Jean Grondin : Comprendre Heidegger – L’espoir d’une autre conception de l’être (Partie 2)

Jean Grondin : Comprendre Heidegger – L’espoir d’une autre conception de l’être (partie 1)

3. Heidegger : le projet philosophique et le choix politique

Publié en 2003, le troisième essai de de Jean Grondin, Comprendre Heidegger – L’espoir d’une autre conception de l’être, vise à « Comprendre pourquoi Heidegger met en question l’ontologie du sujet afin de lui substituer une ontologie du Dasein ». Comme le suggère cet intitulé, Grondin entend confronter la conception heideggérienne de l’être du Dasein avec le cogito cartésien qui définit la conceptionmoderne du sujet. Le Dasein, qui existe seulement « dans » un monde, « dans » un certain espace, nous est présenté, dès les premières sections de Sein und Zeit, comme In-der-Welt-Sein : « l’être-au-monde » (selon les traductions de Martineau et de Vezin). L’idée est d’un être « dans » (in) le monde, ce qui équivaut à dire : « L’être-dedans-le-monde » : « Par le mot in, nous comprenons d’abord le rapport de deux étants étendus “dans” l’espace du point de vue de leur lieu dans cet espace[1]. » Il s’agit du monde où j’habite, du monde où je me reconnais.

         Le phénomène premier du monde, ou du monde ambiant (Emwelt), pour Heidegger est d’ailleurs, écrit Grondin, celui de la familiarité (Vertrautheit) du monde vécu dans l’ordre de la préoccupation (Bersogen, Hantieren) (p. 62).

            Cette conception, afin d’être comprise, doit être confrontée avec la conception moderne (c’est-à-dire cartésienne), selon laquelle le sujet s’oppose et est extérieur au monde. C’est ce projet nominaliste de subjectivité que la notion de Dasein ou de l’être-dans-le-monde entend précisément briser et rouvrir. À cette fin, Heidegger engage une discussion avec Descartes dans Sein und Zeit. Nous livrons le passage controversé et crucial mis en relief par Grondin (cité ici dans la traduction de Martineau) :

             Il est possible, en s’orientant historiquement, de clarifier ainsi l’intention de l’analytique existentiale : Descartes, à qui l’on attribue la découverte du cogito sum comme point de départ du questionnement philosophique moderne, a examiné — dans certaines limites — le cogitare de l’ego. En revanche, il laisse le sum totalement inélucidé, quand bien même il le pose tout aussi originellement que le cogito. L’analytique pose la question ontologique de l’être du sum. C’est seulement si celui-ci est déterminé que le mode d’être des cogitationes devient saisissable.

Du reste, cette exemplification historique de l’intention de l’analytique risque en même temps d’égarer. Car l’une de ses premières tâches sera de montrer que la position initiale d’un moi ou d’un sujet d’emblée donné manque radicalement la réalité phénoménale du Dasein[2].

À cette ontologie du sujet cartésien, Heidegger oppose de maintes façons l’ontologie du Dasein. Grondin les analyse minutieusement, nous nous contenterons ici de les énumérer et de les énoncer succinctement :

1/ À l’idée d’un sujet coupé du monde des objets, Heidegger oppose l’idée que le Dasein est d’abord « être-dans-le-monde », toujours auprès des objets du monde ambiant ;

2/ À l’idée d’un sujet coupé d’autrui, il oppose l’idée d’un Dasein qui est toujours Mitsein, être-avec, ou MitDasein, être-en-communauté ;

3/ À l’idée d’une présence à soi du sujet, donc à l’idée cartésienne d’un accès privilégié du sujet à lui-même, Heidegger rappelle que le Dasein est aussi très souvent, sinon toujours, absent à lui-même, s’abandonnant à la dictature du « on » ;

4/ À l’idée d’un sujet compris à partir de son activité de pensée, de connaissance ou d’intellection, l’ontologie de Heidegger oppose une analyse du Dasein centrée sur sa quotidienneté (Alltäglichkeit) et sa « moyenneté » (Durchschittlichkeit) ;

5/ À l’idée d’une fermeture de l’ego sur lui-même, Heidegger oppose, et de multiples manières, l’idée d’une ouverture fondamentale du Dasein au monde et à ce qui l’entoure ;

6/ Enfin, Heidegger opposera au statut de subjectum que le sujet moderne s’attribue lui-même, en un singulier acte d’autopromotion, l’idée que le subjectum est d’abord « jectum » : c’est-à-dire littéralement jeté dans l’existence. Afin de traduire cette notion de Geworfenheit, Grondin parle de la « jectité» foncière du Dasein, qui s’oppose à la subjectivité cartésienne. En d’autres termes, la « jectité » irrécupérable du Dasein vient hanter de l’intérieur la « sub-jectivité » moderne. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné, la seule certitude du Dasein n’est pas le cogito sum de Descartes, mais le sum moribundus.  L’intelligence du Dasein, sur la base de sa temporalité irréductible, entraîne donc l’effondrement de la conception moderne de l’homme en tant que sujet permanent.

Heidegger ne renonce pas à toute idée de subjectivité ou d’autonomie de l’homme, mais il l’intégrera davantage à un idéal éthique d’authenticité qu’au point de départ de la métaphysique, ce que le concept de Selbständigkeit (maintien de soi et autonomie) corrobore. Le philosophe recourt à ce concept dans la deuxième partie de Sein und Zeit, alors qu’il traite le souci et l’ipséité :

         Le phénomène du pouvoir-être authentique ouvre le regard au maintien du soi-même au sens de l’avoir-conquis-sa-tenue. Le maintien du soi-même (Selbständigkeit) au double sens de la solidité et de la « constance » est la contre-possibilité authentique de l’absence de maintien de l’échéance ir-résolue. Le maintien du soi-même [autonomie] ne signifie existentialement  rien d’autre que la résolution devançante. La structure ontologique de celle-ci dévoile l’existentialité de l’ipséité du soi-même[3].

En écho au livre XI des Confessions (29, 39) – ego in tempora dissilui, quorum ordinem nescio, et tumultuosis uarietatibus dilaniantur cogitationes meae[4] –, le maintien du soi-même doit donc être conquis sur la déchéance et la dispersion du Dasein. Tel serait l’un des versants de l’augustianisme de Heidegger, conclut Grondin, si ce n’est celui de son néo-platonisme, voire de son platonisme secret.

Dans l’essai qui achève la première partie de son ouvrage, « Comprendre la théorie de la compréhension et du cercle herméneutique chez Heidegger », publié pour la première fois en 2017, Grondin présente une relecture de l’un des axes centraux de la philosophie heideggérienne : l’herméneutique de la compréhension, développée aux § 31-32 de Sein und Zeit, un ouvrage dont le but, répétons-le, est de révéler la question de l’être et de clarifier son sens. Les analyses heideggériennes du phénomène de comprendre, remarquablement exposées, prennent du relief par leur répercussion sur l’exégèse existentielle du Nouveau Testament de Rudolf Bultmann ainsi que sur la philosophie herméneutique de Hans-Georg Gadamer et de Paul Ricœur. « On peut dire que sans l’herméneutique du comprendre de Heidegger, cette philosophie herméneutique n’aurait probablement jamais vu le jour », souligne Grondin (p. 71).

            Situons brièvement la conception heideggérienne du comprendre dans le projet de Sein und Zeit. Dès son introduction, Heidegger nous dit que nous sommes intrinsèquement imprégnés par la recherche de la compréhension de l’être (Seinsverständnis), dont le sens reste néanmoins obscur[5].

L’être qui intéresse Heidegger dans Sein und Zeit est donc projeté dans l’idée de compréhension qui, bien qu’initialement imprécise, s’insinue déjà comme une caractéristique fondamentale de l’étant Dasein que nous sommes. C’est cette compréhension de l’être que Heidegger se dispose à interroger (befragen) et à expliciter (auslegen) afin d’en clarifier le sens.

Inscrit dans le cadre d’une analyse déterminante de l’« être-dans-le-monde », défini plus loin comme « une structure originellement et activement totale[6] » constitutive du Dasein, le sens heideggérien du comprendre (verstehen) n’est élucidé que dans le paragraphe § 31 (« Le Da-Sein comme comprendre »). Lorsqu’il défend l’argument que le Dasein a toujours été présent dans le monde sous l’horizon d’une familiarité (Vertrautheit) élémentaire, qui caractérise notre présence dans le monde sous le mode de la compréhension, Heidegger entend mettre fin à la représentation ordinaire du sujet en principe isolé du monde ou fermé sur lui-même. La logique de fond est celle d’une ouverture (Erschlossenheit) fondamentale du Dasein à son monde.

         Le Dasein est son ouverture.

         La constitution de cet être doit être dégagée. Mais dans la mesure où l’essence de cet étant est l’existence, la proposition existentielle : « le Dasein est son ouverture » signifie en même temps : l’être dont il y va pour cet étant en son être consiste à être son « Là ». Conformément à l’élan propre de l’analyse, il est donc besoin, en plus de la caractérisation de la constitution primaire de l’être de l’ouverture, d’une interprétation du mode d’être où cet étant est quotidiennement son là[7].

Une telle ouverture, convient-il de souligner avec Grondin, s’annonce dans la constitution même du nom Dasein : « être un Da-sein, c’est être « là » où s’ouvre l’être, où l’être s’est depuis toujours ouvert » (p. 72). Il s’ensuit que la compréhension sera constitutive d’une modalité privilégiée d’une telle ouverture ou de la manière dont nous sommes ce « là ».  Parallèlement au comprendre (Verstehen), l’affection (Befindlichkeit) constitue l’autre modalité fondamentale de notre ouverture[8]. Grondin, en traduisant ces deux termes par le vocabulaire philosophique traditionnel, ce que Heidegger s’est résolument défendu de faire, explicite : « Il y a dans notre présence au monde un élément d’affectivité, ou de passivité, qui se double d’un moment d’intellection » (p. 73).

Cette idée, nous le savons, est loin d’être totalement inédite, car la distinction entre une âme sensitive et une âme intellective apparaît chez Aristote, comme vu précédemment, et chez Kant, pour qui toute connaissance porte en son sein un élément issu de la sensibilité (Sinnlichkeit) et un autre, de la compréhension (Verstand). Cependant, et Grondin ne manque pas de le signaler, les contextes sont extrêmement différents : si Kant s’intéresse aux sources de notre connaissance dans le but de faire émerger les éléments aprioristiques de la constitution du sujet connaissant, l’approche de Heidegger consiste plutôt à éclairer les « modes » (Weisen) constitutifs du Dasein.

L’approche du Dasein comme affection (§ 29), illustrée par l’exemple de la peur (§ 30) et plus tard par celle de l’angoisse (§ 40), précède l’analyse heideggérienne de la compréhension (§ 31). Assurément, cette disposition n’est pas fortuite, car, comme le montre Grondin, « si Heidegger parle d’abord de la disposition affective, c’est sans doute parce qu’il veut montrer à quel point le Dasein est affecté par son monde sous le mode de l’affect ou de la Stimmung (tonalité) » (p. 74). En tant que modalité d’ouverture et comme disposition, le terme Stimmung, qui correspond chez Heidegger à ontique, englobe l’atmosphère, l’environnement dans lequel nous sommes immergés et dont l’existence est indépendante du sujet : nous sommes invariablement jetés dans une Stimmung[9]. Cette formulation aboutira au concept heideggérien fondamental d’être-jeté[10] (Geworfenheit). « L’affection, affirme cependant Heidegger, a à chaque fois sa compréhension, ne serait-ce que tandis qu’elle la réprime[11]. » Pour cette raison, nous disons avec Grondin que « la peur, l’angoisse, l’ennui, l’amour, la joie et la colère nous font toujours comprendre quelque chose » (p. 74). Il est donc inévitable que l’analyse de la compréhension (§ 31) soit liée au concept de tonalité ou d’affection et accompagne la logique suivante : chaque tonalité a sa compréhension ; chaque compréhension est affectée par une Stimmung (Verstehen ist immer gestimmtes[12]). D’après l’explication de Grondin : « Il n’y a pas de tonalité sans compréhension, ni de compréhension sans Stimmung. Il ne faut jamais oublier cet arrière-plan “pathique” dans l’analyse du comprendre » (p. 74).

Grondin, en procédant à une analyse minutieuse non seulement de la compréhension en tant que pouvoir-être projectif (§ 31), mais aussi de la façon dont la compréhension est explicitée dans l’interprétation (Auslegung, § 32), montre que la théorie de la compréhension et de l’interprétation, élaborée par Heidegger dans Sein und Zeit, permet d’assimiler l’ensemble de son projet philosophique et herméneutique.

« Le comprendre inclut existentialement le mode d’être du Dasein comme pouvoir-être[13] ». C’est en ces termes que s’introduit l’analyse de la compréhension. Pour Heidegger, le comprendre ne constitue pas prioritairement un mode intellectif du savoir ou un mode de connaissance, parmi d’autres, que nous pourrions, par exemple, discerner de l’explication. Sans aucune allusion directe, il renvoie à la distinction notoire établie par Dilthey entre le comprendre des sciences de l’esprit et l’expliquer des sciences exactes. C’est cette conception intellectuelle ou scientifique du comprendre qui intéresse Heidegger. « Le comprendre, explique Grondin, désigne moins ici un savoir qu’un pouvoir. Comprendre veut dire ici « pouvoir quelque chose » (etwas können, p. 75). Ce pouvoir-être correspond au mode d’être spécifique du Dasein, qui ne saurait être un étant subsistant (Vorhandenheit).

Heidegger souligne que cette possibilité intrinsèque au comprendre concerne prioritairement les trois modes caractéristiques du souci (Sorge) que le Dasein a de son monde : 1/ sa préoccupation avec l’environnement (Besorgen der Welt) ; 2/ sa sollicitude (Fürsorge) avec l’autre ; 3/ son pouvoir-être à l’égard de lui-même (Seinkönnen zu ihm selbest). Ces trois modes du rapport soucieux au monde forment un tout systématique dans l’analyse heideggérienne de l’être-au-monde et de son ouverture. Dans Sein und Zeit, Heidegger insiste sur la compréhension et sur la notion de possibilité qui lui est inséparable.

Cette notion de « possibilité » comme catégorie de l’étant subsistant (Vorhandenheit) doit être discernée du « possible ». Elle désigne ce qui n’est pas encore réel et ce qui ne peut jamais être nécessaire. Cette possibilité possède ontologiquement un degré moindre d’être que le réel ou que le nécessaire. Heidegger oppose à cette notion de possibilité concernant l’étant subsistant une notion de possibilité comprise comme « existential » afin d’affirmer qu’il s’agit d’une détermination du Dasein :

            En tant que catégorie modale de l’être-sous-la-main [Vorhandenheit], la possibilité signifie ce qui n’est pas encore effectif et pas toujours nécessaire. Une telle possibilité caractérise le seulement possible. Ontologiquement, elle est inférieure à l’effectivité et à la nécessité. La possibilité comme existential, au contraire, est la déterminité ontologique positive la plus originaire et ultime du Dasein.[14]

            À cet égard, Heidegger précise que le comprendre est un « pouvoir-être ouvrant » (erschließendes Seinkönnen). Les trois modes selon lesquels s’ouvre cette possibilité – la préoccupation, la sollicitude et le rapport possible à soi – ont également pour tâche de découvrir la réalité à laquelle ils donnent accès : la préoccupation découvre l’étant disponible dans son utilité ou inutilité ; la sollicitude fait voir la situation de l’autre comme l’occasion d’une assistance possible ; le rapport possible à soi découvre mon être possible tout court, ce que je pourrais être.

La compréhension – de laquelle Heidegger met en évidence le caractère de projet et l’idée qu’elle s’effectue en vue de possibilités (auf Möglichkeiten)[15] – a cependant la possibilité de se développer par elle-même. L’Auslegung consiste en « l’élaboration des possibilités projetées dans le comprendre ».  Ces possibilités sont projetées sur un triple plan : l’Umsicht (la circonspection), la Rücksicht (la sollicitude) et la Durchsichtigkeit (la transparence à soi). Heidegger insiste sur les anticipations qui constituent nécessairement toute compréhension et qui sont explicitées en tant que telles par l’explication. En effet, l’explication est ancrée sur trois moments : la Vorhabe (la pré-acquisition), la Vorsicht (la pré-vision) et le Vorgriff (la pré-saisie). Sur la base de cette structure tripartite de l’anticipation, l’Auslegung ne peut jamais être considérée comme une simple appréhension sans les présupposés d’un prédonné, ce qui équivaut à dire : il n’existe pas d’interprétation sans présuppositions. La triple structure d’anticipation de la compréhension est donc constitutive du sens à comprendre. Le sens doit être compris comme le cadre « existential » et formel (das existentiale Gerüst) de l’ouverture propre à la compréhension :

         Dans le projet du comprendre, de l’étant est ouvert en sa possibilité. Le caractère de possibilité correspond à chaque fois au mode d’être de l’étant compris. L’étant intramondain en général est projeté vers le monde, c’est-à-dire vers un tout de significativité, dans les rapports de renvoi de laquelle la préoccupation comme être-au-monde s’est d’entrée de jeu fixée. Lorsque de l’étant intramondain est découvert avec l’être du Dasein, autrement dit lorsqu’il est venu à compréhension, nous disons qu’il a du sens. Cependant, ce qui est compris, ce n’est pas en toute rigueur le sens, mais l’étant — ou l’être. Le sens est ce en quoi la compréhensibilité de quelque chose se tient. Ce qui est articulable dans l’ouvrir compréhensif, nous l’appelons le sens. Le concept de sens embrasse la structure formelle de ce qui appartient nécessairement à ce que l’explicitation compréhensive articule. Le sens est le vers-quoi, tel que structuré par la pré-acquisition, la pré-vision et l’anti-cipation, du projet à partir duquel quelque chose devient compréhensible comme quelque chose. Dans la mesure où comprendre et explicitation forment la constitution existentiale de l’être du Là, le sens doit être conçu comme la structure formelle-existentiale de l’ouverture qui appartient au comprendre[16].

Il en résulte l’assertion qu’interroger sur le sens de l’être revient à interroger directement l’être pour autant qu’il se tient dans la compréhensibilité du Dasein. De la sorte, tout le projet herméneutique de Heidegger s’éclaircit. « L’ouvrage s’interroge, écrit Grondin, sur le sens de l’être tel qu’il est compris par le Dasein. Éclaircir le sens de l’être, c’est élucider ce à partir de quoi (= le sens) l’être est compris » (p. 85). En somme, il s’agit d’éclaircir la pré-acquisition (Vorhabe), la pré-vision (Vorsicht) et la pré-saisie (Vorgriff) de cet être tel qu’il se donne dans la compréhension du Dasein. Cette élucidation du sens de l’être correspond précisément à ce que Heidegger appelle Auslegung (explicitation, interprétation). « Toute explicitation qui doit contribuer à de la compréhension doit avoir déjà compris ce qui est à expliciter». [17] En désignant cette relation circulaire comme un cercle de la compréhension, Heidegger stigmatisera ceux qui saisissent ce cercle comme un cercle vicieux. Sa première appropriation de la figure du cercle sera une négation (voir ce cercle comme vicieux, c’est méconnaître la compréhension), qui est suivie d’une invitation : « Ce qui est décisif, ce n’est pas de sortir du cercle, c’est de s’y engager convenablement. Ce cercle du comprendre n’est point un cercle où se meut un mode quelconque de connaissance, mais il est l’expression de la structure existentiale de préalable du Dasein lui-même[18]. »

L’entrée vigilante dans le cercle de la compréhension correspond au projet de Sein und Zeit et, en fait, de toute la philosophie heideggérienne.

           Son propos – écrit Grondin – est en effet de tirer au clair, en un effort d’explicitation herméneutique, les anticipations de la conception dominante de l’être (et du Dasein humain) afin de voir si elles sont puisées à la source ou si elles sont dictées, à l’être comme au Dasein, à partir d’idées convenues et que Heidegger se propose de mettre en question (p. 91).

Le jeune Heidegger qualifiait parfois de destruction cette élaboration de la préconception dominante de l’être et du Dasein. Nous ne devons pas comprendre ce terme dans un sens négatif de démolition, mais plutôt comme un effort de vigilance qui vise à assurer la justesse et la rigueur de la compréhension.

La figure du cercle cesse alors d’exprimer un vice logique pour prendre un sens plus descriptif : elle décrit la manière dont se produit la compréhension et dont elle peut s’élucider de manière critique dans la vigilance de l’interprétation. La figure du cercle invite ici, en principe, à un exercice de rigueur (p. 93).

C’est de cette manière que Heidegger confère au cercle de la compréhension un sens ontologique positif. Tout Dasein se comprend et comprend invariablement son monde en fonction de possibilités qu’il projette par avance. D’où la thèse que toute compréhension est animée d’anticipations et d’attentes.

A la suite de « Dépassser la métaphysique pour mieux poser la question » (deuxième partie du livre), Grondin aborde « La tragédie politique » chez Heidegger. L’analyse critique de la lecture de Heidegger par Bourdieu (« L’ontologie est-elle politique ? La question de la vérité dans la lecture de Heidegger par Bourdieu ») aboutit à l’essai questionnant : « Peut-on défendre Heidegger de l’accusation d’antisémistisme ? ». Contrairement à ce qui est fréquemment propagé, rares sont les passages chargés d’antisémitisme dans les Cahiers noirs : moins de 3 pages des 1800 les complétant.

Ces textes, d’un autre âge, où l’antisémitisme était répandu et pas seulement en Allemagne, sont abjects et fourmillent de stéréotypes stigmatisant la pensée « calculatrice » et le caractère « magouilleur » des Juifs (Heidegger fustige non moins durement et plus souvent encore les « manigances » des églises chrétiennes). Ce que l’on ne souligne jamais, c’est que l’on ne trouve aucun texte antisémite dans le premier tome qui correspond aux années 1931-1938. Si cela est révélateur, c’est que c’est dans ce tome que Heidegger justifie en long et en large son engagement. Il est persuadé que l’heure d’un « réveil » a sonné pour les Allemands, mais il n’y parle à aucun moment de l’antisémitisme des nazis (p. 240, souligné par l’auteur).

Bien qu’il soit possible de reconnaître et reprocher l’absence de bon sens politique de la part de Heidegger, il faut souligner, comme susmentionné, qu’il admet que son attitude envers le national-socialisme est une erreur, une illusion (Täuschung) depuis 1938 (peut-être dès 1934 quand il a démissionné du rectorat). Les pages à teneur antisémites apparaissent tardivement (à partir de 1938-1939). Comme l’affirme Grondin, cela se justifie du fait que, bien qu’il ait adressé des critiques au régime nazi ainsi qu’à son biologisme racial, Heidegger a été fortement influencé par la recrudescence de la propagande antisémite durant cette même période :

Les Juifs étaient quotidiennement dépeints comme les responsables des maux dont souffrait alors l’Allemagne, au premier rang, desquels il y avait le bombardement des populations civiles dont la propagande nazie faisait son miel. Cette propagande déformait évidemment les faits du tout au tout (quant à l’information qui circulait sur les camps, elle était décriée comme de la propagande alliée et « juive »). C’était cependant la seule version des faits à laquelle Heidegger avait accès. Il vivait dans une société extrêmement totalitaire contrôlant tous les moyens de communication. Cela ne l’honore pas, mais Heidegger a été victime de sa puissante propagande et de son propre aveuglement au sujet de la révolution dont l’Occident aurait besoin (p. 243).

L’erreur politique de Heidegger nous invite également à un exercice de compréhension de son projet philosophique, soit de la transposition de l’horizon d’attente du penseur à l’horizon politique, comme le défend Jean Grondin. Nous complèterons cet argument en mettant en évidence, avec Claude Romano, que « L’idée d’antisémitisme philosophique est un non-sens » :

Si nous voulons comprendre la philosophie du XXe siècle, nous devons lire Heidegger pour les mêmes raisons que nous devons lire Frege (un autre antisémite notoire) : parce que si nous cessons de lire Frege, nous devons cesser du même coup de lire la philosophie analytique dans son ensemble qui dérive tout entière de sa réforme de la logique. Tout ce qui s’est fait d’important au XXe siècle, au moins sur le Continent, provient d’une prise de position implicite ou explicite à l’égard de Heidegger. Si nous devions donner raison aux censeurs et, par exemple, comme ils le voudraient, ôter Heidegger de tout programme scolaire, nous rendrions inintelligible une grande partie de notre propre héritage de pensée. Il n’y a qu’une conclusion possible : nous devons vivre avec cela, avec le nazisme et maintenant l’antisémitisme de Heidegger, nous qui faisons de la philosophie. Mais il y a aussi, fort heureusement, d’autres étalons de mesure et d’autres critères pour juger de l’intérêt ou de la portée d’une pensée que ceux de sa proximité avec le nazisme : heureusement, car, dans le cas contraire, cela équivaudrait à consacrer le triomphe rétrospectif du nazisme sur la pensée[19].

[1] SZ, § 12, p. 54 ; trad. fr. cit., p. 63.

[2] SZ, § 10, p. 46 ; trad. fr. cit., p. 56.

[3] SZ, § 64, p. 322 ; trad. fr. cit., p. 249 (soulignés par l’auteur).

[4] Trad. fr. E. Tréhorel et G. Bouissou: « je me suis éparpillé dans les temps dont j’ignore l’ordonnance et les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées », Œuvres de Saint Augustin, t. 14, Deuxième série : Dieu et son œuvre, Les Confessions Livres VIII – XIII. Texte de M. Skutella ; introduction et notes de A. Solignac, Paris, Desclée de Brouwer (« Bibliothèque Augustinienne »), réimpression de la 2e éd., 1996, p. 338-339.

[5] Cf. SZ. § 1, p.4 ; trad. fr. cit., p. 26.

[6] SZ, § 39, p. 180 ; trad. fr. cit., p. 152 (souligné par l’auteur).

[7] SZ, § 28, p. 133 ; trad. fr. cit., p. 119 (soulignés par l’auteur).

[8] Cf. SZ, §31, p. 143 ; trad. fr. cit., p. 126 : « L’affection, écrit Heidegger, est une des structures existentiales où se tient l’être du “Là”. Or cet être, cooriginairement avec elle, est constitué par le comprendre » (souligné par l’auteur).

[9] Comme le montre M. Haar, la traduction de Stimmung serait impossible, et particulièrement Grundstimmung, car « il faudrait pouvoir en quelque sorte additionner en un seul mot : vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif ». Voir M. Haar, « La pensée de l’être et l’éclipse du moi », in La fracture de l’Histoire, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, p. 39.

[10] Cf. SZ, § 29, p. 135.

[11] SZ, § 31, p. 142 ; trad. fr. cit., p. 126.

[12] Cf. SZ, § 30, p. 142.

[13] SZ, § 31, p. 143 ; trad. fr. cit., p. 126.

[14] SZ, § 31, p. 143-144 ; trad. fr. cit., p. 127 (soulignés par l’auteur).

[15] Cf. SZ, § 32, p. 148.

[16] SZ, § 32, p. 151 ; trad. fr. cit., p. 132 (soulignés par l’auteur).

[17] SZ, § 32, p. 152 ; trad. fr. cit., p. 133.

[18] SZ, § 32, p. 153 ; trad. fr. cit., p. 133 (soulignés par l’auteur).

[19] Claude Romano, « L’idée d’antisémitisme philosophique est un non-sens », entretien réalisé par Claudia Serban, Revue Critique, n. 811, « Heidegger : la boîte noire des Cahiers », 2015, p. 1018.

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