Eric de Rus : La Parole ardente

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Dans ce petit livre étonnamment dense — à peine une centaine de pages — l’auteur livre, dans une langue à la fois claire et profonde, rien de moins que la clé du mystère de la vérité poétique. Il y a en effet — à l’âge du subjectivisme post-moderne et des facilités surréalistes on l’avait un peu trop oublié — une vérité de la poésie, une véritable connaissance poétique, car la poésie véritable ne parle jamais au hasard, au gré de la fantaisie plus ou moins hasardeuse d’un « créateur ». La poésie n’accomplit réellement sa tâche que lorsque sa parole se fait expression adéquate de ce qu’il y a de plus essentiel dans le mystère de l’homme et de sa condition.

Mais quel est donc ce « plus essentiel » ?

Prenant appui sur l’expérience — dans toute la profondeur du terme : comme épreuve, personnellement vécue, et comme la plus nette objectivité — Éric de Rus fait ici redécouvrir et comprendre, dans une langue admirablement limpide, ce qui fait l’essence de la poésie : un certain usage de la parole, usage qui renaît lorsque le langage n’est plus un instrument-fait-pour-dire, c’est-à-dire étiqueter sous des significations standardisées, abstraites et neutres, et qu’il retrouve sa force originelle de « parole parlante ». Ce qui rend « parlante » la parole, c’est de ressusciter en nos esprits, par la trouvaille d’un assemblage inouï de mots, le rapport vital et concret que chacun entretient avec la vie de la réalité, avec la réalité du monde en tant que vivante.

La Réalité, en effet – ce « monde » au milieu duquel nous nous mouvons dans l’existence – peut, lorsque notre perception se fait enfin assez attentive, assez recueillie, se révéler animée d’une vie, vie secrète et pourtant perceptible. Telle est l’intuition fondamentale qui sous-tend et guide le poète-philosophe dans son analyse, et à laquelle il amène le lecteur à faire retour, du sein de sa propre expérience intime. Car notre vie dans son aventure, en son déploiement au long des jours et des années, n’est pas un événement solitaire, isolé au milieu d’un « environnement », fait de « choses » inertes et indifférentes. Elle est inséparablement et intérieurement liée au mouvement de la Vie universelle, au devenir vivant de l’ensemble de la Réalité. Ce mouvement de la Vie universelle, qui produit à chaque instant l’advenue renouvelée et silencieuse de la totalité de l’être, en nous et autour de nous, on ne peut sans falsification le réduire à notre vie propre individuelle, étroitement humaine et corporelle ; et pas davantage l’opposer à celle-ci, comme si notre vie subjective lui était étrangère. Ce qui advient et ne cesse de naître dans ce mouvement, c’est ce que cherche à dire le vrai poète : « l’ultime de chaque chose ». Or, l’advenue de cet ultime ne nous est ni inconnue, ni étrangère, mais au contraire très familière, tellement familière que nous ne l’apercevons plus, parce qu’ayant laissé trop loin derrière nous notre enfance, pour nous hâter d’entrer dans le monde adulte des abstractions et de la rationalité technicienne, nous avons perdu le contact originel avec ce que nous avait appris, très tôt, ce que de Rus nomme une « expérience primordiale ».

Rapprochant la leçon essentielle de la « phénoménologie de la vie » développée par Michel Henry – la vie est la manifestation pure de tout l’existant, et en tant que telle, invisible, en-deçà du monde, seule elle est, par le processus de sa propre révélation, « elle est Présence »[1] — et la réflexion de la poétesse Kathleen Raine[2], De Rus nous renvoie à l’expérience primordiale du monde qui précède originellement toute séparation, et toute opposition, entre le moi humain et la nature, cette opposition par laquelle la nature n’apparaît plus que comme « objet », objet d’une « connaissance », qui n’est elle-même que représentation. Or, dans cette expérience primordiale, plus authentique et plus vraie que les oppositions artificielles introduites par la réflexivité, une sympathie innée et immédiate avec chaque existant réel nous a livré d’emblée un savoir intuitif, la connaissance que chacun de ces existants, ainsi que nous-mêmes, est porté dans l’être par une Vie qui les dépasse, qui les transcende.

Cette vie à la fois réelle et transcendante se donne à éprouver, et ainsi à reconnaître, comme la Présence. Présence dont l’avènement mystérieux convoque l’homme à lui répondre ; à lui donner réponse, comme étant celui dont le propre est de reconnaître et d’accueillir la transcendance. Ainsi, l’« expérience de l’essence dynamique de la réalité » suscite la « connaissance de la Vie éprouvée comme présence totale »[3]. Cette perception sympathique et unitaire de la Vie comme présence totale, c’est le « sentir pur ».

*

Le « sentir pur » révèle en chaque événement sensible — « le vol d’un oiseau, la blancheur du flocon, le parfum de la fleur » — ce qui fait de cette chose vivante une manifestation singulière de la Présence, ce qui fait sa présence singulière. C’est ainsi que chaque singularité sensible, « infime », révèle son essence propre comme manifestation de l’Immense. Et c’est du regard rendu ouvert et attentif à une telle révélation, que pourra naître la parole poétique. Le sentir pur est cet « habitus poétique » par excellence qui permet à l’âme humaine de « pénétrer le fond ultime de toute chose », et d’« éprouver son poids d’être ». Éric de Rus retrouve ainsi également, à partir de sa propre expérience poétique, un élément essentiel de la méditation de Heidegger : l’être humain n’accomplit jamais mieux son essence et son destin propre que lorsqu’il « habite en poète » le tout de l’étant ; placé « à la charnière entre la Vie à laquelle il est relié depuis son intériorité, et le monde matériel où l’insère sa corporéité »[4], il est « médiateur entre l’invisible et le visible »[5] il est cet « être de dévoilement »[6] à travers lequel passe, pour se révéler en pleine lumière, le « processus de création permanente où la Vie […] prend corps »[7].

Dans l’expérience du sentir pur, la subjectivité éprouve un saisissement émerveillé, devant la prodigieuse densité de sens, à la fois manifeste et mystérieuse, qui habite les choses et les êtres. C’est à ce saisissement émouvant, reçu de plein fouet comme l’appel de la Vie[8], qu’elle répond en cherchant les mots et le rythme du poème : elle répond d’abord par l’« écoute silencieuse », d’où peut naître ensuite une parole vraie, car vraiment vivante, capable, elle, de « parler la vie ». Et ce n’est pas le moindre mérite de ce petit ouvrage, que de nous rappeler au véritable sens essentiel de la parole humaine : « Parler la vie : tel est l’enjeu de la parole humaine. »[9].

Placé ainsi au seuil de la possibilité d’une authentique parole, d’un parler qui ne se borne pas à dire, l’homme se trouve alors devant la redoutable difficulté – l’austère responsabilité – de trouver l’expression propre à « délaisser la représentation en faveur de la mise en présence »[10]. Comment « parler la Vie » ? Comment, sinon en s’abstenant, avec vigilance, de parler à sa place ? Sinon en laissant parler, dans notre voix, la Vie elle-même ? Le dire poétique ne peut donc répondre à l’expérience bouleversante de la révélation de la Présence, que dans la mesure où le sentir pur, se faisant écoute recueillie, « entend parler les choses avec les accents d’une langue maternelle »[11]. Ce langage de la Vie, dans lequel s’adresse à nous, au cœur du silence de notre intériorité sensible, la Présence qui traverse, dynamique, toutes choses, est fait de symboles, de ces situations, événements et phénomènes symboliques dont l’apparition suscite en nous immanquablement, en vertu d’un « ordre archétypal du monde », des résonances affectives infinies, à la fois profondes, précises et énigmatiques. C’est pour cette raison que l’image poétique, qui est figure affective et symbole, et l’imagination, sont les modes fondamentaux et nécessaires de l’expression poétique de la vérité. Par ces images puisées dans « la langue archétypale de la nature » d’abord ressentie, le poète réveille en chacun « la mémoire de la Vie, ressuscitant […] les accents immortels de son indélébile Présence. »[12]

Cependant, la double médiation de l’image symbolique et des mots qui l’évoquent imposent tout autant à la conscience l’évidence de l’insurmontable éloignement de cette Vie transcendante : la mise en présence de l’essence intime des choses, par la symbolique innée de sa manifestation, ne révèle la Présence qu’en la faisant briller à distance, sur fond de son absence : « dans toute la beauté de son Absence ». L’analyse d’Éric de Rus atteint alors son point culminant, dans le paradoxe qui en manifeste au plus haut degré la subtilité : Certes, la parole parlante du poète, en suscitant les images affectives qui « disent » le sens intime de chaque réalité, nous fait presque sentir, dans toute sa force et son évidence, la Présence de la Vie ; mais elle ne la fait « toucher » que « comme l’Inépuisable » – comme inaccessible à notre prise : transcendante. C’est pourquoi le parler poétique, précisément lorsqu’il évite l’écueil du dire et de sa platitude, et qu’il parvient à donner voix à la parole silencieuse de la Vie, ne peut faire plus que « concilier l’incandescence du contact avec le Mystère et la réserve que sa transcendance impose ».

*

Portée par E. De Rus à ce degré d’intensité, la réflexion sur le processus d’où naît la parole poétique lorsqu’elle a le courage (et l’honnêteté !) d’oser assumer sa vocation propre – donner à reconnaître la vérité totale de l’existence – ne peut manquer de révéler la signification structurellement mystique de la parole humaine : du sein de l’immanence de la chair, où reste immergée notre sensibilité, la parole de l’homme, en sa modalité originelle fidèle au sentir pur de l’enfance, est attirée invinciblement par le mystère de la Présence transcendante. Aussi ne parle-t-elle vraiment, « en vérité », qu’en redevenant parole révélante, par l’acte poétique, où l’image-symbole et son rythme permettent de « prêter voix à la Parole absolue »[13].

Par-là, l’analyse intuitive et phénoménologique que propose Éric de Rus, de la genèse et du sens de la parole poétique, rencontre et recoupe certaines des intuitions fondamentales de la théologie du Verbe incarné. Si en effet cette parole, parce qu’elle est à l’écoute de la Parole absolue, a pour caractère propre de prêter chair, par sa voix, son rythme et son souffle, au verbe silencieux de la Vie transcendante, comment ne pas voir, dans cette alliance intime et sensible du verbe-sens et de la parole faite chair, l’origine du caractère nécessairement liturgique de la poésie ?

Qu’est-ce en effet que l’acte poétique, qu’il soit création ou simple proclamation, sinon la célébration de l’avènement de la Vie, comme chargée de Sens ?

 

Jean-François Lavigne

Université Paul-Valéry, Montpellier

Septembre 2019.

 

[1] E. De Rus, La parole ardente, p. 30.

[2] Kathleen Raine, Le monde vivant de l’imagination, Paris, Editions du rocher, 1998.

[3] E. De Rus, op. cit., p. 37-38.

[4] E. De Rus, op. cit., p. 45.

[5] Ibid.

[6] Ibid. ; Heidegger ne définit pas autrement le Dasein, ou l’« être-là » que nous sommes (Cf. M. Heidegger, Être et temps, § 44).

[7] Ibid.

[8] Op. cit., p. 49.

[9] Op. cit., p. 46.

[10] Op. cit., p. 48.

[11] Op. cit., p. 51.

[12] Op. cit., p. 55.

[13] Op. cit., p. 81.

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