Robert B. Brandom : Rendre explicite, tome I

Seize ans après sa première publication aux États-Unis paraît enfin la très attendue traduction de Making it Explicit1 de Robert B. Brandom dans la collection « Passages » du Cerf dirigée par Jocelyn Benoist2.

Robert B. Brandom, ténor de la scène philosophique contemporaine, est un personnage atypique de la galerie de « portraits »3 qui la compose. Élève de Wilfrid Sellars, de Richard Rorty et de David Lewis, actuellement Professeur à l’Université de Pittsburgh, Brandom est un homme de synthèses. Ainsi son œuvre s’inscrit à la croisée d’une certaine tradition analytique (Frege, Wittgenstein), de l’idéalisme allemand (Kant, Hegel) et de l’herméneutique (Heidegger). Par-delà les traditionnels clivages philosophiques (philosophie analytique/continentale, idéalisme/réalisme, sémantique/pragmatique), Brandom développe dans son « long » livre de 1994 une sémantique « inférentielle » présentée comme l’alternative au modèle sémantique dominant depuis Descartes : le « représentationalisme ».

Avant de préciser plus avant le système introduit par Brandom, il s’impose de dire un mot sur cette nouvelle traduction du Cerf dirigée par Isabelle Thomas-Fogiel. On peut certes regretter que l’ouvrage (systématique) soit publié en deux volumes séparés (janvier 2011 pour le premier, février 2011 pour le second), aux prix prohibitifs. L’apparat critique de la traduction (introduction, note, index, etc.) aurait par ailleurs pu être plus travaillé et plus conséquent pour être vraiment utile. Mais on salue la bonne tenue de l’ensemble. Autant la très grande variété des traducteurs (huit traducteurs dont cinq pour la première partie : I. Thomas-Fogiel, B. Rougé, É. Domenach, S. Plaud, L. Soutif) laissait augurer du pire, autant le résultat final – du moins la première partie – paraît harmonisé et cohérent. Mis à part certains néologismes peu heureux mais probablement inévitables (le fameux « contentualité » : contentfulness) et certains choix de traduction douteux (par exemple « sagesse » pour sapience), il reste que la traduction est recommandable et qu’on ne peut que se réjouir de disposer enfin d’une traduction française du grand œuvre de Brandom.

1. Rendre explicite : un grand et « long » livre

Le lecteur ne manquera pas de noter un premier caractère distinctif de cette œuvre majeure 4 de Brandom : sa longueur. C’est « un livre qui est long » ainsi que le concède l’auteur lui-même (p. 50) et surtout qui fait système : « La vérité peut être ou ne pas être dans le tout, mais la compréhension l’est certainement », (p. 53). Au plus habituel recueil d’articles, Brandom substitue en effet l’édification d’un système philosophique.
Si le livre est alors doté du souffle des œuvres proprement spéculatives, il est aussi, et c’est l’envers du système (au point, disons-le, d’être parfois un peu répétitif) très abstrait et assez aride : cinq cents pages pour la première partie et (quasiment) aucun exemple5.
Mais il reste que c’est un grand livre. Outre par les thèses originales que l’on va ici présenter, l’œuvre se distingue par son érudition. Brandom ne redoute pas de se confronter à la tradition classique (notamment par un riche détour par Kant dans le premier chapitre) car son œuvre est d’abord une œuvre de dialogue. Brandom cite et commente aussi bien ses maîtres que Grice, Davidson, Searle, Dennett, Dummett, Stalnaker, McDowell, etc., pour le plus grand intérêt de son lecteur.
Aussi Rendre explicite se présente-t-il à la fois comme un riche excursus dans l’histoire de la normativité et de la sémantique dite « représentationaliste » et comme un panorama éclairé de la scène analytique anglo-saxonne du 20e siècle.

2. Le système « Brandom » : pragmatique normative, sémantique inférentielle et expressivisme (Chapitre 2)

Le meilleur moyen d’introduire la pensée d’un auteur aussi systématique que Brandom, c’est de renvoyer à ses propres introductions et pour commencer à celle du chapitre 1 de Rendre explicite. Cette introduction s’articule en trois points : 1. « Dire nous » ; 2. « La sagesse » ; 3. « L’intentionnalité ». L’enjeu du livre, ainsi que l’énonce d’emblée le premier paragraphe, c’est alors de « rendre explicite ce que nous sommes » (p. 59) et la façon dont nous nous comprenons. Ceci s’explique car nos « transactions » « signifient quelque chose pour nous, elles ont un contenu conceptuel » qui fait que « nous les comprenons » (p. 59). On note alors la primauté méthodologique accordée à l’analyse du « contenu conceptuel » de nos pratiques.6 C’est en effet en termes de « contenu » et plus précisément de « contenu conceptuel » (« propositionnel » dans le cas des pratiques discursives) que doivent s’analyser nos états mentaux dits « intentionnels » (croire, penser, douter, etc.).

Par ailleurs, la stratégie de Brandom est une stratégie de justification : il convient de justifier le rôle de nos pratiques (et notamment des pratiques discursives que sont nos assertions) dans « l’espace des raisons », en élucidant le rôle de leur contenu dans nos inférences. Ainsi se comprend l’ouverture de l’œuvre : « Dire “nous” dans ce sens, c’est nous situer, nous-mêmes et mutuellement dans l’espace des raisons, en donnant et en exigeant des raisons de nos attitudes et de nos actes », (p. 59). Le but de la sémantique inférentielle est alors de comprendre les contenus conceptuels de nos pratiques comme des raisons de nos attitudes et de nos actes. Pour le montrer, il convient de préciser les trois thèses centrales de Brandom que l’on peut qualifier en termes de « normativité », « inférentialisme » et « expressivisme ».

La première d’abord : une pragmatique normative. On ne peut comprendre ce premier point essentiel qu’en précisant que Brandom retient de son maître Sellars que nous nous inscrivons, en tant que sujets rationnels, dans « l’espace des raisons »7. Le concept de Sellars, rappelons-le est un concept kantien. Cet espace, où nous nous situons, tient lieu de « tribunal »8 devant lequel nous pouvons justifier nos assertions lorsque nous développons telle ou telle inférence. Brandom intime alors un réquisit central de justification à nos pratiques. Pratiquer c’est alors s’engager (commitment) dans l’espace des raisons de manière justifiée, c’est-à-dire en étant habilité (entitlement) à le faire : « Les pratiques qui confèrent un contenu propositionnel – et d’autres types de contenu conceptuel – contiennent implicitement des normes relatives à la manière dont il est correct d’utiliser des expressions, dans quelles circonstances il est approprié d’accomplir différents actes de langage, et quelles sont les conséquences appropriées de tels actes »9.

Ainsi que le précise l’éclairante introduction de l’Articulation des raisons, ce sont alors les pratiques « d’offre et de demande de raisons » qui « confèrent un contenu conceptuel aux performances, expressions et états qui s’inscrivent comme il convient dans ces pratiques », (AR, p. 18). Aussi, c’est dans l’espace des raisons, que l’on peut expliciter le contenu conceptuel de nos pratiques. Brandom qualifie son « pragmatisme » de « pragmatisme rationaliste » (AR, p. 18). Et c’est la tâche de la sémantique qu’il nomme « sémantique inférentielle » que de rendre explicite le rôle du « contenu conceptuel ».

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Deuxième thèse majeure donc : la sémantique inférentielle. Ce qui confère un sens aux contenus conceptuels, c’est alors leur « articulation inférentielle », ainsi que le précise Brandom dès son introduction et le développe dans le deuxième chapitre de Rendre explicite. À la différence des « représentationalistes », on doit comprendre le contenu propositionnel de nos pratiques linguistiques non pas en termes de « référence » mais d’ « inférence » de nos raisonnements. Ce contenu conceptuel est justifiable s’il joue un rôle de prémisse ou de conclusion dans les inférences de nos raisonnements. Aussi la sémantique inférentielle consiste-t-elle à élucider tout contenu conceptuel en tant que prémisse ou conclusion implicite de nos raisonnements.

Troisième thèse : l’inférentialisme de Brandom est un « expressivisme rationaliste » dont la tâche est d’expliciter le contenu conceptuel de nos pratiques, dans leur articulation inférentielle. Brandom retient la structure formelle de l’expressivisme « traditionnel » dont l’expression est conçue comme l’explicitation d’un implicite.10 Mais là où l’expressivisme romantique (de Herder qui est cité brièvement dans L’articulation des raisons) est un expressivisme du sentiment (qui « prend pour point de départ initial la transformation de l’interne en externe quand le sentiment s’exprime par un geste », (AR, p. 16), l’expressivisme de Brandom se présente comme « rationaliste », selon cet art de la synthèse propre à Brandom :

« C’est un expressivisme rationaliste, au sens où, ainsi entendu, le fait d’exprimer quelque chose, de le rendre explicite, consiste à le mettre sous une forme où il peut à la fois servir de raisons et se trouver en avoir besoin : une forme sous laquelle il peut servir à la fois de prémisse et de conclusion dans des inférences. » (AR, p. 19).

Ce qu’il s’agit de rendre explicite, c’est donc le contenu conceptuel de nos affirmations et de nos états intentionnels : de ce qui peut tenir lieu de raison de nos pratiques.
Notons que l’arrière-plan d’un tel expressivisme, plus encore que romantique, est hégélien. C’est l’esprit de la dialectique qui travaille Brandom, ainsi qu’il le concède lui-même : « Le pragmatisme expressiviste rationaliste établit un lien entre la logique et la conscience de soi au sens où il rend explicite l’arrière-plan implicite sur fond duquel seul on peut rendre quelque chose d’explicite, ce qui est manifestement hégélien », (AR, p. 43).

Voici pour les trois thèses majeures du « système Brandom ». Il s’agit de « fonder une sémantique inférentielle sur une pragmatique normative » (p. 272) en explicitant les structures implicites de nos pratiques. Pour reprendre l’expression qu’il emprunte à Gilbert Ryle 11, il faut expliciter un « savoir que » en « savoir comment », (p. 44).
Cette « pragmatique» se revendique par ailleurs de Wittgenstein (on y revient) et de ladite thèse wittgensteinienne du paragraphe 43 des Recherches philosophiques12 selon laquelle la signification d’un mot est son usage : « L’un des engagements méthodologiques fondamentaux qui oriente ce projet est d’expliquer les significations des expressions linguistiques en termes d’usage – c’est là l’adhésion à l’une des dimensions du pragmatisme de Wittgenstein » (p. 33).
On note cependant que la « philosophie du langage » de Brandom est d’abord « sémantique » et que son échelle d’analyse est propositionnelle. Par ailleurs, cette « sémantique inférentielle » est, nous semble-t-il, une « sémantique pragmatique ». S’il s’agit de fonder la sémantique dans une pragmatique, de montrer que « la pragmatique et la sémantique entretiennent des relations particulièrement intimes », (p. 43), c’est toujours en supposant que le langage est une pratique à justifier : le contenu de sens de nos expressions est entièrement dépendant de ce que nous pouvons faire avec elles. Mais il conviendrait de le montrer par un travail indépendant, ce qui n’est pas notre objet ici.
Pour préciser plus avant ces points introductifs, on renvoie au chapitre 2 de Rendre explicite (pp. 167-284, traduit par Élise Domenach) qui les développe de manière extrêmement éclairante.

Pour la suite, comme il n’est pas possible ici de présenter un commentaire intégral de l’œuvre, nous nous contentons d’insister sur deux points qui retiennent particulièrement notre attention : sur la synthèse originale que propose Brandom dans son premier chapitre de Kant et de Wittgenstein et sur le modèle qu’il développe au troisième chapitre : le « marquage au score ».

3. La synthèse hégélienne de Kant et de Wittgenstein (Chapitre 1)

Le premier chapitre de Rendre explicite traduit par Bertrand Rougé (pp. 57-165) présente l’intérêt méthodologique d’inscrire le programme de Brandom dans un héritage historique, selon un geste peu usuel dans la philosophie analytique. On note alors l’usage « hégélien » que fait Brandom de cette histoire. Selon un mouvement typiquement dialectique, en inscrivant sa sémantique inférentielle dans l’héritage de Kant et de Wittgenstein, Brandom présente une synthèse puissante qu’il convient d’analyser.
Les points II et III du premier chapitre (pp. 70-102) sont en effet consacrés à Wittgenstein (marginalement à Frege, Dummett et Sellars) présenté comme héraut du pragmatisme : « le dernier Wittgenstein fut le grand tenant de la thèse selon laquelle les états et les actes à contenu intentionnel ont une portée pragmatique essentiellement normative », (p. 73). De Wittgenstein, Brandom retient donc deux thèses essentielles : 1/ Qu’il faut expliquer les significations des pratiques linguistiques « en termes d’usage » ainsi que nous l’avons précédemment noté mais aussi 2/ Que ces pratiques sont « essentiellement normatives ». C’est ce deuxième aspect qui est largement développé dans le premier chapitre de Rendre explicite.
Aussi l’un des aspects les plus stimulants (et polémiques) de la lecture que Brandom propose de Wittgenstein consiste-t-il dans sa lecture des fameux paragraphes des Recherches philosophiques consacrés à l’application des règles. C’est l’occasion d’un commentaire aiguisé des analyses de Saul Kripke13 et de John McDowell14.
Chez Wittgenstein, Brandom croit retrouver le modèle qu’il hérite par ailleurs de l’expressivisme et qui donne son titre à l’ouvrage : l’explicitation. Pour Brandom, le génie de Wittgenstein consiste en effet à montrer que les normes d’une pratique lui sont toujours implicites et qu’il n’y a pas besoin d’en chercher un principe normatif externe :

« Dans la partie la plus connue de sa réflexion sur le suivi des règles dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein soutient que les règles de convenance des performances qui obéissent à des règles explicites ne constituent pas une strate autonome de statut normatif susceptible d’exister en l’absence de toute autre. […] Les normes explicites sous la forme de règles présupposent des normes implicites dans les pratiques. », p. 85

Par ailleurs, de ce qu’il qualifie d’« argument wittgensteinien de la régression » (p. 85), Brandom retient, point effectivement essentiel, que l’application des règles ne requiert aucune interprétation la justifiant. Brandom s’appuie notamment sur les paragraphes 82 à 202 des Recherches philosophiques pour le montrer. Les pratiques n’ont pas besoin d’être interprétées par des règles externes (ce qui, tel que le lit Brandom, supposerait une régression à l’infini de l’interprétation de ces mêmes règles externes) car ces pratiques sont en soi normées, de manière immanente mais surtout, pour Brandom, implicite.
Brandom conclut alors son étude sur Wittgenstein en posant deux thèses décisives : la première, contre toute herméneutique relativiste, est « une thèse normative sur la pragmatique de l’intentionnalité ; « la seconde », contre toute sémantique formelle dite « platoniste » est une thèse pragmatique sur la normativité de l’intentionnalité », (p. 90).

Plus que pour le commentaire (certes stimulant) qu’elle propose des Recherches de Wittgenstein, l’analyse de Brandom nous intéresse, de manière plus interne à son système, par son caractère synthétique. Il nous faut alors mettre en regard ce commentaire sur Wittgenstein (ainsi que le fait Brandom lui-même dans les dernières parties du Chapitre 1) avec son commentaire sur Kant.
Si Brandom commence par introduire Wittgenstein contre Kant pour pointer les limites « d’un certain modèle de correction et d’incorrection, à peu près celui de Kant, dans lequel ce qui rend une performance correcte ou incorrecte est sa relation à une règle explicite quelconque » (p. 83), c’est-à-dire à une règle qui n’est pas immanente à la pratique, il importe de souligner que la philosophie du langage de Brandom dont le modèle est un modèle de justification inférentielle présente clairement un tour kantien. Il nous semble en effet que c’est d’abord dans l’héritage de Kant (et notamment du réquisit de justification de la Critique de la raison pratique15 que l’on peut comprendre le premier chapitre de Rendre explicite et la distinction finale introduite entre « statut normatif » et « attitude normative ». De Kant, ainsi qu’on l’a montré, Brandom retient que toute pratique doit pouvoir se justifier. Brandom introduit alors une distinction entre une justification en première et en troisième personne. On doit se reconnaître soi-même comme habilité à faire telle ou telle action mais il faut aussi que la société m’attribue cette habilitation. Or, « de ces deux attitudes, c’est l’attribution qui est l’attitude fondamentale. », (p. 329). Aussi Brandom consacre t-il une attention spécifique aux « sanctions normatives » qui évaluent les « attitudes normatives » pour déterminer ce que signifie « agir droitement ».
Que l’on puisse alors concilier cette réflexion sur les « attitudes normatives » à sanctionner aux réflexions wittgensteiniennes sur la règle dont l’application est normée en contexte de manière immanente, paraît contestable. Brandom le concède lui-même lorsqu’il déclare : « c’est un défi de préserver cette intuition sur l’importance de nos attitudes normatives tout en respectant le point de vue pragmatiste de Wittgenstein sur les normes », (p. 106).

On touche alors à une des limites de la synthèse proposée par Brandom. Il nous semble en effet qu’en tentant de concilier Kant et Wittgenstein, Brandom perd (ou dépasse) Kant et Wittgenstein. Mais ce serait trop ambitieux d’espérer le montrer ici. À titre indicatif, on se contente cependant de montrer que si l’influence de Wittgenstein est très sensible sur Brandom, Brandom est à bien des égards peu wittgensteinien.
On peut d’abord noter l’écart de méthode fondamental entre Wittgenstein et Brandom. Sans parler de leur rapport pour le moins divergent à l’histoire de la philosophie, on peut noter que là où Wittgenstein tient pour méthode de prédilection « une vue synoptique » descriptive (§ 122 des Recherches philosophiques) de « l’usage quotidien » (§ 116) des mots « en circulation » (§ 500) de notre langage ordinaire, Brandom déclare explicitement, par exemple dans le troisième chapitre de Rendre explicite, se consacrer « à développer un modèle de la pratique assertionnelle et inférentielle » dans lequel il ne «décri[t] pas notre pratique réelle, mais une idéalisation artificielle », (p. 316).
Ces divergences de méthode mises à part – divergences cependant essentielles quand on connaît le rôle que Wittgenstein assigne à la philosophie16 – on peut également douter, sur le fond, que la lecture que Brandom propose de Wittgenstein (notamment sur les règles) soit orthodoxe. En effet, d’un point de vue wittgensteinien, si la pratique est correctement appliquée, on n’a précisément pas besoin d’ « expliciter » ensuite la norme qui la régule. La pratique n’a pas à se justifier ou à justifier quoi que ce soit. C’est une question externe à Wittgenstein que seule la notion kantienne de « tribunal de la raison » peut justifier. Il faudrait évidemment le justifier plus avant. Mais on entend simplement suggérer ici le caractère problématique d’une telle synthèse.

Après la précision de cet ancrage historique de la théorie, prolongé dans le Chapitre 2 de Rendre explicite, il faut attendre le troisième chapitre « Pratique linguistique et engagement discursif » pour comprendre « le cœur de la théorie » de Brandom. Ce chapitre central, prolongé par le quatrième chapitre « Perception et action » précise en effet, par l’analyse du « marquage au score » (scorekeeping) comment le contenu conceptuel de nos pratiques peut se justifier. Il convient alors, pour conclure ce commentaire de la première partie de Rendre explicite de montrer comment s’applique l’inférentialisme à l’analyse du contenu de nos concepts.

4. Le marquage au score déontique (chapitre 3)

Le chapitre 3 (pp. 285-383), traduit par Sabine Plaud « décrit, en termes de marquage au score déontique, un modèle de pratiques sociales qui consiste à donner et demander des raisons », (p. 37). Par ce modèle, il s’agit de montrer comment la sémantique inférentielle peut être appliquée pour comprendre « les contenus intentionnels » (p. 38) (dont les « significations linguistiques ») comme les prémisses ou conclusions de nos inférences. Le chapitre 4, traduit par Ludovic Soutif, prolonge l’analyse en montrant comment d’autres contenus non intentionnels, les contenus empiriques de la « perception » et de « l’action » participent également à nos inférences rationnelles. Comme il serait trop long d’analyser en détail ces deux chapitres, on se contente de préciser la nature du modèle qu’ils déploient : celui du « marquage au score ».
Le concept de « marquage score » est un concept du baseball17. Concrètement, c’est la manière dont on compte le score (c’est-à-dire les points marqués) au baseball. Brandom emprunte le concept à son maître David Lewis qui l’introduit dans un article dont il s’inspire explicitement : « Scorekeeping in a Language Game »18. Pour autant, Brandom modifie son usage. Pour Lewis, il s’agit d’analyser « les éléments du score conversationnel », c’est à dire les « présupposés » déterminant « l’acceptabilité de l’énonciation d’une phrase particulière » (p. 356). Mais là où Lewis pense ces présupposés comme « des usages mentaux », Brandom comprend les « éléments mentaux » « tels que la croyance tout autant que leurs contenus représentationnels » « en référence au rôle qu’ils jouent dans les pratiques du marquage au score, plutôt que l’inverse », (p. 364). Ce concept se comprend dans la logique de la sémantique inférentielle présentée dans le Chapitre 2 de Rendre explicite : si nos assertions ont un contenu propositionnel c’est « en référence aux pratiques consistant à donner et à demander des raisons », (p. 286). Le « marquage au score » consiste précisément à compter, non plus les points du baseball mais quelles assertions sont appropriées (ie tiennent lieu de raison) et quelles différences elles introduisent dans le score total du réquisit de justification de la sémantique inférentielle.

Le concept de « marquage au score » retient l’attention de Brandom pour plusieurs raisons. Premièrement, raison la plus simple, parce que c’est le concept d’un jeu : du baseball. Brandom retient en effet de Wittgenstein que nos pratiques sont des jeux, des jeux, ajoute-t-il, « dans lesquels chaque participant présente différents statuts déontiques », (p. 329). Or c’est le rôle du « marquage au score » que de compter si les participants satisfont correctement aux réquisits déontiques.
Par ailleurs, il nous semble que par le modèle du jeu de baseball, Brandom entend montrer comment peuvent se combiner pragmatique normative et sémantique inférentielle. Par ce modèle, il montre (même si sera l’enjeu du chapitre 8 de la deuxième partie que de l’expliquer) comment fonder une sémantique inférentielle – dont les contenus conceptuels comptent comme des raisons (compter un score) – sur une pragmatique normative (jouer au baseball).
On note que Brandom précise, en reprenant la distinction de Donald Davidson 19 entre « pratique linguistique » et « agentivité rationnelle » que la théorie qu’il adopte est alors « une théorie linguistique de l’intentionnalité » qui « accorde une priorité explicative à la manifestation linguistique de la croyance dans l’assertion plutôt qu’à sa manifestation pratique dans l’action », (p. 438). Une « priorité explicative » est donc accordée à l’expression linguistique des contenus intentionnels dans la mesure où c’est en les saisissant ainsi que l’on peut expliciter leur articulation inférentielle.

Encore une fois, la distinction nous paraît peu wittgensteinienne. On s’en convaincra en notant le commentaire que Brandom propose du « jeu de langage » du paragraphe 2 des Recherches philosophiques : « Le Sprachspiel de la « dalle » que Wittgenstein décrit dans les sections introductives des Recherches n’est pas, en ce sens, un jeu de langage – il s’agit d’un ensemble de pratiques qui ne comprend que des signaux vocaux, mais non encore verbaux ». C’est souligner, nous semble t-il le caractère restrictif de la linguistique de Brandom, reconduite à la seule sémantique inférentielle. Pour Brandom, c’est alors parce qu’il y a des assertions qu’il y a d’autres jeux de langage. On est là, nous semble-t-il à mille lieues du jeu de langage de Wittgenstein.
C’est donc la combinaison particulière de la linguistique et de la pratique qu’entend modéliser, selon nous, le modèle du baseball et du « marquage au score ».

Il reste encore à intégrer dans le modèle le rôle des « engagements discursifs pratiques – c’est à dire les engagements à agir [et non pas à parler]», (p. 376) soigneusement distingués des assertions. Ce sera le rôle du Chapitre 4 qui clôt la première partie de Rendre explicite que de les introduire. Entre autres choses, le chapitre donne lieu à une intéressante discussion de l’ « intuition » d’Anscombe, développée par Davidson, selon laquelle « les actions sont des performances intentionnelles sous quelque description », (Chapitre 4, point VI, p. 478).

En conclusion

Reste à attendre la deuxième partie de Rendre explicite (chapitres 5 à 8) pour comprendre « ce que le modèle peut faire et à quoi il sert ». Notons simplement, en guise d’avant-goût, que les chapitres 6 et 7 étendent le modèle en introduisant respectivement les notions de « substitution » et d’ « anaphore ». Le chapitre 6 (par la notion de substitution) montre que « même les termes singuliers et les prédicats peuvent jouer un rôle inférentiel indirect en vertu de leurs contributions systématiques aux rôles inférentiels directs des énoncés dan lesquels ils apparaissent » (p.40). Le chapitre 7 quant à lui étend l’analyse aux « expressions réitérables telles que les instanciations de démonstratifs » (p. 40). Enfin, le dernier chapitre est annoncé comme central car « c’est là que la dimension représentationnelle de la pratique discursive est expliquée en termes d’interaction, d’articulation sociale et inférentielle de la communication des raisons pour croire et pour agir », (p. 52).20

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Regards croisés

  1. R. Brandom, Making it Explicit, Cambridge, Harvard University Press, 1994.
  2. Robert. B. Brandom, Rendre explicite, tome I, Traduction Isabelle Thomas-Fogiel (dir.), Cerf, Paris, 2011
  3. Pour reprendre l’expression de son introduction, à propos de Frege, Rendre explicite (RE), op. cit., p. 33.
  4. Son œuvre majeure avec Tales of the Mighty Dead: Historical Essays in the Metaphysics of Intentionality, Cambridge, Harvard University Press, 2002.
  5. On peut cependant rappeler, pour les plus essoufflés, qu’il existe une version postérieure et plus courte de Rendre explicite, également traduite au Cerf dans la même collection depuis 2009 : L’articulation des raisons. Introduction à l’inférentialisme, (AR pour la suite).
  6. Ainsi se justifie l’importance du récurent contentfulness traduit par « contentualité ».
  7. Sellars retient en effet de Kant que les comportements des agents sont des comportements rationnels toujours susceptibles de justification. Ainsi se déploient-ils dans ce qu’il nomme l’ « espace logique des raisons » (à distinguer de « l’espace logique des causes »). Voir notamment W. Sellars, Empirism and the Philosophy of Mind, trad fr. par F. Cayla, Empirisme et philosophie de l’esprit, Combas, l’Eclat, 1992.
  8. C’est le concept introduit dès la Critique de la raison pure de Kant, notamment dans la Préface de la première édition. Kant énonce l’ « invitation faite à la raison d’entreprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches, celle de la connaissance de soi – même, et d’instituer un tribunal qui la garantisse dans ses prétentions légitimes et puisse en retour condamner toutes ses prétentions sans fondements, non pas d’une manière arbitraire, mais au nom de ses lois éternelles et immuables. Or, ce tribunal n’est autre chose que la Critique de la Raison pure elle – même », Critique de la raison pure, trad. fr. par . A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1944, p. 7. C’est nous qui soulignons.
  9. RE, op. cit., p. 35.
  10. Brandom hérite, par Charles Taylor et son livre sur Hegel de 1975 (Hegel, Cambridge University Press, 1975), de ce modèle « herméneutique » de l’explicitation qu’il précisera plus tard en découvrant Heidegger (par Hubert Dreyfus et John Haugeland). Il serait intéressant de montrer que Brandom comme Taylor (même si le premier est probablement plus rationaliste et moins herméneute que le second du fait de l’influence de Sellars) construisent chacun un système reposant sur les mêmes synthèses : rôle structurant de Hegel, synthèse de Herder, Heidegger et Wittgenstein, de la pragmatique et de l’herméneutique.
  11. Distinction introduite par G. Ryle in The Concept of Mind, trad. fr. S. Stern-Gillet, La Notion d’esprit, Gilbert Ryle, Paris, Payot, 1978.
  12. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. fr. É. Rigal (dir.), Paris, Gallimard, 2004.
  13. Voir S. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language: an Elementary Exposition, Harvard University Press, Cambridge,1982; trad. fr. de T. Marchaisse, Règles et langage privé. Introduction au paradoxe de Wittgenstein, Paris, Seuil, 1995.
  14. Voir J. McDowell, « Non-Cognitivism and Rule-Following » in Wittgenstein: To Follow a Rule, London, Routledge, 1981. Pour une traduction française, voir J.-Ph. Narboux in Les Archives de philosophie, Juillet-Septembre 2001.
  15. « Quant à nous, être rationnels, nous sommes en plus capables de saisir et de comprendre des normes, de faire des évaluations de correction et d’incorrection conformément à ces règles ; et ces évaluations jouent un rôle dans ce que nous sommes ensuite amenés à faire, ce qui définit le phénomène que Kant appelle la “volonté rationnelle” », RE, op. cit., p. 106)
  16. Voir par exemple le paragraphe 133 des Recherches philosophiques, op. cit.
  17. Un jeu qui semble fortement marquer l’imaginaire américain. Notons par exemple, qu’outre Lewis et Brandom, Rawls dans son article « Two concepts of Rules » (The Philosophical Review 64, 1955, 3-32) consacre aussi une analyse très fine au jeu de baseball, reprise par Searle dans La construction de la réalité sociale, trad. fr. C. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998.
  18. D. Lewis « Scorekeeping in a Language Game » reproduit au chapitre XIII de ses Philosophical Papers, Oxford University Press, 1983-86, pp. 233-249.
  19. D. Davidson, « Thought and Talk », Inquiries into Truth and Interpretation, New-York, Oxford University Press, 1984, p. 156.
  20. Un mot enfin pour remercier chaleureusement Francesco Callegaro et Raphaël Ehrsam – fins connaisseurs de Brandom – pour leur relecture attentive et pour leurs corrections précieuses. Espérons qu’ils auront contribué à réduire les contresens et approximations dont je suis par ailleurs seule responsable.
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