Jules Lequier : Comment trouver, comment chercher une première vérité ? suivi de Abel & Abel

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« je suis resté étranger à tout on m’a laissé en dehors de tout

seul à seul à seul miroir replié sur lui-même »

(T. Tzara, )

 

Rien n’est moins attirant à première vue, pour qui aime un peu la rigueur et la raison, la clarté et la précision, que l’œuvre de Jules Lequier, mer immense d’esquisses et d’ébauches flottantes à la surface d’un inachèvement dont le flux et le reflux donne le vertige, et où l’intelligence patauge parmi des fragments bavards et ténébreux, cependant que seulement surnage au milieu de ces eaux insondables, comme une île au « lucide contour » (Mallarmé), un texte intitulé Abel & Abel. Rien n’est moins encourageant que ce monceau de petits morceaux et de gros, répétitifs souvent, incohérents parfois, épars en même temps qu’obsessionnels, dont l’éclatement concentré paraît désireux de décourager les meilleures volontés, et de venir à bout des plus surnaturelles pugnacités. Par où commencer ? par où continuer ? avec l’espoir d’un jour finir, ou bien seulement la crainte d’y perdre son temps sans voir jamais se dessiner la moindre idée limpide, le moindre raisonnement décisif ? Aussi faut-il être infiniment reconnaissant aux Éditions de l’éclat que d’avoir pris l’initiative d’offrir au lecteur hésitant, ou même réticent, l’occasion inespérée de pénétrer les dédales de cette œuvre par un sentier certain, que balisent deux textes fondamentaux et décisifs : Comment trouver, comment chercher une première vérité ? d’une part, et d’autre part le déjà cité Abel & Abel[1]. Les quelques-uns, rares sans doute, qui depuis longtemps ou depuis peu, tournaient autour de la pensée de Lequier sans s’y oser aventurer, comme Thésée rôdant autour du Labyrinthe avant que de recevoir d’Ariane le fameux fil salvateur, ces quelques-uns trouveront en ce volume une aide semblable, et la réponse la plus judicieuse à la question du commencement.

 

Commencement : Kant

Par où commencer, en effet, une œuvre telle que celle de Lequier ? Précisément, répondent les éditeurs, par celui de ses textes où, de la manière la plus complète et la plus explicite, le philosophe se pose cette même question : par où commencer… la philosophie ? Non seulement comment trouver une vérité première, mais – comme le titre le fait voir qui semble en lui-même se reprendre, se ressaisir après avoir d’abord été trop vite – auparavant même de caresser l’espoir d’une découverte, comment la chercher, cette vérité première ? Autrement dit, avant même que de prendre la dure « décision de philosopher », pour ici user d’un beau titre d’Emmanuel Cattin, il convient de savoir ce que l’on entend, et ce que l’on veut entendre par là : décider de philosopher, c’est répondre à un appel, à une convocation dont l’origine et la destination nous demeurent d’abord celés dans une obscurité qui n’a d’égale que la tonalité impérative, justement, avec quoi elle résonne. Le désir naturel de savoir, axiomatiquement énoncé par Aristote, ne suffit plus à la conscience moderne, dont le scepticisme est tel qu’il lui faut d’abord, avant que de s’engager dans la pensée, établir la preuve de ce que la pensée peut être bel et bien un domaine où l’on s’engage, – en d’autres termes qu’elle peut être l’objet d’une décision. La pensée est une aventure à quoi l’on se résout, à quoi l’on se décide, en ce double sens que l’on décide pour soi, et qu’ainsi faisant, l’on décide de soi. Après Kant, en effet, s’est imposé de regarder le propre de l’esprit humain, qui est la liberté, comme un pouvoir qui s’oppose à la nature, tout entière tenue sous l’empire du déterminisme. Et ce pouvoir se pose en s’opposant : il n’est liberté que parce qu’il parvient, par des actes inconditionnels, à imposer aux phénomènes un ordre qui, littéralement venu d’ailleurs, les transcendent dans leur ensemble. Les impératifs de la loi morale tombent au milieu du monde naturel comme la foudre, et jettent sur ses ténèbres toutes déterminées les clartés, fugitives mais décisives, d’un ordonnancement absolu. L’esprit n’atteint, dès lors, à la vie véritable, épanouie dans son élément propre, qu’à s’identifier à soi-même comme liberté, c’est-à-dire comme libération de soi-même, vis-à-vis de toute détermination naturelle – ce qui, d’ailleurs, devrait être entendu comme un pléonasme, puisque la nature est le règne de la détermination totale, et donc du déterminisme, cependant que la liberté est le surgissement, en son cœur, mystérieux, d’une action et d’une pensée non plus conditionnée complètement mais absolue ou bien absoute de toute condition contraignante, c’est-à-dire dé-liée de toute nécessité. La liberté alors se présente à Kant comme ce pouvoir supranaturel, et cependant s’exerçant toujours au-dedans même de la nature qui le contredit, de commencer de manière absolue, et résolue. Car, en latin, resolvo dit exactement ce dont il est ici question :  tout à la fois dénouer, délier, relâcher des liens, mais aussi détruire, achever en détruisant. Le sujet en tant que libre est cette singularité seule capable de se délier des liens de la nécessité, et de parachever l’ordre de la nature dans le triomphe de ce que Kant nomme le règne des fins, comme on sait, horizon de réconciliation du donné physique avec la législation morale, des phénomènes donc dans leur relativité et leur détermination avec la forme de l’Absolu même qui est liberté complète, parce qu’accomplie, et résolution de l’écart, de la scission séparant dans l’histoire le sujet et ses objets, la forme et le contenu, la pensée et l’être. En ce sens, le règne des fins apparaît bel et bien comme celui de l’autonomie, puisque par le moyen de l’action morale de l’homme, présence active de l’Absolu dans le monde, présence conformatrice de l’un à l’autre, la totalité phénoménale finira un jour par être soumise intégralement à la raison divine, loi (nomos) alors devenue immanente et totalisante en son achèvement.

On comprend ainsi que, au point de vue de la décision de philosopher, le commencement si célèbre du premier livre de la Métaphysique d’Aristote, apparaisse désormais insuffisant. Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει[2] : tous les hommes tendent par nature à savoir, c’est-à-dire, si l’on en osait une transcription rigoureuse dans la langue spéculative de Kant, que tous les hommes tendent nécessairement à savoir, ou encore que ce désir est en eux l’expression d’une nécessité, qu’il est conditionnel, et non pas libre ; et qu’il relève donc, peut-être, de la phénoménalité seulement, et point de son intimité nouménale, où seul se fait entendre la voix des exigences sans condition, donc absolues, de la raison pratique. Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, l’auteur distingue lui-même l’usage théorique de la raison d’avec son usage pratique en faisant paraît que le second seul est délié de toute condition : « on peut considérer le besoin de la raison sous un double aspect : tout d’abord dans l’usage théorique de celle-ci, et ensuite dans son usage pratique. Je viens de faire état du premier besoin ; or, on voit bien qu’il est soumis à condition : nous sommes forcés d’admettre l’existence de Dieu si nous voulons juger des causes premières de toute contingence, et, en particulier, dans l’ordre des fins réellement déposées dans le monde. D’un bien plus grand poids est le besoin de la raison en son usage pratique : parce qu’il est inconditionné et qu’il nous faut alors supposer l’existence de Dieu non seulement lorsque nous voulons juger, mais parce que nous sommes dans l’obligation de juger. »[3] L’usage théorique de la raison n’est pas encore le plein épanouissement de la liberté du sujet, car il est encore conditionné par le « si » capital dans ces quelques lignes. À condition que je fasse l’hypothèse d’une connaissance théorique possible du monde, alors je connais qu’il se manifeste en moi des exigences herméneutiques incontournables, – par exemple l’existence de Dieu, qui n’est là cependant pas autre chose qu’une condition nécessitée par la poursuite cohérente, au point de vue rationnel a priori, d’un dessein que je me suis donné par ma propre volonté (« si nous voulons juger », écrit Kant). Il n’en va pas de même pour ce qui regarde la raison dans son usage théorique, car il n’est pas en mon pouvoir de vouloir ou de ne vouloir pas me mesurer à la loi morale. Là, nulle décision n’est requise. Je ne décide pas, je suis toujours déjà décidé par le jugement de la raison pratique ; ma liberté m’est imposée en tant que faculté de poser un acte sans condition, et qui par-là même fasse irruption et intrusion, à partir d’un autre lieu, d’un ailleurs absolu, dans le domaine de la nécessité naturelle, et de la détermination totalisante des phénomènes[4]. Ainsi, le fond même de la faculté de décision apparaît comme ce qui ne peut être décidé, ni choisi, ni refusé : la liberté m’oblige, en tant même que mon libre-arbitre se soutient de ce qu’elle m’apparaît comme ma condition inconditionnelle. Plus simplement, l’homme est obligé par la structure même de son esprit d’être celui qui dans le monde inaugure la configuration d’un ordre littéralement méta-physique en sa provenance et en sa fin. Et le partage originel peut alors paraître comme l’opposition d’une liberté nouménale déterminante, et d’une nature phénoménale déterminée.

Or, un désir naturel de savoir, considéré comme une essence présupposée du sujet, serait pour lui, en tant que détermination à sa propre destinée, une contradiction que le kantisme, et après lui l’idéalisme de Fichte et de Hegel, ne saurait admettre. C’est pourquoi, dans la pensée de Kant comme dans celles de ses successeurs, la liberté ne se vérifie, en s’accomplissant et en rejoignant son sens d’être même, qu’en libérant le sujet de toute détermination limitante, extérieure ou bien intérieure. La liberté se pose comme telle en posant les objets comme posés par le sujet, par lui déterminés donc, et n’ayant plus sur lui de puissance déterminante. La liberté donc est un fait (Faktum) et un « faire » ; ou encore : elle est un fait et un « se faire », puisqu’elle n’a de vérité qu’en s’imposant elle-même parmi le monde phénoménal qui est donné comme toujours déjà soumis à l’empire de la détermination totalisante, c’est-à-dire de la nécessité. Par où, dès lors, la philosophie doit-elle commencer ? Pas autrement que par la recherche de sa propre condition de possibilité – c’est-à-dire par la recherche de la condition de possibilité de cette recherche même. Si pensée il y a, c’est dans l’événement perpétuel de la liberté du sujet, ou pour mieux dire : si pensée il y a, c’est en tant que liberté, laquelle se pose en s’opposant d’abord aux objets déterminés du monde naturel, puis en ressaisissant dans elle-même, par la réflexion, cette opposition comme position de soi-même, comme libre, au travers de l’extériorité objective.

Ce qu’il faut tâcher d’examiner en premier lieu, afin de le saisir solidement, c’est cela même que Descartes n’avait jamais songé mettre en doute, et qui pourtant rend possible toute la démarche des Méditations métaphysiques, à savoir la vérité (Kant dirait la « légitimité ») du désir de connaître la vérité, – c’est-à-dire, en fois encore, la liberté en son fond. Ainsi, Lequier pourra-t-il noter en ce sens : « la liberté, qui est pour nous la condition de l’erreur, est aussi la condition de la vérité. Si tout était vérité pour l’intelligence, et si l’erreur était impossible, nous ne serions plus libres : en sorte que la dignité et l’imperfection de notre nature sont réunies comme dans un même nœud »[5]. Ce que Descartes n’a pas vu, et dont il n’a jamais douté, c’est précisément de son désir naturel de connaître la vérité, et de la capacité de l’intelligence humaine à la connaître. C’est là, dans les Méditations, un présupposé au sens hégélien : la condition de la philosophie est l’élément dans quoi le sujet cartésien se tient d’emblée, et qui constitue donc pour sa pensée une donnée immédiate, une détermination dont dépend toute la suite de la démarche, et tout son progrès possible vers ce dont, au fond, elle n’a jamais voulu douter, à savoir la connaissance d’une vérité première, puis de toutes les vérités qui s’en pourront déduire avec certitude. Le commencement cartésien n’est pas libre, donc il n’est pas pleinement encore spéculatif, à cause qu’il est inconscient de soi-même, qu’il ne s’est pas posé soi-même. La décision par quoi s’ouvrent les Méditations métaphysiques est une décision seconde, délibérée sans doute mais non pas libre, parce que ne vient jamais en question la capacité même du sujet à trouver et aussi et d’abord à chercher une vérité première, dont il distingue d’emblée les « fausses opinions » qu’il avait jadis « reçues pour véritables »[6]. C’est la raison pour quoi le point de départ cartésien ne pouvait pas emporter l’adhésion de Lequier, dont la pensée recevra de la lecture de Fichte une impression bien plus séminale, et une impulsion qui décidera de tout son développement ultérieur.

 

Destination : Fichte

De vrai, il faudrait dire plutôt que cette impulsion fut provoquée non par la lecture de Fichte, mais par la seule lecture de sa Destination de l’homme, traduite en français par Barchou de Penhoën. Les quelques lignes par quoi il fait état, dans ses carnets, de cette découverte, sont fameuses, mais elles méritent ici d’être rappelées : « nous nous sommes rencontrés, ô Fichte. La pensée de toute ma vie m’a conduit dans cette terrible solitude que t’ouvrit un jour une des méditations de ton Génie ». Ce passage est précédé d’un autre, toujours à propos de Fichte, qui éclaire quelque peu les raisons de cette exaltation : « Que si, éperdu devant cette chaîne incompréhensible des êtres dont il ne m’est pas permis de saisir un seul anneau… Ô tourment de l’évidence ! Désir de savoir. Besoin de comprendre… Au moins j’ai ressaisi ces vérités premières et nécessaires, le calme est rentré au fond de mon cœur. Dans cette nuit profonde je serai guidé par une lumière. »[7] Tout est là, mais il faudra pour bien le comprendre faire un détour par le texte de Fichte. Disons d’emblée que le « tourment de l’évidence », c’est le tourment que Descartes n’avait pu éteindre en l’âme de Lequier, pour les raisons plus haut évoquées, et qui se peuvent ramener à une seule : l’épreuve ni la preuve n’est jamais faite de ce que l’évidence est bel et bien le critère de la vérité. L’évidence, si elle n’est certes pas à repousser, ne peut en aucun cas constituer le sol sur lequel s’appuyer pour commencer de philosopher ; car elle ne peut permettre de trouver, ni même de chercher, une vérité première. Il faut douter même de ce que l’évidence me donne à voir la vérité ; car si le sujet cartésien est bel est bien en train de commencer de chercher la vérité, il paraît alors que ce fait échappe, inexplicablement, dans l’œuvre de Descartes, au domaine de ce dont je puis douter, – et ce, d’emblée. Et pourtant, affirme Lequier, l’acte par quoi le sujet cherche la vérité dérive du fait de sa liberté : « le fait : je cherche n’est-il pas un phénomène ? Et le fait : je cherche implique le fait : je suis libre… »[8]. Et d’ajouter : « Voilà qui fait dépendre l’idée de certitude de l’idée de liberté »[9]. Ainsi donc, ni le « désir de savoir », ni le « besoin de comprendre » ne sont ressaisis par la réflexion du sujet lui-même, repris par la pensée dans elle-même, et par elle posés à l’initium d’une recherche qui, alors seulement, pourrait se connaître libre avec certitude. Il revenait à Fichte, à celui du moins de la Destination de l’homme, de rendre au cœur de Lequier ce « calme » d’un commencement certain et assuré, lequel ne pouvait pas être autre chose que le Faktum inconditionné de la liberté du sujet pensant et vivant, qui l’arrache à l’entrelacement serré, enchevêtré, de la nécessité où le monde naturel semble être pris tout entier.

Au fond, et même si le terme paraît être peu prisé par Lequier, ce que Fichte va lui faire entrevoir, c’est la découverte possible d’un principe, du principe de toute recherche possible de la vérité, de cette ἀρχή par quoi l’esprit humain peut, d’un coup, s’arracher de la complication inextricable de la nécessité naturelle qui constitue une totalité an-archique, où nul commencement radical ne peut advenir jamais. Jean-François Marquet en fait remarquablement état qui écrit : « au niveau immédiat de l’être – la « nature » – rien ne commence vraiment ; la nature est an-archique parce qu’elle est continue et in-finie. […] Dans la nature, tout est flux, en passage continuel dans autre chose – d’où l’impossibilité de fixer le point tranché où une « réalité » commencerait ou finirait vraiment. »[10] La décision de philosopher, si elle est telle, c’est-à-dire libre, est un événement méta-physique, qui a lieu dans la nature mais ne peut venir d’elle, ni à elle s’arrêter ; et il introduit en elle l’étrangeté d’une ἀρχή radicale, d’un commencement qui tranche le flux et le reflux perpétuel, indéterminé, continuel, des phénomènes naturels embrouillés et entremêlés dans les liens de la nécessité universelle. Or, sur quoi repose la Destination de l’homme de Fichte ? Sur la découverte existentielle, dirions-nous aujourd’hui, de la condition extra-naturelle de l’esprit humain dont Kant avait théoriquement fait état, et qu’à lui seul résume et fait résonner le nom de liberté. L’homme est dans la nature, au cœur d’elle, mais il y est la présence mystérieuse d’un ailleurs, d’un autre mode d’être que celui des phénomènes qui l’entourent et que seul l’empire de ses catégories peut ordonner en une totalité cohérente. La grande révélation que Fichte met en scène dans sa Destination de l’homme, c’est la révélation de l’homme à lui-même comme liberté, c’est-à-dire comme être-étranger à la nature. Il en va donc là de cette découverte que, comme l’écrit Tzara, « il n’y a que l’homme en tant que conscience qui est étranger à tout »[11]. Si l’homme est libre, alors il est cette énigme vivante née de l’accouplement de deux mondes : le monde naturel de la nécessité, et le monde spirituel de la liberté. Par son corps, il tient à l’un, par son esprit, il tient à l’autre ; et si l’esprit est bien libre, alors il n’est pas même soumis complètement aux nécessités de sa propre présence phénoménale sensible, qui est sa chair.

Laissons cependant cela de côté. Lequier découvrant la Destination de l’homme est donc en quête d’un principe, au sens plus haut défini : cela non seulement qui fonde la possibilité de trouver une vérité première… mais encore, et d’abord, de la chercher. Et l’on voit bien le risque, ici, de sombrer dans un cercle vicieux, puisqu’il faudrait alors fonder la recherche d’une première vérité, sur une première vérité qui serait, par exemple, la certitude de ce que l’homme est capax veritatis ; mais alors, à son tour, il faudrait pouvoir appuyer cette certitude sur une vérification dont les critères devraient la précéder – et l’on pourrait, et l’on devrait ainsi remonter à l’infini. Fichte, précisément, va faire voir à Lequier la possibilité de s’extirper hors de ce précipice de circularité ; ce qui signifie, dans le langage de l’auteur de la Wissenschaftslehre, pas autre chose que la position de la liberté du Moi, par opposition aux déterminations nécessaires du Non-Moi. Toute la Destination de l’homme en effet, dans ses trois parties (« Doute », « Savoir », « Croyance ») dont la première semble avoir particulièrement retenu l’attention de Lequier, repose sur le sentiment de la conscience d’être étrangère au sein de la nature, parce que cette dernière lui apparaît d’abord comme une totalité ob-jective sous l’empire de la nécessité, cependant qu’elle-même s’éprouve maîtresse de ses pensées et de ses actes, déliée par sa liberté mystérieuse de cette « chaîne incompréhensible des êtres dont il ne m’est pas permis de saisir un seul anneau ». D’emblée, la conscience se donne comme le lieu du constat de l’universelle nécessité ; sans cependant questionner d’abord cette singularité, qu’elle laisse dans l’ombre, à quoi elle ne s’arrête pas, pour se jeter dans l’examen minution de la nature autour d’elle, dont elle constate premièrement sa soumission à des lois immanentes nécessaires, et deuxièmement (croit-elle) sa propre implication complète au sein de cette totalité naturelle. Et Fichte alors d’écrire : « Loin que la conscience soit encore pour moi, de même que naguère, cette étrangère isolée au milieu de la nature, et qui me semblait égarée, perdue, je la vois au contraire devenue partie intégrante de cette même nature. Elle ne m’en semble plus qu’une modification [Bestimmung, qu’il faudrait traduire par « détermination »] nécessaire. »[12] Ici la conscience, parce qu’elle croit n’être pas libre, en conclut qu’elle peut se regarder comme intégrée à la nature, c’est-à-dire à la connexion causale nécessaire de toutes les déterminations de cette force unique qui est au fondement des phénomènes dont elle observe les variations de surface. Ce qu’elle est détermine ce qu’elle pense ; son être, nécessaire, détermine son savoir ou sa pensée, dont dès lors il faut bien reconnaître qu’elle ne peut être libre d’aucune façon. « L’existence et la science ont en moi un seul et même fondement, ma nature »[13], écrit encore Fichte. Être et savoir reviennent au même, dès lors que je les réfléchis : tous deux me reconduisent à ma condition de partie tout entière intégrée à la totalité naturelle.

Lequier ne pouvait voir que Fichte joue ici sur le double sens possible de la Bestimmung, tout à la fois destination ou vocation, mais aussi détermination, terme clef dans la progression du texte qui ne vise en somme pas à autre chose qu’à conduire la conscience de la concession de sa détermination aux lois nécessaires de la nature, jusqu’à la croyance ferme dans sa vocation à la liberté. Autrement dit : à la faire passer de la résignation à la fatalité naturelle de l’être présupposé, donc passivement vécu et pensé, à la liberté du savoir qui agit, donc qui pose l’être dans un nouvel élément, celui précisément de la science. Par là même, la conscience fait l’épreuve et la preuve de ce que son être ne la détermine pas, et qu’il est au contraire, en tant que posé, un dépôt de la liberté absolue du Moi en son acte d’auto-constitution. De vrai, les deux sens de la Bestimmung fichtéenne se rejoignent en celui de détermination, mais dont il faut bien voir qu’il désigne tout autant ce qui est déterminé passivement, et ce qui se détermine activement. Ainsi donc, la destination de l’homme commence par la prise de conscience par lui de ce qu’il ne peut être déterminé que par lui-même, que le fond du Moi est auto-détermination, c’est-à-dire savoir qui s’accomplit dans un vouloir, lui-même incomplet tant qu’il n’advient pas sous forme d’un acte. Voilà pourquoi la destination de l’homme est, en son sens le plus haut, destination éthique, c’est-à-dire pratique : agir est la vocation du Moi, comme Fichte en eut, on le sait, très tôt l’intuition[14]. La Bestimmung de l’homme se révèle alors cet élan devers la Selbstbestimmung, sa détermination-destination est d’atteindre en actes à l’autodétermination. On lit ainsi dans la Wissenschatfslehre nova methodo ces lignes très remarquables : « La déterminité [Bestimmheit] qui constitue mon caractère fondamental consiste en ce que je suis déterminé à me déterminer d’une certaine manière ; elle consiste donc purement dans une tâche pour agir, pour un devoir. La destination de l’homme n’est pas quelque chose que l’homme se donne, mais cela par quoi l’homme est homme »[15]. Le Moi est nécessairement libre, et la nécessité n’est pour lui pas autre chose que l’ombre de sa liberté, qui la suit, qui en est inséparable, mais dont elle n’est assurément pas la négation effective – au contraire, bien plutôt la condition posée comme telle par la liberté elle-même. Abrégeons en une formule : s’il y a liberté, il y a nécessairement auto-position d’elle comme telle[16]. Loin donc que la nature, ni ma nature, ne soient ce qui me produit, ce qui me conditionne et me détermine, elles finiront bien plutôt par m’apparaître comme cela que le Moi produit dans son être-vrai, en tant qu’il les pose dans l’élément neuf du savoir, et qu’il conditionne tout autant et détermine. Le rapport du Moi à son être, et à l’être en général, n’est pas un rapport de passivité, mais d’activité : je pose, et je me pose, et rien alors ne peut m’être imposé, sinon précisément cette activité libre que je suis, et dont je n’ai pas conscience de manière immédiate car elle ne peut m’apparaître que par le moyen de la réflexion. Or, c’est précisément cette marche que décrit de manière simplifiée la Destination de l’homme, où l’on voit le Moi se conduire lui-même, puis être conduit par l’Esprit, puis, se reprenant en mains, lentement se hausser et se hisser jusqu’à la détermination (au sens où l’on dit qu’un homme ayant pris une décision s’y est déterminé) de poser par un acte de foi la réalité de sa liberté. Mais ce qui s’affirme là, bien évidemment, c’est l’idéalisme de Fichte, son idéalisme absolu qui s’affirme contre toute rémanence possible de réalisme, l’une et l’autre doctrine reconduisant à deux attitudes distinctes que Bernard Bourgeois décrivait ainsi : « le Moi du réaliste s’abandonne au sentiment et se fige dans la sécurité mortelle de l’être ; le Moi de l’idéaliste se confie à l’intuition du vouloir et se risque dans l’aventure vivifiante de la liberté »[17].

 

Prédestination : Lequier

Or, Lequier ne fut point un idéaliste au sens fichtéen, ni un réaliste au sens dépréciatif qui vient d’être dit. Où donc se situait-il, lui qui fut en grande partie enfanté au problème de la liberté par la lecture de Fichte, dont il refusa cependant la solution positive, conservant de lui surtout la démarche négative d’émancipation de la conscience hors de l’empire de la nécessité naturelle ? C’est précisément, ce nous semble, sur la notion de détermination que se manifeste le mieux l’écart – considérable en ses conséquences – qui sépare les deux penseurs. Fichte, on l’a vu, retourne la fatalité naturelle de la nécessité, qui paraît de prime abord déterminer intégralement le Moi, en fatalité d’une libre destination du Moi à l’auto-détermination. En cela, il se situe dans le sillage de Kant pour qui, on le sait, loin d’être fondée sur l’indétermination, la liberté de l’homme ne peut se prouver et s’éprouver que sur le fond d’une détermination absolue, à savoir celle du Faktum de la Loi morale. En elle, le fait réel précède et prépare la possibilité même de l’acte – et c’est par là même que la liberté se peut décrire comme faculté de commencer, c’est-à-dire non pas comme « puissance » de commencer, au sens aristotélicien de la puissance, mais comme toujours déjà acte par excellence qui s’impose dans le continuum de causes naturelles de manière absolument inaugurale. Ce n’est pas là une puissance qui s’actualise, c’est un acte qui impose comme ses effets propres de neuves possibilités dans le cours du monde phénoménal. La Loi morale, dans son intime intrication d’avec la liberté, apparaît comme cela seul qui détermine, absolument, et qui ne peut être par rien d’autre déterminé. Mais Lequier, pour sa part, ne va point conserver dans sa propre doctrine l’équation kantienne qui fait de la liberté l’équivalent du pur inconditionné, c’est-à-dire de la détermination au sens actif du terme, de cela qui m’est une obligation impérative à me déterminer selon elle, et dès lors selon les impératifs de la loi morale dont elle est inséparable. Le centre même de sa pensée apparaît comme le refus de ce renversement : la liberté que le doute fichtéen m’a fait retrouver au fond de moi-même m’apparaît non comme détermination de moi par le fait absolument donné d’une Loi morale, ni comme auto-détermination d’un sujet devenu absolu par lui-même, – mais bel et bien comme une puissance de réaliser, de rendre réel des possibles dont l’un et l’autre, par définition, pourraient s’actualiser, et dont il dépend de moi seul que l’un ou l’autre advienne à l’être, cependant que l’autre sombrera dans le néant. Un texte fameux en fait état : « S’il est possible et non pas nécessaire que je me détermine ainsi, c’est qu’il est possible aussi que je me détermine autrement. Au sein de l’âme qui agit est la puissance […], ce Couple ; cette double Idée présente de soi dans l’avenir, ce double Projet d’existence, cette Double Face de l’être avant d’être. Les voilà, ces deux objets prochains de l’adoption et du rejet de l’homme, ces deux prédestinés à l’être et au néant, au néant et à l’être ; éclairé chacun, formés chacun de cette lumière qui les représente : lumière mystérieuse : ou le crépuscule d’une nuit sans fin, ou l’aube d’un jour immortel. Ils sont là ces deux jumeaux conçus ensemble, là, côte à côte, au cœur de l’être, dans le même berceau, dans le même tombeau ; prêts à surgir, prêts à s’engloutir. »[18] De la destination de l’homme, l’on passe à la prédestination de l’homme ; car c’est bien d’elle que la puissance de la liberté est ici comme l’image analogique. L’homme, dans l’œuvre de Lequier, est, pour ainsi dire, ce prédestiné à la prédestination : il est celui dont le destin est de décider, c’est-à-dire de choisir parmi les possibles ceux-là qu’il abolira dans le néant, et ceux-là qu’il sauvera en leur donnant d’être. Il est lui-même soumis à ce qui non pas se joue mais se rejoue en lui : l’élection et la réprobation. La liberté, écrit Lequier au même endroit, est « cette faculté de se faire être celui qu’on veut entre plusieurs hommes possibles que contient dans son sein la volonté de l’homme »[19]. Toute sa vie, Lequier dut se débattre avec ce qui n’est pas autre chose au fond qu’une conception de la liberté conditionnée par la puissance d’élire un possible déterminé à l’être ou au néant. Par là le philosophe tient au réalisme bien plus qu’à l’idéalisme de Fichte, puisqu’il admet, catholique dans ses intentions quoique point toujours dans ses raisonnements, que la condition de l’homme est celle, radicalement, d’une créature, c’est-à-dire d’un être posé par un autre – mais posé avec le pouvoir mystérieux de rejouer en lui-même, par lui-même, cette première position pour ainsi dire à un degré second. Tel est le plus haut mystère, à savoir qu’il a « été donné à l’homme d’être par soi »[20]. Il faut dès lors tenir ensemble ceci que le Moi, pour parler encore ici la langue de Fichte, ne peut en aucun cas être posé par lui-même ; et cependant qu’il a pour intime vocation ontologique à décider de lui-même, à se décider sous le regard de son Créateur. Problème qui, dans la pensée de Lequier, se tient rassemblé tout entier sous ce terme capital et cardinal de prédestination, qui désigne la figure suprême, la plus haute et la plus mystérieuse, sous laquelle se présente à l’homme la notion de Bestimmung – tout à la fois détermination et vocation.

Pour le comprendre, revenons en arrière, et reprenons le cours de la version personnelle, en quelque sorte, de la Destination de l’homme, que le philosophe n’achèvera pas hélas, et à quoi il donnera le titre de : Comment trouver, comment chercher une première vérité ? Lequier dans ce texte, nous l’avons dit, admet tout à la fois le point de départ fichtéen (le constat de l’universelle nécessité) ainsi que le seul mode possible d’une résolution satisfaisante : la foi, la décision qui tranche l’illusion où l’intelligence se pouvait enfermer d’appartenir à cette inextricable réseau de causes et d’effets déterminés. On lit ainsi dans l’introduction fameuse du texte, intitulée La Feuille de charmille, ces lignes sans équivoque : « Ressaisissant ma foi en la liberté par la liberté même, sans raisonnement, sans hésitation, sans autre gage de l’excellence de ma nature que ce témoignage intérieur que se rendait mon âme créée à l’image de Dieu et capable de lui résister, puisqu’elle devait lui obéir, je venais de me dire, dans la sécurité d’une certitude superbe : cela n’est pas, je suis libre »[21]. On notera d’emblée, tout de même, une différence d’importance en ceci que Lequier n’hésite pas à invoquer la condition d’image de Dieu, et tout de suite il fait entrevoir ce qui est à ses yeux peut-être l’aspect le plus difficile du problème de la liberté, à savoir le fait que si l’homme par Dieu est créé libre, il est créé capable de lui résister, c’est-à-dire de retourner sa propre liberté contre elle-même, et contre Dieu même, comme le fit Adam. En d’autres termes, la liberté contient en elle nécessairement la possibilité de sa négation ; elle n’est donc pas dans le même rapport que dans la doctrine de Fichte, vis-à-vis de la nécessité : celle-ci n’en est pas l’ombre, mais plutôt la perpétuelle menace, le risque dont l’homme jamais ne triomphe de manière définitive durant sa vie dans l’univers visible. En revanche, Lequier admet comme Fichte l’équation qui fait une équivalence de l’être et de la détermination totale. Il écrit ainsi : « tout ce qui est, en tant qu’il est, est nécessaire, il n’y a là matière à aucune difficulté, il ne se peut pas que ce qui est ne soit pas, alors qu’il est ; une même chose ne peut pas être et n’être pas tout ensemble, quoi que plus évident ? » Et il poursuit, en liant nécessité et détermination : « ce qui va sortir du présent est à tous les points de vue dans des relations déterminées de dépendance avec ce présent, en sorte que par là même que ce qui va être peut être, il ne peut pas ne pas être. Essayons de concevoir que ces relations de dépendance fassent défaut seulement par un point à l’égard duquel il soit vrai de poser une indétermination actuelle : ce quelque chose, si peu qu’il soit, ce mode actuellement indéterminé se produit néanmoins et se produit sans que rien dans le présent le détermine : mais il se produit donc de lui-même »[22]. Dès lors, il n’est de place pour la liberté qu’ailleurs, en amont de ce qui est, en amont de la détermination et de la nécessité – dans le royaume énigmatique de la puissance, et du possible. Car l’auteur comprend la nécessité à partir de l’idée de possibilité, le nécessaire étant cette « rigoureuse égalité » qui « subsiste entre les causes et les effets » dans le monde naturel[23]. Mais la liberté se joue, et son enjeu tout entier se tient, dans ce domaine au fond de l’âme humaine où le possible paraît, c’est-à-dire cela qui accomplit précisément ce que l’être ne peut contenir, à savoir ce prodige vertigineux d’être et de n’être pas tout à la fois, rompant alors la chaîne de la nécessité où ce qui va sortir du présent, déjà, avant même d’être, « ne peut pas ne pas être ». Le possible, donc, est cela par quoi se rompt la dépendance totale (la détermination) du présent par rapport au passé, où plus précisément de l’avenir par rapport au présent, en tant que de lui peut sortir quelque chose que ne précède pas que ne pousse pas une nécessité contraignante sur le devant de la scène de l’être.

 

Création

Voilà pourquoi il n’est qu’un acte digne d’être nommé libre – si un tel acte a quelque réalité –, et c’est l’acte de créer ; ce qui ne signifie pas autre chose qu’être, pleinement, « l’auteur de ses actes par sa liberté »[24]. À quoi il faut ajouter que tout acte libre, en tant qu’il est acte de création, autrement dit de commencement, se peut ramener au fond à l’acte unique que déploie un homme libre et qui est celui de la création de soi ; non pas première et absolue, cependant, mais, et c’est toute la difficulté, secondaire et dérivée de ce fait antéprimordial que l’homme est créé par Dieu créateur de lui-même, que son indépendance au domaine de l’agir est suspendue tout entière à sa dépendance au domaine de l’être. « Désormais, écrit Lequier, je tiens sous ma garde les plus certaines des vérités et les premières en ordre : je suis libre ; je suis par-delà ma dépendance indépendant, et dépendant par-delà mon indépendance ; je suis une indépendance dépendante ; je suis une personne responsable de moi qui suis mon œuvre, à Dieu qui m’a créé créateur de moi-même. »[25] L’auteur, qui reprochait à Fichte d’être allé jusqu’à faire du Moi le créateur de Dieu[26], ou en termes plus rigoureux : d’avoir déclaré le Moi absolu, en tant qu’il est position absolue, c’est-à-dire dé-liée de tout Non-Moi, de lui-même – l’auteur, donc, tient ici fermement sur sa position qui est un réalisme théologique : la liberté de l’homme est telle au plein sens du terme, et cependant elle ne laisse pas d’être dérivée, ou bien plutôt créée. Et même, il faut aller plus loin, et souligner le fait que précisément, si la liberté est pouvoir de créer, c’est parce que la liberté de l’homme dérive par création de la liberté divine : l’homme est libre parce qu’il est créé par un Principe libre qui le fait à son image. Un problème apparait alors, tout à fait absent, et pour cause ! de l’œuvre fichtéenne. En refusant d’abolir la différence entre la nature et Dieu, et en refusant dans le même mouvement de ramener l’étant créé à un Non-Moi, comme tel posé par le Moi, et par lui vérifié dans son être même, Lequier se trouvait conduit aux abords d’une difficulté dont il n’est pas certain qu’il parvint à même la poser de manière entièrement satisfaisante à ses propres yeux, à savoir l’articulation du savoir divin et de la liberté humaine, – mais en s’enferrant et en s’enfermant d’emblée dans les limites étroites de cet axiome exprimé sans justification : « Rapport de Dieu à la créature, aussi réel que le rapport de la créature à Dieu »[27]. L’auteur d’Abel & Abel, lecteur pourtant très remarquable pour son temps de très nombreux théologiens médiévaux, se fige et se raidit explicitement ici contre la position par exemple de saint Thomas d’Aquin, qui tient au contraire que le rapport de Dieu à la créature et celui de la créature à Dieu ne peut qu’être asymétrique. Évidence qui se tire de la condition même de créature, qui est une dépendance radicale dans l’être. On lit en effet, dans la Somme de théologie : « Puisque Dieu est en dehors de tout l’ensemble des créatures, et que toutes les créatures sont ordonnées à lui sans que ce soit réciproque, il est évident que les créatures sont référées à Dieu réellement. Mais en Dieu il n’y a pas une relation réelle avec les créatures, mais seulement une relation construite par la raison, en tant que les créatures sont référées à lui. »[28] En niant cette distinction, Lequier ne pouvait que se trouver contraint de penser le rapport du Créateur à ses créatures comme un rapport dont l’excessive symétrie rendait hautement problématique la condition même de créature. Si celle-ci, en effet, entretient avec Dieu le même rapport, ou bien plutôt un rapport de même genre que celui que Dieu entretient avec elle, comment tenir en toutes ses conséquences la différence infinie entre le monde et son Principe transcendant, laquelle pourtant fondait l’originalité de sa démarche par rapport à celle de Fichte ?

Revenons, pour tâcher de mettre en lumière l’embarras où tombe Lequier par suite de cette décision spéculative très étonnante, à la Destination de l’homme où le philosophe allemand exprimait par ces mots le désir de la conscience, dont l’objet est (dans la traduction de Barchou de Penhoën du moins) le contraire de la « prédestination » au sens d’une totale détermination de son être et, par lui, de ses actions : « ce que je veux, au-dessus de toutes choses, c’est d’être indépendant, d’être libre absolument. Je veux que ce que j’appelle moi, ce dont j’ai conscience comme de ma personne, ce qui pourtant, dans le nouvel ordre d’idées où je me suis égaré, ne serait plus qu’une simple manifestation d’une force supérieure à moi, soit au contraire quelque chose en soi et par soi. Je veux être la raison dernière de ce qui se passe en moi. »[29] De vrai, l’allemand est plus précis, dès lors plus profond, que la traduction qu’a pu lire Lequier, car Fichte écrit à cet endroit que la conscience veut être « selbst der letzte Grund [seiner] Bestimmungen ». Et c’est précisément sur ce point que le catholique Lequier se sépare, de manière résolue, de son prédécesseur teuton pour qui être libre c’est être soi-même le fondement dernier de sa détermination ou de sa destination. Mais comment tenir, alors, que l’homme est libre cependant qu’il n’est pas un tel fondement, qu’il n’est pas indépendant de manière absolue ? Tel fut le tourment intime de Lequier. Pour le cerner mieux, peut-être convient-il de partir de ce qu’il affirmait lui-même être un « point central », à savoir ceci que « la vérité pour Dieu n’est pas la vérité pour l’homme »[30]. Quant au problème précis de la liberté cela revient à affirmer qu’il est un écart infini entre celle de Dieu et celle de l’homme, lequel se situe au plan du savoir : Dieu est libre et omniscient ; l’homme est libre et ignorant de la nature exacte de sa liberté, de son étendue et de ses limites, il ne peut donc qu’agir, toujours, en tant que chacun de ses actes emporte avec lui, comme l’on dit, l’ombre d’un doute quant à son caractère libre ou bien déterminé. Chaque fois que l’homme agit, sur le modèle des lignes précitées de la Feuille de charmille, il parie sur sa propre liberté, dont la seule preuve est précisément d’en faire l’épreuve toujours à recommencer, pour ne pas laisser échapper une foi toujours à ressaisir et à vérifier dans et par l’action. Deux fragments le font bien voir, écrits à la suite mais sans explicite connexion logique. D’abord : « La Providence. Que Dieu lit mieux dans le cœur de l’homme que lui-même » ; et ensuite : « La liberté, – on est retenu dans l’humilité par le sentiment de la dépendance et par l’ignorance où l’on est si tel ou tel acte est libre »[31]. La disjonction est incontestable entre la science de Dieu et la science de l’homme, partant elle l’est tout autant entre l’exercice divin de la liberté, et son exercice humain. Toute la difficulté réside en ceci que cette disjonction même, en tant que telle, constitue le point de contact de l’une et l’autre vérités, de l’une et l’autre libertés : parce qu’il y a entre toutes deux un « écart absolu »[32], il y a par là même une relation qui entre elle apparait pour l’homme énigmatique et néanmoins incontournable. Être libre, pour l’homme, c’est être créé à l’image de Dieu ; en conséquence de quoi, être libre, pour lui, c’est aussi ne pas l’être sur le même mode que Dieu l’est, mais seulement sur un mode de ressemblance – qui comporte donc une part de dissemblance. Autrement dit, l’ignorance où l’homme est de sa liberté se fonde sur la science parfaite où est Dieu de la liberté humaine. Ceci parce que, si l’homme est libre, ce n’est que parce que Dieu l’est aussi, et qu’il a créé l’homme à son image, et le créant il le connaît mieux que lui-même ne pourra jamais se connaître.

 

Arbitraire

Mais à prendre les choses par un autre côté, se manifeste un problème au cœur même de cette solution : si Dieu me sait absolument, il sait éternellement tous mes actes, qui sont libres parce qu’il m’a créé tel, et cependant qui me semblent ne pouvoir pas être libres justement parce que Dieu m’a créé tel, et que donc il a de moi une connaissance exhaustive dont il semble, à première vue, qu’il faille conclure à une retombée de la condition humaine dans le déterminisme le plus complet. De manière un peu lapidaire : si Dieu, un Dieu transcendant, omnipotent et omniscient, fonde ma liberté, par-là même, il paraît la rendre aussi impossible. Nous avons vu que, au plan humain, la liberté repose, dans la doctrine de Lequier et à l’inverse de la position kantienne, sur une indétermination dont en quelque sorte le nom propre était la puissance, celle de choisir entre deux possibles contraires, d’endosser la responsabilité de l’élection de l’un à l’être, et de la réprobation de l’autre au néant. Mais l’on voit bien qu’un tel exercice de la liberté ne peut que se soutenir d’une ignorance considérable des conséquences de nos actes. Si l’homme agissait, comme l’on dit, en toute connaissance de cause, il serait certes capable de choisir, du moins à première vue, mais sans le moindre vertige, puisqu’il saurait alors toujours pourquoi il choisit tel acte plutôt que tel autre, et saurait à tout coup qu’il fait bien de faire ce choix-là plutôt qu’aucun autre. Bref, il serait déterminé par son savoir total – et ne serait plus libre alors, si l’on veut tenir du moins que la liberté est bel et bien spécifiée par un état d’indétermination. Mais au lieu que de remettre sa notion de liberté en question, Lequier la pousse en ses retranchements, et il va jusqu’à proclamer que l’indétermination de la liberté doit être assumée comme un arbitraire qui se trouve aussi en Dieu : « Liberté de Dieu, type de la liberté de l’homme. Création. Arbitraire. »[33] Certes, il serait très tentant d’interpréter ces quelques mots en ce sens que l’arbitraire de la liberté humaine serait ce par quoi elle ressemble à son modèle qu’est la liberté divine, elle définie non par l’arbitraire mais l’acte de création qui en est l’archétype en Dieu ; mais une telle lecture est considérablement affaiblie par le fait que, nous l’avons vu, la liberté humaine aussi s’effectue dans des actes de création. Il paraît dès lors difficile de justifier le fait que « création » ne renverrait qu’à Dieu, et « arbitraire » à l’homme seulement[34]. Donc, qu’advient-il lorsque l’écart absolu qui sépare le plan de la vérité pour l’homme du plan de la vérité pour Dieu, lorsque cet écart est aboli, et qu’une jonction des deux est envisagée ? C’est à cette question que tente de répondre le dialogue dit « du prédestiné et du réprouvé », dont la situation dramaturgique est la suivante : Dieu donne, par faveur extraordinaire, à deux moines de voir leurs destinées éternelles, et d’en conserver la mémoire durant un temps limité. L’un, de vie sainte, se découvre à la fin tombant dans la réprobation éternelle ; l’autre, grevé de vices, et de vie dissolue, se découvre à la fin sauvé. Les deux plans, par impossible, se rencontrent et se fondent en un seul, ou bien plutôt ces deux religieux sont-ils situés au point exact de leur intersection, là où se joignent la science divine et l’humaine, puisque tous deux sont faits durant quelques moments participants de la première, tout en demeurant créatures soumises à la succession des temps.

Le détail ici de l’argumentation de l’un et l’autre protagonistes importe peu ; ce qui est essentiel en revanche, c’est de constater que le dialogue, forcément, est aporétique. Le problème, ainsi posé, ne pouvait pas être résolu, à cause que sa postulation principale est l’abolition de l’écart même qui rend possible, en son paradoxe, la doctrine de la liberté selon Lequier. Écart, précisons-le, qui n’est pas entre deux vérités, mais entre deux points de vue infiniment différents sur une vérité unique. De là, bien sûr, les difficultés considérables à quoi l’auteur se trouve confronté, qui refuse la solution de facilité consistant à admettre que la liberté de l’homme est vraie dans le temps, mais non pas en Dieu dont la prescience parfaite est vraie dans l’éternité. Pour Lequier, si l’homme est libre, c’est là une vérité absolument première, c’est-à-dire une vérité dans l’absolu – donc telle au point de vue de l’homme, comme au point de vue de Dieu. Ainsi, ce qui change ce n’est pas la chose vue, l’objet, ici la liberté en soi, mais le lieu d’où elle est connue, et réalisée : l’éternité pour Dieu, le temps pour l’homme. Ce pourquoi l’auteur insiste sur la réalité du monde et du temps aux yeux mêmes de Dieu. Si Dieu est l’Éternel, et que le temps n’existe pas en lui, cependant le temps mondain existe pour lui, – la Création consiste en soi-même, y compris dans sa dimension temporelle. On peut dire à la limite, parce qu’elle dépend de Dieu dans la totalité de son être, qu’elle est devant lui « comme un néant », mais non pas, à parler strictement, « un néant » pur et simple. Malheureusement, Lequier ayant refusé la distinction de relation réelle et de raison entre le monde et Dieu, il se trouve acculé à l’expression de thèses très extravagantes telles que : « cet univers comparé à l’immensité n’est, je le veux bien, qu’un grain de sable ; mais ce grain de sable existe de son être propre, et les changements qui s’y opèrent n’ayant pas moins de réalité que les choses qui les subissent, Dieu qui voit ces choses changer change aussi en les regardant, ou il ne s’aperçoit pas qu’elles changent. »[35] Quelques lignes auparavant, il écrivait : « cette succession des choses porte, semble-t-il, son ombre jusque sur Dieu, en ce sens que toujours le même dans sa nature et dans la connaissance parfaite qu’il a de ces choses, il faut bien néanmoins qu’il les voie successivement arriver successivement à l’être, et voilà qu’il s’introduit en Dieu je ne sais quoi de semblable à la succession, c’est-à-dire la succession, car il n’y a point de milieu entre la succession et la permanence »[36]. Léon Bloy, un peu plus tard, glissera dans l’excès inverse, en affirmant que le temps n’existe pas pour Dieu, afin de préserver sa souveraine éternité de toute souillure de succession[37]. L’une et l’autre proclamation se soutiennent toutes deux, dans leur inexactitude même, du refus, implicite chez Bloy, explicite chez Lequier, de penser la différence infinie du créé et du Créateur dans l’une de ses conséquences les plus importantes : la relation de l’un à l’autre ne peut pas être le symétrique de la relation inverse. C’est une pétition de principe que de considérer que Dieu ne peut connaître la succession en tant que telle que successivement. La formule de Lequier est très habile : il faut que Dieu voie les choses « successivement arriver successivement à l’être », – mais elle est, au point de vue de la théologie catholique, tout à fait dénuée de sens ; le propre, précisément, du rapport de Dieu à sa création étant d’être soustrait à toute exigence qui relève de la structure propre à l’être créé, fini, temporel.

 

L’arche de la liberté

Ainsi le philosophe s’avère-t-il en réalité incapable de tenir au principe qu’il proclamait lui-même être capital, à savoir la différence infinie qui est entre la vérité pour l’homme et la vérité pour Dieu ; et, redisons-le, non pas entre deux vérités, mais entre la même vérité pour l’un, et pour l’autre. Tel est le sens même du premier de ses dialogues théologiques, celui du prédestiné et du réprouvé, qui se trouvent placés au lieu imaginaire où la science de l’homme et la science de Dieu se pourraient confondre, l’auteur fabriquant ainsi de toutes pièces un problème insoluble pour ce qu’il n’aurait jamais dû être ainsi posé. Plus heureuse est l’inspiration qui préside au beau « récit biblique » intitulé Abel & Abel, que réédite en leur volume les Éditions de l’Éclat. De quoi est-il question dans ces pages très singulières ? Du motif qui aura toute sa vie hanté Lequier, et que nous avons déjà vu paraître en sa conception de la puissance libre : le motif des jumeaux, dont l’un est inexplicablement élu, et l’autre non moins inexplicablement réprouvé. Symbole, ou parabole plutôt, de l’arbitraire que l’auteur refuse de séparer de l’idée de liberté – jusqu’en Dieu… –, l’acte libre devant être à ses yeux non pas dénué de raison, mais créateur de ses propres raisons, en un schéma proche de celui qui faisait affirmer à Fichte que la liberté pose sa propre présupposition nécessaire. « C’est l’homme lui-même, écrit Lequier, qui à son gré crée la raison par laquelle il se détermine d’après un certain motif »[38]. Dans Abel & Abel, donc, l’argument est beaucoup plus habile et dès lors beaucoup plus fécond que celui des dialogues théologiques. Un patriarche du nom d’Aram avait deux fils jumeaux, tant indiscernables en tout, qu’il décida de les prénommer l’un et l’autre Abel. Un jour qu’il doit s’absenter pour un voyage fort long, en de fort lointaines contrées, et que ses enfants doivent demeurer sous la garde d’Eliezer son serviteur, Aram les conduit devant une arche magnifique, et leur dit :

Cette arche restera fermée,

Jusqu’à ce que quelqu’un ayant mis la clé dans la serrure, cette clé tournera sous la main de celui de vous deux à qui Dieu donnera le don de Dieu pour ouvrir le livre de Dieu.

Un jour vous ne porterez plus le Nom d’Abel : vos Noms nouveaux sont dans ce livre.

Je prie dans mon cœur le Très-Haut afin qu’il lui plaise que vous viviez tous les deux devant lui :

Non pas cependant que la même faveur puisse être accordée à tous les deux : car il faut qu’il y ait une faveur,

Et qu’elle soit refusée à l’un en même temps qu’accordée à l’autre, pour que la faveur en soit plus grande. Telle est la volonté de Dieu.[39]

 

Plusieurs années ensuite, au jour choisi par Aram, Eliezer amène les deux jeunes gens, à nouveau, devant l’arche, qu’il ouvre, et dont il tire un Écrit, et le lit aux deux jumeaux qui apprennent alors que leur père a prescrit à son serviteur de remettre son anneau à « l’Élu du Seigneur », l’Abel préféré, celui-là seul qui pourra ouvrir l’arche « qui convient le livre de Dieu, où Dieu même a écrit de sa main, ineffaçablement, sur la pierre indestructible, les noms nouveaux qu’il réserve à chacun d’eux »[40]. Alors, Lequier envisage trois possibilités. Soit l’élu s’enfle d’orgueil, et le défavorisé d’envie ; tous deux sont alors vaincus par l’épreuve. Soit l’élu refuse la faveur qui lui est accordée, et supplie Dieu de ne point réprouver son frère ; et il est alors l’Invincible. Soit, enfin, le défavorisé se résigne, mais en outre supplie son frère élu d’accepter son élection ; et son nom dans l’épreuve est alors le Victorieux, et il surpasse même l’Invincible car, comme il le proclame, « je voudrai reprendre mon avantage, et tu ne voudras pas me le laisser, et ce sera un combat sans fin, où sans que tu sois jamais vaincu, je serai toujours victorieux »[41]. Lequier, au reste, ne révèle pas au lecteur quelle de ces issues fut la véritable ; mais il lui donne de lire, avec Eliezer, dans le Livre de Dieu ceci :

 

TON NOM EST :

CE QUE TU AS ÉTÉ DANS l’ÉPREUVE. 

Et le mot de l’Énigme était ce mot ÉPREUVE.

 

L’Énigme étant ici, ne l’oublions pas, tout à la fois l’insondable mystère de la liberté de Dieu, et celui, symétrique à lui et de lui dépendant, de la destination humaine. Ce qui impose de penser ce double mystère dans la perspective des deux plans de l’éternité et du temps. Toute la difficulté en effet se peut abréger ainsi : Dieu connaissant tous mes actes futurs, ceux-ci peuvent-ils être dits encore libres ? Ou encore : Dieu ayant éternellement la science de ma damnation ou de ma salvation future, en tant que telle, suis-je libre ou bien prédestiné ?

Insoluble difficulté, que le Jansénisme à nouveau avait échauffée en ces termes au XVIIe siècle, et dont Lequier refuse de voir qu’elle naît tout entière d’une perspective très viciée dont il s’est fait lui-même le captif volontaire. Qu’il suffise pour s’en convaincre de rappeler son attachement au mot de « prescience », dont la chair même est extrêmement significative, et lourdes de présuppositions, puisque si Dieu est dit posséder la pré-science des événements futurs, c’est que, comme le soutient le philosophe, il les voit en tant que futurs, c’est-à-dire littéralement qu’il les pré-voit ; et que donc la succession des moments du temps a pour lui une réalité semblable à celle qu’elle a pour les hommes. En l’homme, la liberté est fondée sur la puissance, parce que la vie de l’homme ici-bas et pris dans le flux du temps, et que la puissance est en lui « ce couple, cette double face de l’être avant d’être »[42]. Liberté de faire advenir, en avant de moi, ce qui n’était pas, et ce qui sera. Faculté de commencer, non pas absolue comme dans la doctrine kantienne, et déterminée absolument, mais indéterminée par l’oscillation possible de la volonté, dans une indifférence d’arbitraire, entre deux possibles qui ne sont pas encore, et dont l’un sera, et dont l’autre ne sera point. Nous l’avons dit, l’homme, en ses actes libres, prédestine un possible à l’être, et l’autre au néant. Mais ce modèle est-il transposable à la liberté divine ? Aux yeux de Lequier, tel est bien le cas, puisque ce caractère de la liberté lui paraît appartenir non à ce qu’elle a de proprement humain, mais à son essence même, c’est-à-dire à cela par quoi on peut l’attribuer à Dieu comme à l’homme, par un jugement univoque. Il en ressort la décision de penser le problème de la liberté humaine dans les termes de la prédestination et de la prescience, c’est-à-dire en temporalisant la conscience que Dieu possède du temps qu’il a créé. Tel est l’embarras principal où tâtonne en tout temps de son développement la pensée de Lequier. Abel & Abel, cependant, est dans son œuvre la tentative la plus remarquable pour conjurer du dedans même cette position du problème. Ici, en effet, nulle transgression n’est supposée de l’écart infini qui sépare la science humaine de l’omniscience divine. Et la tentative de conciliation se fonde sur l’événement même de l’épreuve, – de quoi ? Épreuve tout à la fois de l’ignorance et de l’obéissance, c’est-à-dire de l’obéissance aveugle qui s’achève ou bien plutôt qui s’accomplit non pas en résignation mais en acceptation, en décision d’accepter ce qui fut décidé pour nous de toute éternité. Non pas donc seulement faire, « et en faisant, se faire »[43], selon un mot fameux de Lequier, mais laisser Dieu nous faire faire sa volonté[44].

 

Vocation et provocation

Que reste-t-il à l’homme et à sa liberté, si d’avance tout est écrit dans la science de Dieu ? Il lui reste, ainsi qu’au comédien, à tout jouer. Si tout est peut-être écrit, assurément rien n’est joué ; et la vocation demeure à l’homme d’être, en tous sens du terme, l’acteur de sa vie, celui-là qui fait passer en actes les possibilités prédestinées à l’être, et qui dans le même geste refoule les réprouvées au néant. La liberté pour l’homme se joue en un jeu. Elle se joue en ce jeu de l’acteur qu’il est, et dont la condition singulière est de demeurer durant toute sa carrière dans l’ignorance de son rôle, et de ses répliques. La solution est ici, au fond, dans la préservation du mystère même que brisait, par un coup de force imaginaire, le dialogue du prédestiné et du réprouvé : la liberté humaine n’est réelle, effective, qu’à condition que soit tenus secrets les desseins de Dieu. Ainsi, l’espace demeure au sein du monde pour la décision de l’homme, pour l’action par quoi il se décide à travers les épreuves que le Créateur lui envoie non pour l’éprouver absolument, mais pour qu’il puisse s’éprouver lui-même, et se révéler à lui-même ce qu’il veut être. Bref, pour qu’il puisse se faire son nom propre devant Dieu, tout en laissant Dieu agir en lui, c’est-à-dire en laissant en lui se faire sa volonté. Contradiction ? Non pas ! car précisément, dans la mesure où l’homme ignore ce qu’il est, cependant que Dieu le sait de toute éternité, la conjonction alors paraît possible entre sa libre décision de soi, et son abandon aveugle à la volonté divine – puisque c’est là l’Épreuve par excellence, la plus haute, celle-là qui gouverne toutes les autres, la seule qui s’avère révélatrice au suprême degré. Seul le Victorieux est libre en vérité, et seul il libère l’autre par sa propre liberté, parce qu’en lui s’accomplit le mystère d’une faveur vérifiée, c’est-à-dire tout à la fois gratuite et méritée : « Et l’Élection divine, écrit Lequier, dans sa double vertu, dans son effet unique, éclatait en l’un et en l’autre / Si l’un et si l’autre le voulait »[45]. L’élection implique la liberté, la liberté enveloppe l’élection. Et l’homme a pour saint devoir de s’arrêter au seuil de cette énigme, car s’avancer au-delà serait commencer de tenter Dieu. Ce à quoi Lequier lui-même, semble-t-il, ne résista pas, en ce jour de février 1862, où il s’élança dans l’eau, nageant jusqu’à l’extrême limite de ses forces avec cette folle pensée : « Si Dieu veut me sauver, il me sauvera ». Ici, l’auteur de La Feuille de charmille, après avoir si longtemps voulu faire de la destination de l’homme une prédestination, semble bien avoir cédé au désir démesuré d’accomplir sa vocation par une terrible provocation devant Dieu. Une fois encore, ultime, les difficultés n’étaient pas dénouées, mais tranchées – tragiquement.

 

***

[1] J. Lequier, Comment trouver, comment chercher une première vérité ? suivi de Abel et Abel, Éditions de l’éclat, coll. « Philosophie imaginaire », Paris, 2022. Le volume contient également L’Incommunicable secret caché sous ce mot Nous, ainsi qu’une Notice biographique de Jules Lequier, par son premier biographe, Prosper Hémon.

[2] Aristote, Métaphysique, A, 980a21.

[3] Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, AK VIII, 139 ; trad. fr. in Œuvres complètes, t. II, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1985, p. 536.

[4] Voir sur ce point les pages lumineuses, comme toujours, de Jean-François Marquet dans Chapitres (Les Belles Lettres, Paris, 2017) : « Liberté et commencement », pp. 373-385. Lequier y est brièvement convoqué (p. 375).

[5] J. Lequier, Le Problème de la science, in Œuvres complètes, éd. par J. Grenier, La Baconnière, Neuchâtel, 1952, p. 377.

[6] Descartes, Méditations métaphysiques, Première méditation, in Œuvres et lettres, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1953, p. 267.

[7] J. Lequier, Carnet C (1838), Ms 250, f° 73 ; in OC, éd. cit., p. 346.

[8]J. Lequier, Ms 254, f° 63 ; in OC, éd. cit., p. 328.

[9]Ibid.

[10] J-F. Marquet, « Liberté et commencement » in, op. cit., pp. 373-374.

[11] T. Tzara, Poésies complètes, Flammarion, Paris, 2011, p. 829.

[12] Fichte, La Destination de l’homme, trad. fr. Barchou de Penhoën, Paulin, Paris, 1832, p. 50. En allemand : « Das Bewusstseyn ist hier nicht mehr jener Fremdling in der Natur, dessen Zusammenhang mit einem Seyn so unbegreiflich ist ; es ist einheimisch in derselben, und selbst eine ihrer nothwendigen Bestimmungen. »

[13] Ibid, p. 51. En allemand : « Mein Seyn und mein Wissen hat denselben gemeinschaftlichen Grund : meine Natur überhaupt. »

[14] « Agir, agir, voilà pourquoi nous sommes ici-bas », écrivait-il dans sa jeunesse. Cf. Fichtes Leben und Literarischer Briefwechsel, t. I, Leipzig, 1862, p. 23).

[15] Fichte, Wissenschaftslehre nova methodo, F. Meiner Verlag, 1994, p. 148.

[16] « Mais, objectera-t-on, si la liberté dépend d’une condition, elle n’est plus liberté ; si les actions qui la conditionnent sont nécessaire, ces actions ne sont pas libres. Ce à quoi il faut répondre que c’est la liberté qui pose elle-même ces conditions, et que toutes les actions qui sont nécessaires à sa manifestation et à sa réalisation sont en même temps matériellement libres, puisque c’est la liberté qui les accomplit pour autant qu’elle veut être et se manifester comme liberté. Bref, si, d’un côté, la nécessité est la condition, et la liberté le conditionné, finalement, c’est la condition nécessaire, qui, posée par la liberté, devient le conditionné, tandis que la liberté s’affirme comme le premier principe, comme l’inconditionné. » (M. Gueroult, Études sur Fichte, Aubier Montaigne, Paris, 1974, pp. 5.6)

[17] B. Bourgeois, L’idéalisme de Fichte, Vrin, Paris, 1995, p. 8.

[18] J. Lequier, « Le Problème de la science », in Œuvres complètes, éd. cit., p. 383.

[19] Ibid., p. 384.

[20] Ibid.

[21] J. Lequier, « Comment trouver, comment chercher une première vérité ? », Éditions de L’Éclat, Paris, 2022, p. 15.

[22] Ibid., p. 72.

[23] « Écoutons cette voix intérieure (pourquoi la craindre ?) qui me dit : Tout ce qui est possible est, tout ce qui est doit être. » (« Le Problème de la science », in Œuvres complètes, éd. cit., p. 58)

[24] J. Lequier, Comment trouver…. éd. cit., p. 85.

[25] Ibid., p. 83.

[26] « Avec un peu plus d’audace [que Descartes], Fichte crée Dieu. » (in Œuvres complètes, éd. cit., p. 332)

[27] Ibid., p. 87.

[28] « Cum igitur Deus sit extra totum ordinem creaturae, et omnes creaturae ordinentur ad ipsum, et non e converso, manifestum est quod creaturae realiter referuntur ad ipsum Deum; sed in Deo non est aliqua realis relatio eius ad creaturas, sed secundum rationem tantum, inquantum creaturae referuntur ad ipsum ». (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, Q. 13, art. 7, Réponse)

[29] Fichte, La Destination de l’homme, éd. cit., p. 68. En allemand : « Ich selbst, dasjenige, dessen ich mir als meiner selbst, als meiner Person bewusst bin, und welches in jenem Lehrgebäude als blosse Aeusserung eines höheren erscheint, – ich selbst will selbstständig, – nicht an einem anderen, und durch ein anderes, sondern für mich selbst Etwas seyn ; und will, als solches, selbst der letzte Grund meiner Bestimmungen seyn ».

[30] J. Lequier, Note marginale au dialogue Probus, in Œuvres complètes, éd. cit., p. 171.

[31] J. Lequier, Comment trouver…, éd. cit., p. 90.

[32] J-F. Marquet, « Pascal et Lequier ou l’enjeu des jeux de Dieu », in Chapitres, éd. cit., p. 38.

[33] J. Lequier, Comment trouver…, p. 85.

[34] Confirmation dans quelques pages intitulée, en leur marge, « Liberté et prescience » : « le pouvoir d’agir arbitrairement constitue sa liberté [à l’homme] comme en Dieu », in Œuvres complètes, éd. cit., p. 430. Tout au long du texte, l’arbitraire qualifie tant la liberté divine que l’humaine.

[35] J. Lequier, Comment trouver…, éd. cit., p. 89.

[36] Ibid., p. 88.

[37] « Dans la douleur ou dans la joie, nous croyons que le temps est quelque chose et il n’est rien, puisqu’il n’existe pas pour Dieu. » (L. Bloy, Journal, t. II, coll. « Bouquins », Robert Laffont, Paris, 1999, p. 347)

[38] J. Lequier, « Liberté et prescience », in Œuvres complètes, éd. cit., p. 428.

[39] J. Lequier, Abel & Abel, in Comment trouver…, éd. cit., pp. 115-116. Voir aussi, sur le thème du nom : « Ô homme ! qui vas-tu être ? Celui que tu voudras, c’est à toi de faire ta mémoire, c’est-à-dire ton nom devant Dieu ». (in Œuvres complètes, éd. cit., p. 383)

[40] Ibid., p. 139.

[41] Ibid., p. 155.

[42] J. Lequier, Œuvres complètes, éd. cit., p. 383.

[43] Cf. J. Lequier, Comment trouver…, éd. cit., p. 85.

[44] « Dans cette science Dieu est FAIRE FAIRE. » (Œuvres complètes, éd. cit., p. 397)

[45] J. Lequier, Abel & Abel, in op. cit., p. 163.

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Romain Debluë est né en 1992. Docteur en philosophie de l’Université Lettres-Sorbonne (« La Révélation de l’être : Hegel et Thomas d’Aquin », sous la direction de M. Emmanuel Cattin), il a publié de nombreux articles, dans le domaine de la philosophie et de la littérature, ainsi qu’un roman. En outre, il a organisé durant plusieurs années un séminaire en Sorbonne consacré aux « philosophes et à la Trinité », dont les actes sont parus sous la forme d’un numéro des Études philosophiques.
Spécialiste de philosophie médiévale, et de l’idéalisme allemand, il poursuit des recherches consacrées au motif de « l’âme à l’image de Dieu », suivi dans son évolution et sa progressive disparition, de Thomas d’Aquin à Descartes.