Luisa Valente : Logique et théologie.

Au printemps 2008 a paru chez Vrin ce livre de Luisa Valente, chercheur à l’Université ‘La Sapienza’ de Rome ; l’ouvrage est issu de sa thèse de doctorat écrite en français et soutenue à l’Université Paris 7 sous la direction de Mme Irène Rosier-Catach. Onze ans auparavant, Mme Valente avait publié, en italien, chez Olschki (Florence), un ouvrage sur le De tropis loquendi de Pierre le Chantre1. Entre temps, elle a publié une quinzaine d’articles sur les grammairiens et les logiciens de la seconde moitié du XIIe siècle et le premier quart du XIIIe : des études claires et importantes.

Longtemps attendu, ce livre français de L. Valente a pour titre Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150-12202 ; c’est un ouvrage intéressant, bien écrit, sans phrases ni arguments confus, attentif aux détails des textes commentés.

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Un des acquis majeurs du travail de Luisa Valente consiste dans la démonstration selon laquelle la théologie de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle est tributaire du développement de la logique et de la grammaire (thème traité surtout dans la première et deuxième partie du livre), mais elle a joué aussi un rôle dans le développement de la logique (thème abordé dans la troisième partie). On distingue ainsi des zones de confluence entre ces deux domaines communicants (trois, si l’on compte aussi la grammaire), et l’analyse détaillée de quelques thèmes exemplaires met en lumière cette interaction. Un autre point remarquable de l’ouvrage de L. Valente est sa méthode de travail : autour d’un thème, elle réunit trois ou plusieurs auteurs qu’elle résume attentivement, avec beaucoup d’extraits qu’elle commente minutieusement ; ainsi, au sujet de la translatio et de la prédication, elle présente Pierre Abélard, Gilbert de Poitiers et Thierry de Chartres (peut-être un peu trop rapidement abordé) ; au sujet des noms que l’on dit de Dieu selon leur sens propre, elle aborde Robert de Melun, Pierre Lombard et Pierre de Poitiers ; la thèse selon laquelle aucun terme n’est dit de Dieu en un sens propre est présentée par le biais de la Summa Zwettlensis (texte écrit autour de 1150, auteur probable un certain Pierre de Poitiers ou de Vienne), les Invisibilia Dei (ca. 1150, anonyme), Simon de Tournai, Alain de Lille, Hugues d’Honau et Pierre le Chantre ; le thème de l’équivocité et l’univocité des noms est abordé en analysant les fragments de Prévôtin de Crémone, Etienne Langton et Guillaume d’Auxerre et ainsi de suite. Par cette panoplie impressionnante d’auteurs et des textes difficiles, le livre de L. Valente est à la fois une synthèse et une bonne introduction à la pensée logique des années 1150-1220 ; mais l’auteur s’intéresse aussi à l’origine de toutes ces discussions et présente la tradition latine à partir de deux racines fondamentales : d’une part Aristote, Augustin et Boèce (par la réflexion sur la triade réalité, pensée, langage3.), et d’autre part Denys l’Aréopagite et Jean Scot Erigène (par la réflexion sur la théologie affirmative et la théologie négative4.)5.

L. Valente avoue une préférence pour les auteurs porrétains (définis de manière hésitante comme les auteurs « plus ou moins dépendants des enseignements de Gilbert de Poitiers »6) qu’elle considère comme les « plus intéressants, les plus cohérents et les plus profonds de la seconde moitié du XIIe siècle »7 ; on ne s’étonnera donc pas de retrouver des développements beaucoup plus importants (au moins, quantitativement) sur ces auteurs que sur Pierre Lombard ou Etienne Langton. Ce choix ne signifie pas nécessairement un défaut, mais manifeste plutôt un intérêt pour les « perdants de l’histoire »8 et une volonté de les promouvoir. Cet intérêt particulier a par exemple suscité une réflexion sur l’expression extrinseca denominatio, utilisée par Gilbert de Poitiers pour désigner ce que la tradition boécienne qualifiait de transmuptiva denominatio ou de denominativa transumptio9 : « toutes ces expressions indiquent une utilisation impropre des mots fondée sur la relation de cause à effet (denominatio = métonymie), mais où la relation entre causé et principe (chose créée et créateur) n’est pas la participatio existant entre forme et formé dans le monde créé. Dans ce sens, l’extrinseca denominatio est le reflet, sur le plan du langage, de la relation d’extrinseca participatio qui lie, sur le plan ontologique, le monde créé et le créateur ». De la sorte, Gilbert veut différencier la dénomination théologique de la dénomination proprement logique et grammaticale de la dérivation des noms.

La troisième partie de l’ouvrage, consacrée au « développement de la logique dans la théologie », est peut-être la plus intéressante, car la plus originale. L. Valente y montre clairement ses intérêts historiques et philosophiques10 et prend souvent position en interprétant les textes11. A juste titre, nous semble-t-il, l’auteur refuse de déterminer des relations de dépendance chronologique entre les textes théologiques et logiques, de décider de l’antériorité des uns par rapport aux autres, et garde comme principe d’enquête l’idée d’un échange continu entre ces domaines. Les travaux accomplis par les maîtres en grammaire, en logique et en théologie se superposent et s’impliquent mutuellement12. L. Valente étudie ces fascinants entrelacements en reconstruisant l’histoire des termes appellatio et suppositio ; ainsi, la théorie de la suppositio (« la fonction qu’a un terme, dans une proposition, d’être à la place de quelque chose »), s’accompagne de la significatio (« propriété indépendante du contexte propositionnel, et [qui] indique soit la fonction de représenter un contenu sémantique associé à une séquence phonique par l’acte de l’impositio, soit ce même contenu sémantique »13. L. Valente constate qu’à partir d’Anselme et d’Abélard cette théorie de la suppositio évolue peu à peu vers la problématique des différentes proprietates terminorum, qui font l’objet de traités spécifiques au XIIIe siècle. Le terme appellatio désigne à l’origine la fonction des noms communs, en tant qu’ils servent à ‘nommer’ des objets déterminés14. Utilisés dans des traités théologiques, ces termes servent par exemple à décrire les rapports entre les personae de la Trinité15, à définir l’essence de Dieu ou les noms divins.

On voudrait signaler rapidement que le titre, Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150-1220, pourrait induire en erreur, dans la mesure où presque toute l’analyse porte sur le rapport entre des théories logiques et leurs usages dans des discours théologiques ; L. Valente ne présente pas les doctrines théologiques de ce qu’elle appelle « les écoles parisiennes entre 1150 et 1220 ». ‘Théologie’ signifie dans cet ouvrage ‘le discours ou le langage au moyen duquel les hommes décrivent Dieu ou parlent de lui (p. 48, 118 etc.) ; l’enquête porte en effet sur la réflexion des théologiens médiévaux au sujet de la signification, de la propriété ou de l’impropriété des termes utilisés dans les discours sur Dieu. Résumé grossièrement, l’enjeu philosophique qui anime l’ouvrage est le problème du rapport entre le langage profane (les mots et leurs significations habituels) et le langage sur Dieu (ineffable, innommable, au-delà de toute logique et grammaire ordinaires). Pour paraphraser le titre de la troisième grande partie, l’objet de cette recherche est le développement de la logique dans le discours théologique. Les titres des deux premières parties de l’ouvrage sont d’ailleurs, eux aussi, révélateurs :Impropriété et ‘translatio’ dans le discours théologique. Les sources de l’Antiquité tardive et les précédents médiévaux et Impropriété et ‘translatio’ dans le discours théologique – 1150-1220)16. On y trouve quelques doctrines théologiques, mais elles sont esquissées seulement pour rappeler les cadres thématiques car L. Valente revient ensuite sur la question de l’usage des termes – par exemple dans le cas d’Alain de Lille et de ses thèses sur l’unité de la Trinité et la Trinité de l’unité17.

Il reste encore à comprendre le sous-titre, « les écoles parisiennes entre 1150-1220 ». Dans l’Introduction (p. 16-18) l’auteur résume, sans prendre position, les diverses classifications proposées par les historiens de la philosophie (M. Grabmann et A. Landgraf) au sujet des « écoles dans la théologie de la seconde moitié du XIIe siècle » : l’un (M. Grabmann) considère, par exemple, que l’école de Chartres, dans laquelle il situe Alain de Lille, se situe dans le sillage de la tradition instaurée par Gilbert de Poitiers et Jean de Salisbury ; l’autre (A. Landgraf), place le même Alain de Lille dans l’école de Gilbert de Poitiers. L. Valente semble accepter la situation d’Alain de Lille dans l’école de Gilbert de Poitiers (« lié à l’enseignement de Gilbert de Poitiers »), tout en ajoutant que « sa pensée riche et originale eut beaucoup d’influence pas la suite sur des maîtres qui se déclarèrent anti-porrétains »18. Les choses sont compliquées, l’auteur l’avoue aussi19, parce que cette littérature est en grande partie inédite et peu étudiée ; de plus, il n’est pas rare que des penseurs médiévaux partagent certaines idées, alors qu’ils s’opposent sur d’autres thèses. Le fait est notoire, la taxonomie historiographique embrouille plus souvent la réalité historique qu’elle ne l’éclaire. Il faudrait donc se poser la question de la légitimité de cette taxonomie : est-ce que ces auteurs se réclamaient eux-mêmes de telle ou telle école ? Au XIVe et au XVe siècle, les auteurs se disaient eux-mêmes scotistae, albertistae, thomistae etc. (il suffit de mentionner à titre d’exemple de ce procédé le Problemata inter Albertum Magnum et Sanctum Thomam d’Heymericus de Campo). Le terme ‘école’, utilisé comme catégorie historiographique ou de manière moins caractérisée, désigne-t-il la transmission d’un savoir selon le rapport maître – disciples ? Des questions malheureusement évitées, mais nécessaires, nous semble-t-il, d’autant plus que dans le livre on retrouve le mot école avec et sans guillemets (p. 16, 23 etc.), sans distinction nette.

Ajoutons à cela l’imprécision remarquée auparavant : comment comprendre ce que signifie « écoles dans la théologie de la seconde moitié du XIIe siècle » étant donné que, dans l’ouvrage, ‘théologie’ signifie langage sur Dieu ? M. Grabmann et A. Landgraf distinguent-ils les écoles du XIIe en se fondant sur la même signification du mot théologie que Luisa Valente (voir encore p. 274sqq.) ? Vers la fin de l’ouvrage, page 384 (sur 393), l’auteur distingue des « groupes » d’auteurs (est-ce un autre nom pour « écoles » ?) en fonction de points communs de leurs méthodes de travail (localisation de la théorie des noms divins dans leurs Summae), ainsi que de leur terminologie grammaticale et logico-sémantique ; elle prend aussi en considération l’originalité des auteurs et leur force argumentative20. Au terme d’un travail difficile et bien mené, elle conclut que « chez les auteurs porrétains, le poids de la tradition boécienne-gilbertienne, combinée à la tradition dionysiaco-érigénienne, est très fort. Chez les lombardiens, la seconde est presque absente, alors que la première n’y figure que par des allusions ou références isolées »21. Le lecteur découvre ainsi un mélange ahurissant de traditions, dans des mesures et combinaisons assez étranges pouvant faire le délice de certains historiens. La préférence pour les listes, la taxonomie et la combinaison des catégories historiographiques n’est pas à condamner, mais il faudrait se poser plus souvent des questions sur sa nécessité.

Tous ces points de détails n’enlèvent rien à la qualité du livre de L. Valente, un ouvrage sans aucun doute nécessaire pour la compréhension des dynamiques intellectuelles parisiennes de la fin du XIIe siècle, car, comme l’auteur l’avoue elle-même, « des recherches comme celles qui sont suggérées ici ne seront certainement pas inutiles en vue d’une reconstruction la plus complète et la variée possible de l’arrière-fond de notre culture »22.

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  1. Phantasia contrarietatis’. Contraddizioni scritturali, discorso teologico e arti del linguagio nel ‘De tropis loquendi’ di Pietro Cantore (+ 1197), Firenze, Olschki, 1997
  2. Luisa Valente : Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150-1220, Vrin, 2008
  3. Ibid. p. 36sqq
  4. Ibid. p. 85sqq
  5. Nous regrettons, en passant, l’absence d’une analyse du rôle joué par Hugues de St.-Victor (cité seulement une fois, p. 85) dans la réception et la transmission de Denys l’Aréopagite, surtout par rapport aux textes écrits dans les années 1150
  6. Ibid. p. 18
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Ibid. p. 135
  10. cf. p. 274
  11. cf. p. 283sq.
  12. cf. p. 274sq.
  13. Ibid. p. 275
  14. cf. p. 277
  15. cf. p. 280 sqq.
  16. Voir aussi les chapitres (I.2, I.3, I.6, I.7, II.1, II.2 etc.).
  17. cf. p. 207
  18. Ibid. p. 27
  19. cf. p. 17
  20. cf. aussi p. 18
  21. Ibid. p. 385
  22. Ibid. p. 393 ; voir aussi p. 12, 16 etc.
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