la philosophie issue de Wittgenstein. Pourquoi ? Pourriez-vous préciser de façon générale votre rapport à Wittgenstein, un auteur sur lequel vous avez au total assez peu écrit ? Que retenez-vous de lui ? Et que critiquez-vous chez lui ?

PE- Je suis un peu étonné que vous disiez que j’ai peu écrit sur Wittgenstein. C’est par lui, grâce à Jacques Bouveresse, que j’ai abordé la philosophie analytique dans les années 1970 (même si j’avoue que j’ai toujours préféré Russell, qu’enseignait Vuillemin, ou Ramsey) et je n’ai jamais cessé d’être stimulé par ses idées, même s’il n’a pas exercé sur moi la fascination qu’il a exercée sur certains en France. Certes je l’ai peu commenté comme auteur, car je n’ai pas beaucoup de goût pour l’exercice auquel semblent se consacrer la plupart de ses disciples, qui consiste à faire de l’herméneutique de ses manuscrits posthumes, mais j’ai en fait beaucoup discuté ses arguments, ou ceux qu’on a prétendu tirer de lui, et à de nombreuses occasions j’ai discuté des auteurs proches de lui, comme Mc Dowell, Kenny ou Hacker. J’ai notamment écrit des essais où je rejette son « scepticisme quant aux règles », j’ai discuté sa théorie de la signification comme usage,  j’ai rejeté dans Philosophie et psychologie[4] sa prétendue réfutation des théories fonctionnalistes et « cognitivistes » du mental, défendu contre ses disciples l’idée que les raisons peuvent être des causes, écrit plusieurs essais contre sa théorie du doute et des certitudes primitives, et me suis opposé à  sa philosophie de la logique néo-conventionnaliste dans La Norme du vrai et dans mes essais sur l’inférence logique. J’ai publié il y a une dizaine d’années un article (« The trouble with W*ttg*nst**n ») qui manifestait toute ma distance avec ce que l’on appelle son « quiétisme », son refus des théories, et particulièrement en métaphysique et en éthique. Je n’aime pas beaucoup non plus l’usage qu’on a fait de lui comme d’un nouveau sceptique ou d’un proto-pragmatiste, et ma position sur ce que l’on appelle la part « mystique » de sa pensée est la même que celle de Ramsey : «  Ce dont on ne peut parler on ne peut pas le siffler non plus. »

Mais vous avez raison d’évoquer Wittgenstein au sujet de cette question de l’éthique intellectuelle, car il est en effet, comme nombre d’auteurs de la tradition autrichienne sur lesquels a écrit Jacques Bouveresse, très occupé de la droiture de la pensée, de ses exigences morales, et des manières de corriger les abus, déviations et manquements au bon fonctionnement de l’intellect, particulièrement philosophique. Wittgenstein disait souvent que son travail consistait à expulser les propriétaires de logement insalubres pour les rendre habitables de manière digne. On présente souvent son approche de la philosophie, mais aussi de la culture en général, comme « thérapeutique » : il s’agit de soigner les maladies de l’entendement d’une époque, en particulier chez les philosophes, qui sont sans doute selon lui plus malades encore que les autres représentants putatifs de l’esprit. Et il me semble que, d’un point de vue wittgensteinien, on peut considérer les vices du savoir comme relevant, plutôt que d’une éthique de la pensée, d’une certaine nosologie de la culture. Peut-être, suggèrera un fidèle de l’ami Ludwig, que ce que je désigne comme des vices sont-ils surtout des maladies. Et peut-être que, comme pour les maladies, il est mieux de prescrire des remèdes, ou même d’attendre que cela passe, plutôt que de blâmer le malade ou appeler au réarmement moral. Au fond peut être vaut-il mieux prendre des mesures sanitaires pour éviter ces maladies de l’esprit. C’était ce que disait Tchekhov face à une dame qui manifestait une forme de bavardage et d’insensibilité au vrai. Peut-être n’y a-t-il pas vraiment d’éthique de l’intellect, mais plutôt une certaine pratique de l’hygiène intellectuelle, du travail sobre et sain.

Cette hygiène fait sans aucun doute partie de l’éthique de l’intellect, mais à mon sens elle ne s’y réduit pas. L’une des constantes de la pensée de Wittgenstein est de tenir l’éthique comme quelque chose que l’on ne peut dire, ni théoriser, mais seulement vivre. Je crois que c’est la position de Bouveresse également, même s’il n’a jamais cessé d’écrire comme un Kulturkritiker, dans ses livres sur Musil et Kraus notamment. Il n’a pas cessé, en un sens, de faire de l’éthique intellectuelle dans la plupart de ses livres, mais sans jamais prendre la posture du moraliste, en indiquant seulement, par l‘exemple, pourquoi les choses vont mal et comment elles pourraient aller mieux. J’apprécie cette attitude, elle n’a cessé de m’inspirer, mais pour ma part, je ne vois aucune difficulté à théoriser sur l’éthique, en analysant les théories des devoirs, du bien, et des normes épistémiques comme pratiques, ainsi que sur la théorie des vertus et surtout la théorie des raisons. Il me semble que ces notions sont parfaitement définissables et dicibles. Une partie de la méta-éthique contemporaine porte là-dessus, et je n’ai pas l’impression que les travaux de Parfit, de Skorupski ou de Scanlon sur lesquels je m’appuie soient du bavardage moral. C’est précisément pour essayer de me démarquer de cette attitude anti-théorique, qui transparaît dans ce que l’on appelle l’éthique du care  mais aussi dans l’éthique minimale de Ruwen Ogien, que j’ai essayé d’esquisser dans ce livre une théorie des devoirs de l’esprit. Mais évidemment, ce n’est qu’une théorie philosophique, c’est à-dire fragile, soumise à toutes sortes d’objections. Et le fait de théoriser sur l’éthique intellectuelle n’a pas, plus que la méthode des exempla, l’ambition de faire la morale.

L’idée que l’éthique se vit mais ne se dit pas est sans doute aussi un peu le sens du reproche de moraliser qu’on m’adresse quelquefois : « Pourquoi rappeler nos devoirs éthiques en matière intellectuelle ?  N’est-ce pas jouer les pères la Vertu ou se comporter comme un Régent de collège ? » Le titre de l’émission de France Culture que vous mentionniez était: « Faut-il faire la morale aux intellectuels ? » C’est en effet un reproche qu’on adressait jadis à Benda. J’ai cherché à répondre à ce type de réaction dans la conclusion de mon livre. Et écrire sur les vices intellectuels ne nous immunisent pas non plus contre eux !

Je ne pense pas que le fait de rappeler ce qu’est l’exercice correct de la pensée, quelles en sont les normes, et à quelles structures de raisons elle répond, soit moraliser, pas plus qu’un ingénieur ne fait preuve de dirigisme quand il explique comment est construit un pont. Mais il y aura toujours des gens, notamment chez les philosophes, pour nous expliquer que la pensée est par elle-même liberté, absence de normes et de contraintes, que les philosophes doivent créer des concepts plutôt qu’analyser et améliorer ceux qu’ils ont déjà, et pour nous dire que quiconque rappelle qu’il y a des règles, en logique comme dans l’exercice de la pensée et qu’on ne peut pas dire n’importe quoi, est potentiellement un flic. Mais à ceux qui objectent que la vraie morale se moque de la morale, je réponds que ce n’est pas toujours vrai. Il y a des cas où la vraie morale ne se moque pas de la morale, notamment quand la coupe est pleine et que les bras nous en tombent. Dans ces cas, et j’en suis d’accord avec Jacques Bouveresse et Juvénal, difficile satiram non scribere. Mais la satire elle-même se veut morale, particulièrement en matière intellectuelle.

[1] Voir le blog La France byzantine à cette adresse.

[2] William Clifford, L’immoralité de la croyance religieuse, Traduction Benoît Gaultier, Paris, Agone, 2018.

[3] Minds, value and metaphysics. Philosophical essays in honor of Kevin Mulligan, volume 2, Springer, 2014, p. 135-148. Lisible en ligne ici. Pascal Engel a également coordonné une série d’été sur la bêtise durant l’été 2018 pour la revue en ligne En attendant Nadeau

[4] Pascal Engel, Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 1996

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Né en 1980, Henri de Monvallier est certifié de lettres modernes, agrégé et docteur en philosophie (thèse en philosophie médiévale sur Maître Eckhart sous la direction d’Alain de Libera soutenue en 2016). Il enseigne actuellement la culture générale en CPGE et en BTS au lycée Le Rebours (Paris XIIIe). Auteur de plusieurs livres (dont certains en tandem avec Nicolas Rousseau), il s’inspire notamment de Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse, Jean-François Revel, René Pommier et Michel Onfray (dont il est proche). Il donne depuis 2018 un séminaire intitulé « Philosopher en dehors des clous » dans le cadre de l’Université Populaire d’Issy-les-Moulineaux (UPIM) qu’il a fondée. Ce séminaire se donne pour tâche d’explorer les pensées d’inspiration rationaliste qui ont un rapport critique et polémique à la philosophie et aux illusions qu’elle entretient sur elle-même. Inconditionnel de la série des années 80 Miami Vice (Deux Flics à Miami), il a proposé durant l’été 2019 une série d’été sur l’interprétation de cette série pour le site deuxflicsamiami.fr (« Les trois oxymores de Miami Vice ») et lance à la rentrée 2019 une série de de vidéos consacrée à cette série sur sa chaîne YouTube.
Page Facebook de l’UPIM : « Université Populaire d’Issy-les-Moulineaux ».
Chaîne YouTube : « Henri de Monvallier ».
Principales publications :
1) Le Musée imaginaire de Malraux et Hegel. Essai de lecture croisée, Préface de Jean-Louis Vieillard-Baron, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2011.
2) Sagesses philosophiques (anthologie de textes présentés et commentés), Le Monde/Télérama, 2014.
3) Blanchot l’obscur ou la déraison littéraire, Préface de Michel Onfray, Autrement, « Universités populaires & Cie », 2015 (en collaboration avec Nicolas Rousseau).
4) Cahier de L’Herne Michel Onfray (direction), L’Herne, 2019.
5) Michel Onfray, La Danse des simulacres. Une philosophie du goût (introduction et appareil critique), Robert Laffont, « Bouquins », 2019.
6) Le Tribun de la plèbe. Introduction à la pensée politique de Michel Onfray, Éditions de l’Observatoire, 2019.
7) Les Imposteurs de la philo. Nouveaux sophistes et filousophes, Préface de Michel Onfray, Le Passeur éditeur, 2019 (en collaboration avec Nicolas Rousseau).
8) La Phénoménologie des professeurs. L’Avenir d’une illusion scolastique, Préface de Michel Onfray, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », à paraître en janvier 2020 (en collaboration avec Nicolas Rousseau).
9) L’Avenir d’une désillusion. Faut-il encore enseigner la philosophie en terminale ?, Éditions de l’Observatoire, à paraître en septembre 2020.
10) Revue Internationale de Philosophie, numéro spécial consacré à Michel Onfray (direction), Vrin, à paraître en octobre 2020.