Jean-François Pradeau : Héraclite

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Introduction 

A celui qui disait s’être cherché lui-même, la collection « Qui suis-je ? » aux éditions du Cerf, consacre une petite étude où Jean-François Pradeau rassemble l’œuvre d’Héraclite, sa biographie ainsi qu’une interprétation de sa philosophie. L’objectif étant, malgré les fragments d’œuvre de l’Obscur très dérivés, de parvenir à les extraire des influences stoïciennes et sceptiques ayant plus ou moins utilisé, mobilisé ou revendiqué la paternité héraclitéenne pour finalement la recouvrir. Pour cela, comme nous le verrons plus loin, J.-F. Pradeau insistera sur les aspects à la fois matérialistes et relativistes de ce qui nous a été rapporté de sa pensée, notamment sur la nature de l’âme dérivant ou procédant d’un Feu élémentaire primordial, et proposera aussi d’interpréter l’emploi du terme « logos » dans des perspectives strictement épistémiques.

La liste des œuvres traduites par J.-F. Pradeau est intimidante, de Platon à Plotin, en passant par Aristote ; il reprend dans ce recueil sa  propre traduction des fragments d’Héraclite publiée en GF Flammarion. Nous avons donc l’un des plus éminents spécialistes de la pensée grecque. Au fil de ces quelques pages,  Il prend le temps de nous reconduire à la source de ces fragments et les contextualiser, qu’ils soient cités par Platon ou Aristote, ou bien qu’ils soient issus des écrits et compilations des premiers chrétiens ou des critiques sceptiques.

  1. Vie et œuvre

Héraclite est né en Ionie et vécu dans la ville d’Éphèse, à une époque où la cité de Milet était le centre culturel de la Grèce entre le V et le VIème siècle avant Jésus Christ. Ici, J.-F. Pradeau s’en remet rapidement à Diogène Laërce dont il cite la biographie in extenso. Il s’étend alors sur la manière dont est décrite la fin pénible d’Héraclite atteint d’hydropisie et des remèdes qu’il s’infligea pour tenter d’en guérir.

J.-F. Pradeau insiste alors sur le caractère doctrinal de ce genre de description biographique, laquelle présuppose un système de valeurs qui se moque de la solitude d’Héraclite, misanthrope incapable de satisfaire à la vie commune et à la participation politique – ayant d’ailleurs abandonné sa charge royale à son frère – et dévalorisant aussi sa doctrine sur l’éminence élémentaire du Feu, en le faisant mourir de l’eau. Vraie ou fausse, on connaît également les blagues de première année de philosophie sur la mort de Spinoza et Hegel. La satire s’est poursuivie à travers les siècles avec notamment Lucien de Samosate dans Les philosophes à l’encan (IIème siècle) jusqu’en… 1936 avec Les deniers jours de Raymond Queneau… Le fond de l’affaire étant selon J.-F. Pradeau, que « Héraclite s’était donc distingué pour n’avoir pas voulu satisfaire aux exigences de la vie commune, de la vie en Cité qui étaient pour le Grec le propre de la nature humaine » (p. 20). Il est cependant étrange que l’intérêt des lecteurs se soit malgré cela maintenu ; même si ses éléments de doctrine seront toujours très critiqués, sa notoriété sera constamment saluée des premiers sceptiques jusqu’aux premiers chrétiens. Dans le Banquet 187a-b, Platon fait reprendre à Eryximaque le propos héraclitéen sur l’harmonie des contraires pour interpréter l’amour (p 28, sq). Mais Platon corrige certaines expressions d’Héraclite, et c’est cette critique voilée dans une reprise que Aristote va ouvertement attaquer  dans sa Rhétorique II, 5, 1407b14-18, reprochant le manque de clarté dans la ponctuation des phrases de L’Obscur ; de même que Platon dans le Théétète 180a 3-4 se moquera à nouveau de ce trait chez les héraclitéens.

J.-F. Pradeau restitue par la suite sa traduction des 148 fragments d’Héraclite qui nous sont parvenus, ceci afin de montrer le caractère limite de cette pensée : étant partiellement offerte et très dérivée, elle ne s’exprime cependant pas comme une suite de raisonnements ni un recours interprétatif au mythe ou sous forme de paraboles, mais selon la formule « oraculaire, qui invite celui qui l’entend à la réflexion, parce qu’elle l’étonne et provoque sa pensée » (p 54). Héraclite trouverait donc un caractère critique dans sa formulation même, exprimant comme un moment de décision critique où il faut se déterminer dans une voie à l’exclusion d’une autre. Cette pensée se tenant comme au bord du précipice porte donc cette charge vertigineusement ambiguë et vague de l’indécision et du risque : Aristote ne se privera pas à nouveau d’en critiquer la teneur, notamment pour se démarquer de son premier maître Platon en rappelant la proximité qu’avait eu ce dernier dans sa jeunesse avec « Cratyle et les opinions héraclitéennes » (Métaphysique A, 6, 987a29-b20). Cette généalogie qu’entreprend Aristote dans ces passages avait pour but de remonter à l’origine du problème du mouvement et à la théorie platonicienne de la participation, laquelle tente d’articuler la multiplicité sensible aux formes intelligibles. On connaît les critiques aristotéliciennes sur les arrière-mondes du platonisme, mais ce sur quoi J.-F. Pradeau revient, c’est précisément sur le caractère héraclitéen et sceptique de la démarche ou du tourment initial de Platon, alors que l’on aurait pu penser à un Platon plus proche de Parménide dans les fondements de sa pensée. Dans ce contexte, Pradeau cite à nouveau Aristote en Métaphysique G, 5 1010a1-19 avec sa réponse à Cratyle qui radicalisait la fameuse formule d’Héraclite en « on ne se baigne pas une fois dans le même fleuve », et son objection en Physique V, 4 228a9 qui distingue le changement quantitatif du qualitatif (p 63).

2. La philosophie d’Héraclite : du problème du mouvement au logos

C’est en concluant sur ce problème du changement et leurs critiques que J.-F. Pradeau fait commencer le chapitre de la philosophie d’Héraclite. Selon lui, « on peut donc à bon droit attribuer à Héraclite la thèse du « mobilisme universel ». Rien ne conserve dans le temps une identité telle que l’on puisse dire : « ceci est telle chose ». » (p 69). Et cependant, les fragments d’Héraclite maintiennent une unicité et un ordre du monde dont on peut connaître le principe constitutif (le Feu) et la mesure comme « harmonie des contraires » (p 70) : ce qui débouche sur une forme de « relativisme objectif, comme physique des relations qui suggère que ce que nous voyons ou percevons par le moyen des sens n’est pas ce qui fait la nature intime ou véritable des choses » (Ibid.).

Comment peut-on alors seulement prétendre connaître dans ces conditions ? Comment les principes de l’harmonie des contraires et du principe constitutif d’un ordre du monde en son élément primordial, le Feu (lequel est selon Héraclite, en perpétuelle transformation), comment donc tout cela peut-il être seulement connu alors que nous comprenons mal ce que nous percevons ?

Là-dessus J.-F. Pradeau opère un premier glissement en citant le fragment 66 : « La nature aime à se cacher », et donc, en fait nous ne connaissons rien, bien qu’en droit nous y ayons accès. Comment peut-on seulement avoir droit à cet accès ? Parce que, selon J.-F. Pradeau, la philosophie d’Héraclite a essentiellement un caractère critique, dont l’expression polémique doit engager et inciter à « une réflexion sur les moyens et les conditions de la connaissance, comme réflexion sur le logos : discours et raison » (p 72).

C’est le logos qui est la clé de la connaissance de l’ordre du monde et la détermination de sa mesure. J.-F. Pradeau propose alors de faire l’inventaire de l’emploi du terme par Héraclite pour effectuer d’importantes distinctions. Celui-ci est « l’écoute » (p 74) mais en tant que raison et explication : là-dessus, la syntaxe d’Héraclite entretient l’ambiguïté des emplois, modulant simultanément le logos comme discours et loi, et d’autre part comme mesure des choses (p 77). Dans tous les cas, c’est le fait d’entendre et d’utiliser convenablement ou non le logos qui fait connaître ou méconnaître, qui fait mener ou non une vie droite ou bien déplorable. Le logos se différencie donc des actes, il désigne une relation entre les termes et articule ceux-ci selon une forme que J.-F. Pradeau nomme « rationnelle » (p 80), donc cohérente, c’est-à-dire suivant et se développant selon une suite logique.

Selon ces premiers résultats, J.-F. Pradeau propose une alternative dans l’interprétation : « soit l’on attribue à Héraclite une compréhension « cosmologique » du logos (le logos et sa structure objective et rationnelle de la réalité dans son ensemble, il est la raison du monde), soit on lui attribue une compréhension « épistémologique » du logos (le logos désigne simplement la connaissance de la réalité, vraie ou fausse) » (p 83).

La première alternative de type stoïcien aurait « déformé » sur ce point Héraclite, ou du moins, l’aurait utilisé pour justifier des principes n’ayant rien à voir avec sa philosophie. Reste la deuxième voie d’un logos promettant une forme épistémologique, mais qui se heurte comme nous l’avons vu, au risque du scepticisme. J.-F. Pradeau cite alors le fragment 48 afin de déterminer la limite entre l’interprétation stoïcienne d’un logos identifié à des principes physiques, et les simples constats héraclitéens – constats que J.-F. Pradeau considère comme étant « matérialistes » (p 86) – qui décrivent le réel selon ses compositions corporelles. Par ailleurs, le logos ne fait selon J.-F. Pradeau que déterminer la « mesure » des choses, c’est-à-dire la « proportion » sans être identifié dans leur processus de constitution même (p 88), car « tout change perpétuellement, selon Héraclite, mais dans un certain ordre, qui peut être connu et mesuré » (p 89). Ainsi, les « changements élémentaires » constatés sont strictement matériels lorsqu’ils sont renvoyés à un ordre ou à l’unité du Tout, et selon J.-F. Pradeau, ces constats n’ont pas à être confondus avec le logos, comme le firent notamment les premiers chrétiens comme Hippolyte de Rome ou Clément d’Alexandrie dans leurs compilations et commentaires des citations d’Héraclite. Or « le logos n’est ici pour Héraclite rien d’autre que le moyen par lequel on atteint une certaine connaissance du tout (…) il ne s’agit en aucun cas comme le comprennent les stoïciens (et les lecteurs chrétiens à leur suite) d’un agent divin ou d’une structure objective du réel » (p 91).

Cette absence d’objectivité renforce donc le soupçon de scepticisme, et cela d’autant plus qu’une grande partie des fragments d’Héraclite revient régulièrement sur l’incapacité de la majorité à entendre le logos convenablement. Aussi, l’interprétation de J.-F. Pradeau propose de spécifier raison et usage : « la raison est un moyen commun à tous dont pourtant tous ne font pas usage » (p 94), raison étant ici le mode de réflexion de la phronésis qui évalue en permanence les situations du réel selon l’expérience et l’habitude. L’injonction héraclitéenne consiste donc à exhorter au bon usage de la raison au lieu de dormir dans leur monde propre (Cf. Fragment 117).

En quoi consiste un bon usage de la raison selon Héraclite ? C’est là ce qui peut dans une certaine mesure distinguer Héraclite d’un sceptique : face au mobilisme universel, un sceptique conséquent va demander de « suspendre son jugement » : là-dessus, J.-F. Pradeau consacre dans la dernière partie de son ouvrage une importante section dans laquelle il cite les Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus (cf. p. 104 à p. 127). Héraclite va pourtant inlassablement insister sur la nécessité de ce qu’appelle J.-F. Pradeau une « réforme de l’âme » (p 101). Et cela commence d’abord par une sévère critique de l’érudition, « de cette accumulation des savoir » (p 100), pour se tourner vers une connaissance qui « se rapporte à son objet (…) selon un certain usage de la perception sensible ». Ici J.-F. Pradeau en veut pour preuve le fragment 106 : « les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes s’ils ont des âmes barbares » (Ibid.). J.-F. Pradeau commente alors :

« de cette façon, Héraclite affirme que le témoignage des sens est la condition de toute connaissance, il en est la source, mais que faute d’une compréhension réflexive appropriée, il n’a aucune valeur. Et c’est bien pour cette raison que les éminents prédécesseurs, Hésiode, Pythagore et ceux que les Grecs tenaient pour les premiers savants et les fondateurs de la philosophie, sont condamnés » (p 100sq).

Il semble pourtant en relisant la citation d’Héraclite que les sens et leurs qualités perceptives soient déterminés selon l’état culturel de l’âme : une âme barbare ne perçoit qu’en « barbare » : les sens sont prisonniers de l’âme barbare. Comme J.-F. Pradeau l’indique page 120, le terme « barbare » renvoyant au non-grec et à ceux qui ne parlent pas grec, il est difficile de considérer Hésiode et Pythagore comme tels (Hésiode employant d’ailleurs le terme dans son œuvre). L’âme barbare semble donc être celle qui n’est pas apte à percevoir selon ce que révèle la langue grecque ; ainsi, elle ne peut que témoigner fallacieusement du réel, précisément parce que ses modes d’identification et de nomination sont étrangers à la langue et au monde grec. Les sens peuvent donc percevoir, mais s’ils sont en dehors du logos grec, ils ne sont nécessairement que de « mauvais témoins ». On peut aussi rappeler la formule kantienne sur la connaissance, laquelle commence par les sens mais n’en dérive pas ; ici, l’âme grecque est constitutive du témoignage des sens parce que cette structure originaire est produite et structurée par la langue grecque, donc dirigée par le logos qui affecte les sens. La critique d’Héraclite sur Pythagore au fragment 86 concerne donc moins la qualité du savoir pythagoricien que la manière dont il a cherché à s’en servir pour dissimuler ses intentions par l’érudition, alors même qu’il « a poussé l’enquête plus loin que tout autre » ; on ne peut d’ailleurs ici s’empêcher de relever un très beau lapsus éditorial lorsqu’il est écrit au hasard de l’impression qu’on attribuait à Pythagore « l’ubiquité et l’aptitude à visiter le royaume des mots puis d’en revenir » (p. 101) : peut-être qu’en effet, le reproche héraclitéen adressé à Pythagore concerne surtout son style et son expression même du logos, dont la fin visait moins à éclairer qu’à impressionner sous une érudition plus attentive à la lettre qu’à l’esprit.

Pourtant, J.-F. Pradeau conclut son explication concernant Pythagore en ces termes:

« Pythagore, manquant le logos, n’a fait qu’accumuler des savoirs et des informations savantes. Une accumulation qui échoue, parce qu’elle ne réunit pas selon Héraclite les deux conditions d’une intelligence de la réalité : la connaissance doit résulter d’une enquête sur ce qui est perçu par les sens ; et cette enquête doit être conduite par une âme réformée. » (p 101).

On peut cependant mettre cette affirmation en rapport avec le fragment 95 : « Le savoir ne consiste qu’en une chose : reconnaître qu’une pensée gouverne toutes choses à travers tout », mais J.-F. Pradeau préfère proposer une version d’Héraclite qu’il appelle « empiriste avant l’heure » (p 102), où « l’enquête philosophique doit s’en tenir aux choses sensibles, dont on doit rechercher l’ordre et la loi » (p. 103).

Là encore, outre le fait que plus haut, à la page 70, J.-F. Pradeau indiquait chez Héraclite la difficulté de percevoir au moyen des sens la nature des choses et leur compréhension, sur le terme même « d’empirisme », nous avouons ne pas savoir exactement à quoi se réfère J.-F. Pradeau, dans la mesure où chez Hume comme chez Locke, l’âme est au commencement « comme une tabula rasa » (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, 1 à 4), réfléchissant ses sensations ou bien affectant celles-ci de ses passions[1]. Or, pourquoi la conception du savoir selon Héraclite serait-elle de cet ordre, serait-elle « empiriste », si aux « âmes barbares » les « sens sont de mauvais témoins » ? si « réfléchir est commun à tous », les modes de réflexions sont pourtant spécifiques aux barbares par rapport aux non grecs selon le fragment d’Héraclite ; alors, comment pourrait-on seulement postuler une âme vierge au commencement de la connaissance particulière comme le font la plupart des empiristes en l’érigeant comme principe originaire de la connaissance ?

3. Du relativisme au matérialisme

J.-F. Pradeau introduit alors une distinction : si Héraclite ne peut être stricto sensu sceptique ou réduit à une lecture stoïcienne, il apparaît cependant au fil des fragments comme une sorte de relativiste complexe, voir même « perspectiviste » (p. 110), dans la mesure où Héraclite remarque différents niveaux de phénomènes selon leurs potentiels perceptif commun ou particulier : toutes les perceptions ne sont pas de même nature selon les sujets et la nature même du sensible ne coïncide pas avec la perception que l’on peut en avoir (Ibid.) : « la nature aime à se cacher ».

Mais selon Sextus Empiricus, Héraclite se contredit et « joue sur deux terrains à la fois » (p 114) puisqu’il affirme d’une part, que nous percevons les choses via les sens de façon relative, et que, d’autre part, nous accédons à leurs natures. Par exemple, l’harmonie des contraires est selon Héraclite la réalité même des choses, alors que pourtant nous n’accédons que relativement à sa perception. Dans son ouvrage Contre les savants, Sextus accentue sa critique, mais malgré son caractère partial, J.-F. Pradeau en retient un aspect comme valable : « Sextus attribue à Héraclite l’hypothèse selon laquelle la sensation est la seule source de connaissance, avec cette précision que le témoignage des sens n’a guère de valeur si l’âme n’est pas en mesure de le juger et de le nommer (voir les fragments 89 et 93) » (p. 119). A partir de là, si J.-F. Pradeau rappelle ici la signification des « âmes barbares » (p 120) convoquée au début, il ne la reconsidère pas et préfère réaffirmer une conception matérialiste de l’âme chez Héraclite, laquelle éclairerait même la signification du fragment 95 que nous avions cité plus haut : « l’air igné en quoi consiste la nature psychique ou intellective serait précisément cette pensée (gnômè) à laquelle l’âme participe à travers les sens » (p 122).

En effet, la constitution physique de l’âme respire ce qui la (re)constitue et s’active par la réflexion. La réflexion serait donc ici, si l’on veut être conséquent, non pas une activité de type épistémique comme repli sur soi du sujet de la connaissance, ou de reprise du reflet déterminant avec son retour significatif, mais une assimilation des éléments nutritif du milieu ambiant pour oxygéner l’âme.

Et J.-F. Pradeau considère implicitement cela comme étant l’équivalent d’une structure cognitive, conjointement à l’activité d’une âme nourrie par les sens, selon ces thématiques physiologiques. Aussi conclut-il à nouveau sur le caractère essentiellement matériel de l’âme chez Héraclite, laquelle, appartenant aux cycles, est mortelle comme le corps.

Mais à ce point, s’il est facile de comprendre le lien entre l’état matériel de l’âme et ses actes, il est plus difficile de comprendre comment et selon quoi cet état ou ces actes peuvent interagir en solidarité tout en ayant des données d’interprétations propres, et comment un état matériel peut témoigner d’un certain caractère moral. Là-dessus, il semble que les fragments d’Héraclite restent plus symboliques qu’explicatifs sur la qualité ou la valeur d’un acte. Si reconnaître notre constitution matérielle élémentaire peut nous faire comprendre une certaine forme d’inscription dans le Tout en ses compositions, il semble cependant moins évident de prendre cette même composition comme norme fondatrice d’un ordre éthique ou politique. Héraclite a sans doute tenté de suggérer en partie cela, mais il ne nous en reste que fort peu de trace suffisante pour en reconstituer le cours d’un raisonnement ou d’une démonstration.

C’est cependant ce qui fait le charme de la lecture d’Héraclite et de son commentaire selon J.-F. Pradeau car « si les limites de l’âme sont si « profondes » que l’on ne peut les atteindre, c’est parce que l’âme est capable de beaucoup, qu’elle peut porter son enquête sur n’importe quel objet » (p. 130).

Conclusion

Ce recueil a le mérite de rassembler avec clarté la vie, l’œuvre, et un commentaire interprétatif sur Héraclite. J.-F. Pradeau prend le temps de méticuleusement reconstituer l’origine et la source de plusieurs fragments importants, ce qui nous permet d’évaluer leur pertinence ou contexte pour mieux les apprécier. En cela, la voie choisie par J.-F. Pradeau est extrêmement stimulante puisqu’elle montre la nécessité de spécifier la pensée d’Héraclite alors même que ce qui nous en reste est souvent rapporté et critiqué au sein d’un commentaire. La difficulté est d’arracher cette pensée à ses réductions sceptiques (tout comme aux critiques de ces derniers) et à ses reprises stoïciennes. En cela, l’ouvrage de J.-F. Pradeau nous ouvre un horizon stimulant qu’il est important d’avoir à l’esprit pour approfondir et reconsidérer les fragments d’Héraclite, et  penser avec eux.

 

[1]             « Comme toute idée dérive d’une impression qui lui est exactement semblable, les impressions semblables à cette idée d’étendue doivent être soit des impressions dérivées de la vue, soit des impressions internes qui naissent de ces sensations. Nos impressions internes sont nos passions… » (Hume, Traité de la nature humaine I, 2è partie, section III)

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