Sylvain Camilleri, Guillaume Fagniez, Charlotte Gauvry (éd.) : Heideggers Hermeneutik der Faktizität (partie II)

La première partie de la recension se trouve à cette adresse.

7. Guillaume Fagniez (FNRS, Université libre de Bruxelles)
Le concept de monde chez le jeune Heidegger (p. 113-130)

Le tome 59 de la Gesamtausgabe cache, derrière son sous-titre benoît – Théorie de la formation des concepts philosophiques – la violente critique des aînés (Dilthey, Natorp). La Phénoménologie est l’Arche d’un sujet traqué par la Science, et mis en danger tant par ses avocats que par ses accusateurs. Guillaume Fagniez, qui l’a traduit, note l’infléchissement d’une Phénoménologie de la conscience vers un logos de la vie s’apparaissant à elle-même. Cette violence de l’herméneutique de la facticité est la reprise de la violence de la Phénoménologie qui résista à la violence de l’indifférence à la vie personnelle au nom de concepts d’ordre. D’où la contradiction entre monde et vie. Certes, le monde est medium de la vie, il lui appartient et l’exprime : la vie a besoin d’une intuition herméneutique des choses du monde pour s’auto-interpréter. Mais la lecture des indices doit être médiatisée par la négation pour détruire le sens sédimenté des expressions mondaines de la vie qui l’objectivent.

Cette contradiction se voit dans le traitement de l’Histoire, qui concerne la vie dans un monde, non la vie en général, mais finit par oublier le monde vivant pour gloser sur la seule science historique. La vie n’a pas à se défendre contre le monde ; c’est le rapport entre monde et vie qui doit se préserver des normes théoriques. La vie « est au » monde et le monde « est à » la vie : le monde de la vie sauvera la vie du monde. Mais si le concept de monde devient le concret originaire de la subjectivité, il se libère aussi d’une naturalisation qu’entraînerait une pure philosophie de la vie. Une philosophie comprenant la vie à partir d’elle-même ne promeut pas une subjectivité miroir n’ayant avec le monde qu’un rapport de représentativité !

Ces considérations inspirent l’article de Guillaume Fagniez, qui rattache l’aventure de Heidegger dans la pensée de la vie, plutôt qu’à Dilthey et Bergson, à une explication avec les Recherches Logiques de Husserl qui « implante des yeux », comme il l’a dit plaisamment, pour voir l’énigme du monde facticiel (die faktische Welt). Mais, conformément à la contradiction énoncée plus haut, Guillaume Fagniez montre que Heidegger garde en même temps sa lecture méfiante du monde. Ainsi, le jeune Heidegger – mais aussi celui qui grandit en lui et concevra Être et Temps et le Gestell, ne s’oriente pas, malgré son admiration pour Husserl, vers une phénoménologie du monde perçu comme ce sera le cas d’un Merleau-Ponty, par exemple. Si le disciple change son propre concept de monde au contact de Husserl ce n’est pas en un chemin de retour de l’entendement vers la sensibilité, mais pour :

1°) transformer l’unicité du concept husserlien de Monde en une trinité problématique : monde ambiant (c’est l’« Umwelt » husserlienne), monde personnel (« Selbstwelt ») et monde partagé (« Mitwelt ») : les choses, le Soi, et autrui (p. 113) ;
2°) entrelacer de manière tout aussi problématique l’élan vers le monde à la considération de la vie : le monde est aussi un que la vie, et la tâche de la philosophie est autant de « choisir la vie » (et non la mort froide de l’objectivité absolue) que de « sauver le monde ». Husserl est le nouveau Moïse qui permet d’entrer dans la Terre Promise, laquelle n’est pas un autre monde, mais la vie même, synonyme de ce monde.

Y a-t-il contradiction ? Heidegger a-t-il changé son herméneutique de la vie pour une herméneutique du monde ? Non. Guillaume Fagniez montre que le lien entre vie et monde est que celui-ci est la donnée la plus immédiate de celle-là : la vie coud ensemble les trois mondes, elle est l’Unique. Heidegger incline le concept philosophique de monde vers celui de vie (p. 114), qu’il déplacera sur l’unicité de l’Être : l’être-dans-le-monde (« das In-der-Welt-sein ») sera l’avatar de la vie dans le monde, non du monde, qui glisse si facilement dans la position théorique. « Es weltet », ça monde, signifie : ça vit, et réciproquement. « Sauver les phénomènes » (en rendre compte : ἀποδιδόναι τὰ φαινόμενα) prend un sens pratique. Le monde étant l’apparition du sens de la vie à la vie même, vie et monde sont LE phénomène (p. 115) : interpréter le monde, c’est sauver le monde, c’est-à-dire sauver la vie (σώζειν τὸ φαινόμενον). L’unicité du réseau de sens (Verweisungszusammenhang, p. 116) n’est pas un simple contexte au sens dylthéen, car l’herméneutique a quitté le terrain d’une signification d’objet : l’homme vivant ne fait pas de l’histoire, mais est historique.

Le sens de la vie apert donc dans une pratique vécue comme vivante interprétation. Heidegger passera sa vie à réfuter le fameux « motto » de Marx (« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, alors qu’il s’agit de le transformer ») Car l’herméneutique implique la préséance du « monde de la vie », qui implique elle-même un sens en acte, dans l’inquiétude (p. 116) : c’est pour la vie avec les autres et auprès des choses que le Dasein « se fait du souci ». « Interprétation » signifie une lisibilité du monde grâce au champ d’action possible de la vie inquiète (p. 117). « Umwelt » est l’inverse des alentours au sens cartésien (monde extérieur). Il désigne le sens global qui fait souci et qu’occulte la position théorique, y compris la constitution du monde (p. 117). C’est l’unité comportementale où la vie s’entend elle-même en train de monder et de jouer le rythme de la vie même (p. 119). Si la vraie philosophie est interprétation (« Deutung »), la position théorique est « Entdeutung », retrait de sens (p. 125).

Conséquence linguistique de la synonymie entre « es weltet » (ça monde) et « es bedeutet » (ça fait sens) : l’impossibilité de séparer l’herméneutique des « signes » que la vie nous envoie dans la diaphanéité du monde – des mots que nous donne la langue. Ce carrefour est le lieu mystérieux que Heidegger passera sa vie à explorer (p. 119). Tandis que Husserl voit encore dans le langage un instrument de la pensée, Heidegger puise dans l’intuition herméneutique la conviction que c’est en naviguant dans les mots qu’on peut concilier l’opposition entre le pré-mondain (la vie) et le mondain (le lieu où la vie signifie). Les significations désignent une « imminence » (p. 120) qui se phénoménalise de manière performative, nous l’avons vu plus haut. La facticité et parlante. Ainsi le Selbstwelt, point-source du vécu, mène à l’Umwelt, lieu englobant où le Soi se rencontre (p. 122). Le Soi fonde son « réfléchi » (sich) non en réfléchissant, mais en « se situant » en un monde partagé (p. 123). Le terme de « umweltliche Mitwelt » n’est pas péjoratif, il indique la communauté dans sa dimension d’environnement, le souci unissant les domaines du monde.

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Mais Guillaume Fagniez souligne la concurrence entre souci du monde et souci de soi. Car le Soi – qu’il s’agisse du Toi ou du Moi – n’a pas à se modeler sur le monde ni sur (les autres quand ils représentent un monde ambiant devenu pure extériorité par objectivation. Il ne s’agit pas se rattacher au monde environnant (p. 124), ni d’entretenir le seul souci de vivre mais de chercher à vivre libre (« freies Dasein »), de reconnaître son pouvoir pour des possibilités personnelles, celles qui favorisent l’auto-libération d’autrui. Heidegger n’entérine aucun sens mondain déjà là : le Dasein (se) cherche et, se cherchant, dessine avec autrui qui cherche aussi, un nouveau monde qui deviendra un concept transcendantal : il rendra possible la compréhension du Soi. Il sera le lieu du Soi, le « là » où changer le monde. C’est ainsi que naît une phénoménologie qui, entre monde et vie, devient herméneutique.

Voilà pourquoi le monde doit être indexé négativement (comme modalité du non-originel, du dérivé, p. 126) : pour que le monde ambiant soit monde de vie, champ de naissance. La nullité du monde tel qu’il est est ainsi révélée : le Nouveau exige de poser un signe négatif sur le monde, pour que naisse un monde à la mesure du Soi, « selbstweltlich » (p. 126). Cette négativité n’est pas une opposition à la vie, mais une opposition de la vie à ses propres obstacles qu’elle s’est forgés par aliénation à cette expression d’elle-même qu’est le monde. Car le penchant à accorder au monde un signe positif au point d’oublier tout « Soi » est une tendance de la vie même, dont la loi est de se laisser séduire par sa propre expression mondaine. Et dans la mesure où le Soi cache l’authenticité de ses possibilités vitales dans le monde, ce Soi sort de soi et n’existe d’abord que négativement par rapport à soi : il est un soi hors-jeu. « Ausstehen » (exister), c’est d’abord « aussein » (être hors, se fuir, wegsein). Quand la foi en la vie s’oppose à la loi de la vie, il y a conversion et c’est là que la phénoménologie à la hauteur du Soi devient une herméneutique (p. 127) : elle fait apparaître un sens en le donnant à accomplir. Guillaume Fagniez souligne que Heidegger surmonta le danger d’une survalorisation de la vie du Soi aux dépens du monde, en s’accrochant à la notion de « vie ». Car c’est la seule notion capable d’englober le monde ambiant et le Soi.

A l’époque existentiale le Soi sera défini ouvertement dans cette ambiguïté, comme « être-au-monde », SOIT en fuite devant des possibilités qui sont pourtant siennes, SOIT résolu à déployer la charge de l’Être (c’est-à-dire de son « là »). Dans ce dernier cas, le monde découvre le libre Souci d’un monde du Soi (Sorge) et renonce à endosser la Préoccupation transie du monde impersonnel (Besorgen). L’ontologie de l’Existence redonnera à l’être-là la propriété de son sens (p. 129). La dernière occurrence de la latence de la Vie dans la future pensée de l’Être sera la prise en compte de la mort, preuve que le monde ne peut donner de l’être. La finitude, index de la vie humaine, ne fait pas voir le monde, mais ouïr le Soi à travers la voix de sa conscience, vrai salut du monde. La contradiction entre monde et vie, et entre monde ambiant et monde du soi, seront résolues non dans la simple adoption du concept d’Être (qui rend la vie immanente au « là », dans » l’être-au-monde), mais dans le shibboleth de l’authenticité (la différence entre « Dasein » et « Existenz »).

La médiation rendant définitivement impossible la coupure ontologique entre vie et monde sera l’humeur (« Stimmung »), qui porte directement le message du monde au mode de vie que le Soi se trouve vivre. Telle aura été la fécondité de ce « monde de la vie » (« Lebenswelt ») qui cherchait déjà à réconcilier les concepts en litige. Car, quoique le monde soit le monde de la vie, il n’échappe au danger de clivage que si la relation apparaît en « quelque chose » qui est la vie à l’état absolu (p. 120), montrant le Lien entre l’homme vivant et le monde en situation.

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8. Masatoshi Sasaki (National Institute of Technology, Kōchi Collège)
Ein verborgener Grundbegriff der heideggerschen Hermeneutik der Faktizität
Un concept fondamental caché de l’herméneutique heideggérienne de la facticité (p. 131-144)

Il faut donc chercher s’il y a quelque chose qui empêche de faire du monde une caisse de résonance du Soi, sans externaliser le monde comme une donnée encore non constituée. C’est la « Stimmung », l’humeur. Masatoshi Sasaki voit en cette disposition affective avec laquelle nous accueillons ce qui précède toute pensée, l’organon de la vie même, trait premier de la philosophie de Martin Heidegger. La « facticité » (« Faktizität »). « Befindlichkeit » est en effet intimement couplée à ce qui se trouve être là (« was sich befindet »). L’humeur met aussi en humeur de philosopher : elle est le haut-parleur du comportement (p. 132) qui ouvre à l’Origine. Sa réceptivité ouvre aux possibilités de la vie concrète elle-même (p. 134). Heidegger rompt avec la division entre émotion et concept, les deux entrant en vibration. L’humeur est coryphée de l’origine, pro-logue de la « science de l’origine de la vie » (p. 133)

Dans un article de 2013 d’Actu-Philosophia, Etienne Pinat soulignait la différence entre la contingence classique du fait (« Tatsächlichkeit ») et la facticité, qui branche les virtualités du réel sur les possibilités du Soi. Être jeté au monde (« Geworfenheit ») (p. 134) n’est donc pas un fait, mais le phénomène primitif de notre existence, dont nous ne pouvons parler qu’a posteriori. Mais la facticité fait immédiatement glisser du souci authentique de la vie à la préoccupation aliénante du monde, faux-pas qui est corrigé par une métamorphose du Soi. Masatoshi Sasaki voit dans ce scénario une reprise de la chute et du salut bibliques. La foi est le « top » de l’humeur, car elle éclaire totalement négativement la situation (p. 132, note p. 134 & p. 137). La réflexion médite cette humeur qui nie l’état présent du rapport au monde au nom d’un « quelque chose » qui précède toute pensée, l’Uretwas.

Il y a donc deux sortes d’antécédences : l’une, inauthentique, précède la vraie vie en s’imposant d’emblée au quotidien ; l’autre, authentique, est le commencement originel, refoulé par cette quotidienneté. L’humeur fait passer d’une disposition à l’autre. D’où la reprise kierkegaardienne, par Heidegger, du sentiment comme éveilleur de sens vrai, occurrence de cette fameuse négativité sans laquelle le Dasein ne peut se poser comme Soi, quand se produit la rencontre de la vie et du monde (p. 135).

Or, contrairement à la réduction phénoménologique husserlienne, qui met l’expérience immédiate entre parenthèses pour atteindre l’ipséité vraie, le passage de l’inauthentique à l’authentique reste une implication totale dans le monde, parce qu’il faut non pas s’en sauver, mais le sauver, et pour cela en changer le sens. Le converti subit autant le contenu existentiel livré par son humeur que l’homme aliéné aux préoccupations inessentielles. Le modèle est Augustin, dont le cœur est tout aussi inquiet dans son dialogue avec Dieu que dans ses monologues où il est en marche vers la foi (p. 136). L’humeur témoigne de l’essence de la vie facticielle : l’incessante incertitude (« die Unruhe », p. 137). La facticité, de négative, devient positive, d’aliénée à un présent infondé, position historique (p. 138). La tradition biblique, qui appelle chacun par son nom au lieu d’être l’esclave des pharaons de la Terre, impose le devoir d’être à soi soi-même, de « s’avoir » : « Sichselbsthaben ».

Mais l’angoisse, lourdeur de cœur, « molestia » d’Augustin, fait sentir la possibilité toujours latente de retomber dans l’inauthenticité. Il est donc parfaitement justifié que, dans la perspective d’une transition entre « facticité » et « existence », Masatoshi Sasaki focalise son analyse sur les affects négatifs, comme le tourment (« Qual », p. 138), qui révèle la façon dont la vie nous dévore, nous taraude. Ces « Stimmungen » sont des manières d’être accordé à une situation (« stimmen » signifie accorder). Si l’émotion est rapportée à la sensibilité, on retombe dans les grilles cognitives qu’il faut justement éviter pour sentir la rencontre de la vie avec le monde. Les humeurs performent une « motion » (« Bewegtheit » p. 139), elles « remuent » et ce faisant révèlent le caractère originel de la vie : sa mobilité. Masatoshi Sasaki insiste sur la reprise augustinienne de la « cura » (Sorge). Le sentiment de porter un fardeau (« Last ») révèle que la vie est par essence soucieuse d’elle-même, gravide, qu’elle se porte elle-même, lourdement (p. 139-140). La théologie a là sa continuation philosophique : la Bible dit que le plus difficile est le choix de la vie.

L’humeur révèle à la facticité son sens d’accomplissement (existenzieller Vollzugssinn p. 140), sans concept (l’angoisse se dissiperait avec la certitude) ni jugement (l’expérience fondamentale se réduirait à un vécu esthétique), sans aller jusqu’au choc avec le réel, trauma dont le poids réal inhibe toute humeur. Elle advient dans les situations où elle peut r-en-seigner l’existence sur les possibilités de l’existant (p. 140). C’est de l’impossibilité d’échapper à la possibilité qu’émane l’impression de porter un fardeau : la vie EST lourde à porter. Le concept d’être apparaîtra dans ce contexte du « Seinscharakter des faktischen Lebens » : c’est pourquoi « Sein » ne signifiera pas l’essence par opposition à l’existence, mais l’existence même. Le concept de facticité est donc tellement lié à l’expérience de l’humeur que lorsque l’être de l’être-là entrera en scène dans Être et Temps, il sera déjà gravide du souci à cause de la structure personnelle de la vie, y compris dans la possibilité de nier la gravidité de la vie, possibilité qui appartenant à sa gravidité même.

La tension entre vie et monde surgit dans l’humeur, langage de l’auto-explicitation de la vie : elle a dès le début le premier rang méthodologique (p. 142). L’ancrage dans une quête des signes venant de la vie même, explique que bientôt Heidegger érigera l’angoisse en clé heuristique de la compréhension du sens qu’il y a à être : le « là » accolé à « être » témoigne d’un lieu de rencontre entre vie et monde. Il y a également l’ennui profond, qui a avec l’angoisse le point commun de révéler la négativité de ce qui, n’apparaissant pas, est pourtant l’origine. Masatoshi Sasaki fait de l’humeur le concept central de toute la pensée de Heidegger (p. 143). Derrière la rencontre entre vie et monde, l’humeur cache son véritable but : la vocation humaine à la vérité de ce qui s’appelle aussi bien raison d’être (Grund) qu’Abîme (Abgrund). Toutes les contradictions, les tensions, les problèmes, que les auteurs ont soulignés en se penchant sur les travaux du jeune Heidegger, s’expliqueraient par le rythme binaire d’une Communication qui fait que quelque chose se passe « entre » deux pôles, entre le Soi informé par la vie et les signes de vie que contiennent les mots.

9. Mathieu Eychenié (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
Les expériences intérieures. Le jeune Heidegger lecteur d’Augustin et de Luther (p. 145-162)

Avec Mathieu Eychenié, nous remontons le fleuve jusqu’à la source. Selon lui, le premier Heidegger n’eut pas à transformer de fond en comble son mode de pensée, celui du Moyen-Âge, n’ayant pas encore greffé le Soi, créature au milieu des autres créatures, sur une subjectivité simulant l’absence de monde. La « destruction » scotiste (de l’analogie de l’Être) fut donc tout naturellement le modèle d’une destruction du sujet, non seulement cartésien, mais husserlien. Cela n’implique pas la radiation de toute idée d’intériorité (qui laisserait le pouvoir à une psychologie positiviste) mais sa réforme.

Si le jeune Heidegger a choisi d’étudier Duns Scot, c’est que celui-ci se montrait extrêmement attentif, grâce à son concept d’individuation (haeccéité) à la vie réelle, à savoir à sa multiplicité et sa possibilité de tension. Sa pensée immanente Immanenzgedanke a affaire non à des objets mais à des significations bien antérieures au sujet connaissant, quoiqu’étant en lui à titre d’événements non réaux, corrélées aux objets hors de lui. Rien qui se réduise là au souci de connaissance, sauf à entendre « connaissance » au sens médiéval : « sapience » se sachant dans l’exil de l’Un.

Chez Descartes en revanche, le « formel » concerne non la forme, la species intelligibilis qui donne les indices du sens de ce qui advient dans le monde, mais les propositions logiques qui jalonnent la construction d’une théorie de l’esprit, au premier chef, « ego sum res cogitans ». Principes qui ne sont pas faits pour qu’on y entende la vie elle-même dans son être véritable ! Il s’ensuit que la conception immanentiste de l’intériorité (qui remonte à Augustin) doit être protégée d’une intellectualisation de la saisie des vécus que Husserl, note Mathieu Eychenié, faisait encore Husserl avec la visée eidétique censurant la réalité temporelle et historique du Soi. Au contraire, le monde de soi est le domaine originel « Urgebiet » de la diversité des modes sur lesquels la vie se joue. Renforcement protestant, augustinien, de l’intimité : l’isolement réside dans la prise en charge de la finitude et de son corrélatif, l’instant, pour évoquer un événement toujours imminent, qui n’est pas l’événement de la mort, mais de la décision où le Soi serait inconditionnellement lui-même comme être-au-monde. L’individu replié sur son égotisme n’est plus ou pas encore lui-même.

D’où le maintien de l’idée d’une propriété du Dasein, en possession de soi, ayant souci de soi : « sich-mit-haben », c’est s’avoir sous le coude, s’appartenir en étant avec soi, non par introspection, mais par pouvoir de compter sur soi, de ne pas oublier ce que signifie humainement vivre. Apporter au monde de quoi accomplir la vocation hospitalière du « Mitsein » motive l’explication avec soi-même (Selbstauslegung) qui interprète le projet, tout en ayant conscience de ne pas constituer pour lui-même et à soi seul un fondement. L’homo interior ainsi redéfini n’est pas source absolue du Moi mais l’acteur d’une « réflexion » qui se réfracte sur quelque chose, en rejaillit, et par là se découvre, se dévoile soi-même dans le monde. Ce qui implique une décision de s’isoler (« Vereinzelung »), qui est l’accomplissement de la négativité découverte par l’indication formelle. La « Stimmung » de cette solitude est l’angoisse d’une haeccéité responsable envers le monde qu’il assume avec les autres et au même titre que les autres. La solitude est le temps de saisie aigu, concentré, d’une intégr(al)ité unissant les différents modes de vie, et les focalisant sur une possibilité et une seule, celle en vue de laquelle le Dasein existe.

Le changement de lexique ne supprime pas la phénoménologie de la vie : Existenz dit plus clairement que Leben le « monde du Soi » réalisant son intégrité, et l’ouverture est plus précise que les indications formelles : les signes de ce qu’il est possible d’accomplir doivent se fonder dans la résolution de les saisir, hic et nunc. Le dialogue du Souci avec l’ipséité, termes existentiaux, reprend le dialogue entre inquiétude (« cura ») et haeccéité : qu’on nomme cette intégrité humaine unité de l’être ou concentration de la vie, le Soi intérieur n’en est pas moins affirmé.

Mathieu Eychenié montre donc qu’on peut parler chez Heidegger de « vie intérieure » dans la mesure où la rencontre de la vie et du monde qui vibre dans l’humeur est réfléchie dans le Soi : à l’appui de cette thèse il citera un peu plus loin (cf. note p. 158) les nombreux termes qui, tout au long de la carrière de Heidegger, évoquent l’intime (Herz, Herzensgrund, Mut, Gedanc, jenes Innerste des Menschen). La « Stimmung » est cet affect qui signifie aussi « être vrai », accord entre l’état d’esprit du Soi et la donnée (Gegebenheit) du monde. Voir dans cette constance de l’intériorité la réponse facticielle à la question de Dieu à l’homme : « où es-tu ? » est légitime, car, sans mettre à mal la réflexion philosophique, le paradigme de la conscience religieuse dépasse déjà la conscience de soi par la conscience morale.

Mathieu Eychenié ausculte la mystique du monde du Soi (p. 145) : si la vie est lourde, c’est qu’elle a un barycentre (Schwerpunkt, GA 58 p. 61), celui de la vie facticielle présente au sein du monde de la vie. Ce lourd monde du soi est particulièrement manifesté dans la foi, qui n’a rien à voir avec une croyance prédéterminant le Soi, mais suscite un monde d’expériences internes (Welt der inneren Erfahrungen) par lesquelles le monde du soi comme tel entre dans la vie et est vécu comme tel. Seule une référence non ontologique incite Heidegger à définir le Soi non comme « quelque chose qui est », mais comme une oscillation qui vit et vit ceci ou cela (lebt und erlebt), indice d’un double mystère : celui de l’existence et celui du monde. La vie mystique ressortit à la fois à l’Intériorité et à la Communication, au retour sur soi et à l’abandonnement à l’Autre.

Telle est la véritable méditation : l’intériorité du croyant (p. 146). Le Soi touché par l’éclosion de l’être de la vie n’est pas une « res » pensée car pensante, ni pensante car pensée. La vie est un retour sur soi, non une connaissance connue (« erkannte Erkenntnis », p. 146). A cette parole intérieure s’oppose la proposition logique : « ego sum res cogitans » qui trahit la quête du Soi : celui-ci, loin de laisser la vie lui découvrir son champ de possibles accomplissements, se réduit à un « réel ». Or, ajoute Mathieu Eychenié, cette trahison n’est pas corrigée par le truchement husserlien de la « chose pensante » contre une conscience de soi qui élargirait l’objectivation du Moi pensant à toute sa phénoménalité (note p. 147). La Région concernée par la philosophie est lieu de rencontre, non la capsule d’un golem (Rumpfsubjekt). Même Natorp, qui introduit de la fluidité dans le psychique en le désolidarisant du physique (p. 148), même Dilthey, qui rapporte le sujet à son contexte historique, remplacent la vie du Soi par une représentation théorique du Moi (p. 148-149).

Pour s’en libérer, Heidegger s’adresse au même Père que celui que Pascal a déjà opposé à Descartes : Augustin. Celui-ci, loin d’avoir esquissé le Cogito et d’avoir utilisé Dieu comme auxiliaire gnoséologique (erkenntnistheoretischer Nothelfer, GA 59, p. 94), s’adresse à Lui du sein de la possibilité d’un doute plein de sens (ibid. p. 121). Augustin, dit notre auteur, s’oppose par avance à la certitude du soi. Car le Soi, loin d’être une région déterminée, immobile, ne dépend d’aucune région réale Sachregion, mais de dispositions liées au monde (la tentatio étant leur paradigme). Dès l’instant où l’âme se centre sur elle-même (p. 150), non pour se conquérir comme un Fort ou une Dame, mais pour passer d’une altérité ruineuse à un libre lien, le Soi (ipse) cesse de se tenir pour un quoi et se révèle dans un comment (note p. 151), dont la teneur est l’inquiétude vibrant de l’espérance du Passage, d’une « pâque » qui détourne le Moi autant de l’objectivation savante, la certitude de soi, que de l’ambition ordinaire (p. 151). Loin que Heidegger ait découvert grâce à l’Extrême-Orient la méditation sur le Néant, c’est du texte biblique commenté par Augustin qu’il apprend à lire la néantité de signification du Moi (p. 152). Le Psaume 39 la signale : אֵדְעָה מֶה-חָדֵל אָנִי (je saurai que je suis un quelque chose d’insignifiant, sciam quid desit mihi). Augustin, comme le Psalmiste, cherchant le « ce » qu’il est (מֶה) entend la réponse d’un « comment » (כְ) : notre vie est comme si elle n’était pas, elle est comme rien devant Toi (כְאַיִן נֶגְדֶּךָ). « Nichts » traduit אַיִן. Le latin dit : « et substantia mea tamquam nihilum ante te ». Tanquam n’introduit pas de métaphore, mais un « en tant que ». La définition du soi, c’est sa dé-finition, sa finitude.

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Mais Mathieu Eychenié récuse la paternité d’Augustin qui, fasciné par l’extrême séparation néoplatonicienne entre sensible et intelligible, trahit la notion biblique d’âme, qui désigne toute la personne vivante. Le libérateur du Soi ne sera donc pas un philosophe : ce sera Luther, qui suivit la seule Bible, où la néantité du Soi est rapportée à la corruption du mode d’être, comme dans le Psaume 37. Rien en l’homme ne pourrait le sortir de l’inquiétude pour l’asseoir sur un bien quelconque (note p. 153). Préférer le Moi infatué du quoi de ses (bonnes) œuvres au comment de la souffrance caractérise la gloire fallacieuse qui invoque la théologie pour censurer l’Origine, que l’homme n’est pas, et la ruineuse condition humaine (p. 154). Le pardon n’est pas obtenu par le comptage pénitent, mais par un changement du « comment » de la vie, par la foi.

Tel est le sens de l’expression paulinienne de « l’homme intérieur » (p. 155), du moins chez le jeune Luther (p. 156). Heidegger les lisant en parallèle refuse toute dichotomie : esprit et chair ne sont pas deux quoi, mais une disposition synchrone (Gesinnung, p. 157) qui s’approprie l’Esprit par temporisation (p. 158 & 160), en s’arrachant à l’aliénation (« Zerrissenheit » p. 159). Heidegger emprunte à Luther l’idée que l’homme est simultanément pécheur et juste : la vie offre de constantes contre-possibilités réciproques (« Gegenmöglichkeiten » p. 159). Il faut rompre avec l’idolâtrie des étants, pour se laisser métamorphoser par la voix de la conscience qui, venant de soi, semble venir d’ailleurs. L’Ailleurs donne courage au Soi, alors que le Soi se décourage quand il ne compte que sur soi. La solitude orante de la vie intérieure, reste le seul accès à autrui, loin des conseils et des commandements ruineux d’une société où personne n’est soi-même.

10. Gregory P. Floyd (Seton Hall University)
L’annonce des termes.
La récupération heideggérienne du langage paulinien de la vie facticielle (p. 163-182)

Confirmant les hypothèses de l’article précédent, Gregory P. Floyd sonde l’inventivité de la philosophie heideggérienne de la religion, si différente de celle de ses aînés (Troelsch, Harnack, Otto). Husserl avait certes chargé Heidegger de constituer une phénoménologie de la religion, mais il attendait une science originaire d’une certaine forme de conscience. Son disciple reconstituera, par méthode interne, le devenir-soi du phénomène religieux, en partant de celui qu’il éprouvait : la foi chrétienne, annoncée par Luther dans l’esprit des premiers chrétiens, sans appareil théologique néoplatonicien et aristotélicien. Heidegger éclairera ce phénomène partagé par les religions, non comme institutions mais comme constellations spécifiques de dispositions affectives exprimant un même mode d’être : la foi (cf. p. 166).

Mais celle-ci ne s’appuie pas moins sur un sens énoncé – annoncé – par une Parole : que celle-ci se fît chair dans le Christ ressuscité ne fit pas dire à Paul que les Ecritures fussent abolies. L’herméneutique de la vie facticielle proclame un Dit lui-même fondé sur la Parole qui manifesta tout phénomène dans sa vérité (p. 165). Dans la rencontre entre l’exégèse et l’herméneutique de la facticité, l’indication formelle joue son rôle : et par la « Stimmung » de la foi, et par la méditation des textes qui explicitent la vie (ἀγγέλλομαι) : la Parole (« words »), renvoie tant aux termes (« Wörter ») qu’aux paroles (« Worte »), dans la négativité fructueuse du départ et de la fondation. Cette double dimension, historique et de Parole, empêche la réduction du phénomène, individuel et collectif, à un concept cognitif psychologique, épistémologique, métaphysique, ou relevant des « sciences de l’esprit », concepts avec lesquels travaillait, par exemple, Ernst Troeltsch (p. 166), qui, comparant diverses religions, mettait la chrétienne en exergue par sa puissance d’intériorisation en se fondant sur des critères universels, quoique historiques et donnés au cœur. Mais parvenir à prouver que le christianisme est ce qui répond le mieux à un « a priori » renforce l’inféodation à des objets prédéterminés auxquels l’expérience religieuse devrait correspondre (Dieu, la foi, le salut, etc. au lieu de demeurer des indications vivantes, se font normes).

La formation des concepts religieux explique celle des concepts philosophiques (p. 164). Heidegger se sert des deux sens du mot « histoire » – historicité objectivée (« Historie ») et historialité existentiale (« Geschichtlichkeit » – en critiquant l’approche théologique de Gunkel, Bousset, Harnack, et de philosophie de la religion de Rudolf Otto, qui mesure les différentes formes de « numen » à un concept « validant », le Sacré (p. 167). Plus grave que le dogmatisme religieux, s’impose ce palmarès positiviste qui soumet les religions à des échelles de validité : la dictature invisible de la Raison va jusqu’à formaliser ce qu’elle ne comprend pas en l’appelant « irrationnel » (c’est ce que faisait Otto, cf. p. 168). En ce sens, le rationalisme n’est pas plus scientifique que l’irrationalisme romantique.

Car une anthropologie vraiment scientifique part de l’expérience, comme le fait toute science, ici de l’expérience religieuse, sans noyer sous des préjugés mécanistes le sens humain qui s’y exprime avec ses propres mots. Seul ce que dit l’homme sur son vécu donne accès au sens de ce qu’il vit (Zugangssinn, p. 169) et rend compte de ce qui se passa vraiment dans l’Histoire, par exemple lorsque Paul écrivit ses lettres aux communautés judéo-chrétiennes (p. 168). La définition intellectuelle de la conscience manque le phénomène religieux en post-rationalisant la chute générale dans l’indifférence, qui transforme tout en objets avec lesquels nous remplaçons la relation avec autrui et les choses par l’observation D’autrui et DES choses (p. 169). La « valeur » prend la place de l’indication formelle, lumière venue de l’expérience. La découverte de la spécificité de la vie religieuse (non de la religion saisie de l’extérieur) est le test d’une méthode à appliquer à tous les phénomènes existentiels qui se présenteraient pour en découvrir leur existentialité (p. 164). La vie religieuse est le modèle original (das eigentlich Ursprüngliche, p. 168 & p. 170) d’une science authentique du phénomène humain. Cette prise en considération du caractère concret de la religion a réveillé Heidegger de son sommeil cartésien (p. 169). Car l’énigme de la foi est de comprendre l’incompréhensible à un moment donné, et l’énigme de cette énigme est de pouvoir en parler « dans les siècles des siècles » : laisser l’incompréhensible se donner comme incompréhensible le donne à comprendre pour toujours (p. 169). L’énigme qui parle à travers le phénomène de la foi n’est autre que celle de l’homme.

Cette rigueur évacue le ressentiment envers la tradition : ce n’est pas elle qu’il faut combattre, mais la censure qui la laisse non expliquée. Car ce qui vient « avant » n’est pas en soi aliénant : le phénomène religieux est un pressentiment qui répond bien à une demande humaine. Mais l’indication formelle, qui vient avant la compréhension, mais de l’expérience, se dégrade en préconcept venu de la « conscience constituante » (« Vorgriff », p. 168) puis en norme à valider par le phénomène, préjugé (« Vorurteil »). L’appropriation que permet l’événementialité du phénomène se dissipe quand les paroles des témoins sont couvertes par une « mathesis universalis » (p. 169) du rapport entre la conscience et ses objets.

Dans ce contexte d’expérience religieuse se précise le concept phénoménologique de « sens », qui 1) a un contenu particulier, une signification, 2) indique des relations, un contexte, et 3) renvoie à un accomplissement, à un avoir à être. Le phénomène n’est pas autre chose que le sens en cette trinité de directions (p. 171). Mais c’est le troisième – le sens d’accomplissement – qui en est l’esprit, car il définit les limites d’une responsabilité précise, en rapport avec la situation (p. 171). Au lieu de la volonté (qui glisse en une conscience abyssale), le sens s’éclaire dans une oscillation qui part de la vie pour aller à la vie, sans s’inféoder au monde. Le sens ne se définit pas par la relation au monde, mais par la relation de la vie à elle-même. La religiosité est paradigmatique de ce mouvement circulaire. La palme du sens est donnée à l’accomplissement (« Vollzug », en anglais « enactment »), qui désigne non l’action brute, mais la lecture du sens de l’action imminente (cf. p. 172). C’est là que joue l’indication formelle, qui n’est pas un concept de chose, mais l’indice qui assure que l’accomplissement, qui relève de la liberté, est possible et que la possibilité, qui relève de l’existence, est libre. La quotidienneté, aveugle à ce qui se passe, manque une telle indication, et réduit le formel à un vide indifférent, alors qu’il indique une structure facticielle (p. 173).

C’est par le sens du sens que Heidegger arrive au langage (p. 175), en commentant les lettres de Paul : le caractère concret de l’indication formelle ne pouvant être qu’historique, il s’annonce par des textes qui proclament la déchirure qu’acte, entre deux périodes, un phénomène originaire (« Urphänomen ») différent pour chaque peuple (p. 174). L’existant entend l’existence : l’épître aux Galates est autobiographique, temporalité qualitative, rythmée (p. 174). Elle mène à la vérité auparavant cachée, digne d’être vue. Ce n’est pas par hasard que Heidegger se tourne vers une pensée pour laquelle le monde est né de la Parole, par un maintenant qui est le Commencement même. Le discours sauvegarde la vie (p. 175), il est l’accès à la compréhension de la situation, car il lie l’unitaire à l’expérience (p. 176).

D’où l’importance de la proclamation de l’être-chrétien, mutation de l’être-au-monde du fait de l’écoute aiguë de la vie (cf. p. 176). L’évangile – la « bonne annonciation » – se proclame : nous retrouvons là l’idée que le vrai langage est performatif (note 12, p. 177) – et non informatif, simple communication d’un contenu de sens (p. 177). L’accomplissement, la « caritas », saint esprit du sens, unit le contenu original au contexte. L’invention chrétienne du langage comme proclamation est la clé de l’herméneutique heideggérienne (p. 177), matrice de toute indication formelle : ce choix de la Parole, selon Gadamer, fera d’Être et Temps un palimpseste. Paul lit dans son monde les indications formelles révélant la possibilité interne de la vie de s’accorder à son propre être-soi dans une proclamation crée un nouveau monde (p. 179). Les mots vivent (p. 180) si on saisit en eux la concrétion de l’indication formelle envoyée par la facticité. Le verbe fait parler l’indication formelle, détruisant le confort théorique comme l’adhésion conformiste au monde quotidien. Cette entrée parlante du Possible dans la vie révèle l’essence de la temporalité (p. 178) : la foi est fidélité à son propre être-devenu (« Gewordensein ») (p. 178) dans une négativité impliquant la détresse, l’attente ardente de l’être qui n’est pas, la Parousie, qui est l’indication formelle principale (p. 179). Selon Gregory P. Floyd, Heidegger pensa sa propre existence dans le halo d’une Présence qu’il ne voulut ni plomber de théorie, ni laisser dans l’incompréhension.

11. Sylvain Camilleri (Université catholique de Louvain)
Facticité chrétienne et intersubjectivité (p. 183-199)

L’opposition sujet-objet est invalidée par la vie – car tout vient de la vie et y retourne. « Herméneutique DE la facticité » indique un génitif subjectif, dit Sylvain Camilleri (p. 183). Mais l’enjeu philosophique étant de comprendre, Heidegger veut fonder la formation de concepts : l’herméneutique, qui n’est pas la même chose que ce qu’elle interprète (p. 184), mais développe un riche concept de facticité. Le passage du lexique herméneutique au vocabulaire ontologique ordonne de s’impliquer totalement dans l’expérience, en détruisant le primat du théorique (p. 184) mais pour laborer une conceptualité authentique qui refondera la théorie. Il ne s’agit donc pas de contourner le problème, comme le fit Rickert, en élaborant une connaissance transcendantale et logique du subjectif, comme si le subjectif prenait la défense de philosophie face au pouvoir des sciences objectivantes (p. 186)., mais de porter l’indication formelle venu de la sphère ontique, vers qui s’accorde avec le projet ontologique (p. 197), en portant le « là » à la parole. Mais quel accès y a-t-il vers la facticité pour que cette herméneutique commence ? (p. 185) Sylvain Camilleri précise la question : comment le monde, où s’articule – se formule – la vie, s’ouvre-t-il pour nous livrer le secret de la vie ?

Husserl a défendu les couleurs de la philosophie en trouvant un nouveau mode d’accès : la réflexion d’une subjectivité capable de s’atteindre elle-même par une méthode divisée en étapes. Observant ses propres expériences telles qu’elles se donnent, la subjectivité peut ensuite revenir sur celles-ci en suspendant leur côté chaotique et se rendre compte de son propre pouvoir de constitution, non pour s’isoler du monde, mais pour revenir à lui muni d’idées obtenues par formalisation. Natorp objecta à Husserl que l’expérience, l’étant toujours d’un objet, ne peut l’être que par un sujet, non du sujet (p. 187), mais Heidegger lui objecta en retour que cette reconstruction manquait l’accès au vécu en lui ôtant son sens vital (p. 187). Il faut laisser la vie parler sa propre langue. Le sens du vécu est piqué à même l’indication formelle qu’il amène avec lui : c’est la thèse de Dan Zahavi, que reprend et discute ici Sylvain Camilleri (p. 187-188). Heidegger migrera de la « Reflexion » husserlienne vers la « Besinnung », réflexion, discernement du sens de l’expérience vécue. Or notre auteur, l’accès au sens est cette réflexion, événement cognitif, même accompagné d’affect : la prise de connaissance d’un état de fait (« Kenntnisnahme », p. 188).

Certes, la connaissance d’une expérience a le même style que l’expérience brute, facticielle : même Stimmung, inquiétude, ardeur, doute, même ferveur de quête – mais elle n’est pas l’expérience elle-même. « Herméneutique DE la facticité » distingue « facticité » de « l’herméneutique » inaugurée par la prise de connaissance de la facticité : le génitif est donc aussi objectif (p. 188). Le vécu ne glisse pas du vécu à la compréhension du vécu, le vécu dont nous prenons connaissance en est la métamorphose, la prise de connaissance étant elle-même un vécu, quoique à la limite entre pré-théorique et théorique, ce qui la fait glisser souvent dans le théorique pur en figeant la saisie directe du vécu. Les limites de la subjectivité se montrent là : le Soi est condamné à demeurer brumeux (diesig) au moment même où il se fait transparent (durchsichtig) (p. 189).

L’ontologie heideggérienne répond à ce paradoxe : selon elle, l’accès à la facticité est la médiation de l’expérience d’autrui. La phénoménologie de la vie religieuse n’allait pas sans « écrire l’épître avec l’apôtre », « auto-expérience auto-référentielle » médiatisée par l’expérience d’autrui (p. 189). Quoique Heidegger manque encore d’une riche compréhension d’autrui, qu’il présente alors comme un continuum de gens divers mis sur le même plan du fait qu’ils ne sont pas moi (p. 191), il corrigea par la suite ses descriptions cavalières qui ressemblaient à une liste à la Prévert ou Borges (familles, connaissances, supérieurs hiérarchiques, collègues et étudiants, ouvriers et étrangers, infirmes, dames et petites filles…) plus qu’aux descriptions du poète qu’il affectionnait, Rainer Maria Rilke (il le citera longuement dans son cours de 1927). S’opposant à l’usage cognitif que fait Scheler du concept d’empathie, Heidegger le cherche dans la vie facticielle, toujours partagée (p. 191). L’indice n’est historique (par exemple, hellénistico-romano-juif) que parce que partagé, contrasté (par exemple entre les judéo-chrétiens et les nouveaux convertis). La porte grande ouverte pour comprendre la vie est le carrefour où le Soi qui a à décider de son attitude trouve une communauté : pas de « Vollzug » sans « Mitvollzug » (p. 193), d’accomplissement de soi sans accomplissement collectif. La porte, c’est la communauté !

« Avoir » ne signifie donc pas s’approprier quelque chose, mais des possibilités, en un contexte où « avoir » signifie avoir pouvoir pour autrui, non sur lui. Avoir une communauté est le propre de celui qui a « cure » des autres, dont il ne se sépare ni en pensées ni en actes quand il cherche le sens de sa propre existence (p. 193). Autrui est attribué au Soi, et, parce que confié, il est la porte de l’expérience authentique de la vie. Paul ne se convertit pas pour ensuite fonder une secte, en solipsiste inspiré (Troeltsch a conceptualisé la différence entre secte et religion). Paul, converti, fonde une communauté en refondant sa vie personnelle. Le contrecoup expérientiel, sur Paul, de l’être-devenu des convertis, justifie la traduction heideggérienne de I Thessaloniciens 1:5 : « Et c’est bien ainsi, vous le savez, que nous sommes devenus vous pour vous » (καθὼς οἴδατε οἷοι ἐγενήθημεν ἐν ὑμῖν δι’ ὑμᾶς) (p. 193). D’où cette devise heideggérienne : « eux en tant que chacun en particulier » (« sie als jeder einzelne », p. 195). Cette empathie faite société est une indication formelle qui se réplique dans l’Histoire, au point que l’empathie de Paul pour ses paroissiens (παροικία indique la proximité des humains sur la Terre étrangère) se répète dans l’empathie du lecteur de Paul envers Paul, et du lecteur de ce lecteur envers lui, car il s’est fait auteur, augmentateur.

Il y a là une lecture nouvelle non seulement des Ecritures, mais de l’indication formelle que constitue l’idée de communauté comme accès à la connaissance de la vie facticielle. Le monde propre de Paul forme avec le monde de chacun des frères une synergie qui, faisant « que tous soient un » ouvre le sens de la vie par co-affection originaire, créant la communauté historique des premiers chrétiens (p. 194) – non l’inverse. Sylvain Camilleri appelle cela l’attentionnalité (p. 194). Cette rencontre, paradigme du moment d’ouverture, peut très bien avoir lieu entre des hommes qui ont l’air ordinaire et se baladent le dimanche après-midi : le chevalier de la foi, dit Kierkegaard qui en connaissait un brin sur l’Apôtre, salue benoîtement son prochain dans la résonance de la Proclamation, car chaque jour est un jour de parousie, comme le fait d’ailleurs remarquer notre auteur p. 194.

« Seul ce qui est unique peut être répété (Nur das Einmalige ist wieder-holbar) » dira Heidegger (GA 65, p. 55) : fécondité de l’herméneutique de la facticité (p. 197), qui pense ce « monde nôtre », « mundum nostrum » dont rêvait un autre converti, Edmund Husserl. Monde connecté autour d’un événement étrange mais dont la bénédiction crée une familiarité qui veille sur nos accomplissements (p. 196). C’est un monde commun où le cœur du vivre, dit l’auteur, y bat à un rythme bien plus élevé que la moyenne (p. 195). A cette aune, le monde que nous connaissons habituellement n’en est pas vraiment un.

12. Paul Slama (Sorbonne Université)
L’intentionnalité sociale chez le jeune Heidegger et Max Weber (p. 200-222)

L’examen des « juvenilia » de Heidegger montre un penseur moins juvénile qu’on pourrait le croire. Comme l’article précédent l’a prouvé, il était en quête d’une intersubjectivité dont l’« inter » corrigeait la tradition solipsiste des philosophes regardant de la fenêtre, comme raille Rousseau, les tribulations du bas peuple sans trop croire à son monde. Il ne faut pas oublier l’admiration envers Scheler (cf. p. 202) d’un Heidegger qui ne le critique que pour limiter la bouffée affective que son influence avait sur sa pensée : il lui emprunta la tonalité empathique du terme de « Dasein ». Cela impliquait, à côté du « Mitsein » du compagnonnage et de son souci, un « Beisein » du partage des choses et de leur préoccupation – une société matérielle, ce qu’étudie ici Paul Slama. « Miteinandersein », « Zusammensein », souvent traduits par des mots à dévissoir (être-avec-autrui, être-les-uns-pour-les-autres), renvoient tout bonnement à la société, dans sa connotation matérielle de réciprocité, mutualité, vie commune, alliance. Les alliés, qui s’entre-appartiennent par partage (die Zusammengehörigen) constituent les vrais « parents », (die Verwandten). Heidegger, ouvert au concept social général, est accessible à la sociologique. Paul Slama note qu’il interprète l’intentionnalité en termes pratiques, c’est-à-dire sociaux – à ses yeux, tout objet est rencontré dans l’aura d’une pratique communautaire. Comme pour Duns Scot, l’enseigne d’une taverne, le panneau d’un rucher, signifient tout un monde de relations (p. 200). Il transforme la phénoménologie de la perception en esquisse anthropologique. Que le Sénégalais ne voie pas le même amphithéâtre que l’étudiant fribourgeois, est l’indice d’une notion plurielle de monde : il y a plusieurs portes ouvertes sur le sens du « là ».

C’est pourquoi Heidegger boude les termes d’« individu », de « sujet », vocables d’origine biologique, qui mettent entre parenthèses l’inhérence et l’adhérence à une visée commune, anthropique. Bien que Husserl ait annoté son exemplaire de Sein und Zeit en y voyant avec humeur une dominante « anthropologique », peu de commentateurs ont pris au sérieux un tel jugement. C’était ignorer l’influence de Max Weber sur un jeune enseignant qui, à l’aube de ses trente ans, attestait la lecture minutieuse des Concepts fondamentaux de la sociologie, parus depuis peu. Plus qu’à Lotze ou à Rickert, c’est à sa reprise sociologique (et non pas « culturelle ») par Weber qu’il empruntait la notion de « relation marquée par la valeur » (Wertbeziehung) : les objets factuels sont des objets valorisés (p. 200).

Pour Weber, bien que l’orientation commune d’une société repose en fin de compte sur celle des individus, l’axiologie sociale est déterminée par des causes que saisit la raison, même si les comportements sociaux ne le paraissent pas (p. 201). Or, si au lieu de partir de concepts préformés (la raison, l’histoire, etc.) on part de l’effet global des intentionnalités, l’effet de celles-ci devient cause, rendant le principe de raison inadapté à ce qui se passe vraiment dans l’existence humaine, celle-ci étant d’emblée être-au-monde. La question de savoir si l’existence est déterminée par l’individualité ou par la collectivité n’a aucun sens quand on se rend compte que la communauté de vie est aussi singulière qu’un Soi (p. 202) et que cette singularité partagé contient le « -même » du Soi-même. « Mit » ex-plique « selbst », facticiellement.

La lecture de Scheler prépare celle de Weber, en découvrant que le monisme est adapté aux choses, non aux gens. Le Dasein n’est donné à lui-même que comme associé : le Dasein solitaire se méprend par son monisme même, qui le ravale à une chose – thèmes particulièrement traités par Scheler. C’est donc la société qui est le fundamentum inconcussum, non l’Ego ; mais elle ne joue ce rôle d’accès à la vérité de la facticité que si chacun « aiguise » son exigence d’être lui-même (p. 203). « Zugespiztheit » indique que la saisie de soi-même en son originalité « aiguë » ne peut se faire qu’en se concentrant sur la vie sociale. Heidegger attend ainsi de la sociologie qu’elle renonce à partir de l’individu et à réduire la société à une résultante (p. 204). Weber voulait déjà étudier l’interpénétration de l’environnement chosique et humain avec le monde propre. Car pour lui aussi, la facticité, c’était la connexion, relation fluide et vivante de « mondes », non une somme. La société n’est ni une pure idée renvoyant à une somme comptable d’individus et de leurs tendances, ni le concept a priori de forces sociales, les individus n’en étant que les agents déterminés.

Mais Heidegger reproche à Weber de trahir le point de départ facticiel subjectif. Au lieu d’atteindre le vif de la facticité interactive des acteurs sociaux, il intègre le Soi à une structure de concepts déjà prêts, éthiques et politiques (p. 204). Le comportement n’est pas observé dans son acuité (aller à l’église pour y prier), mais par classement (appartenir à une Eglise). La méthode de la sociologie compréhensive est visée : bien que Weber parte, comme Heidegger le fait dans son herméneutique de la facticité, des comportements singuliers dont il interprète le sens personnel – première étape qui affilie Weber à la Phénoménologie – il range ses subtiles observations, diverses et variées, dans des catégories obtenues par similitude. Sous prétexte de neutralité objective, l’empathie qui guidait le début de son enquête est effacée par un « idéal-type » régissant chaque groupe de phénomènes (p. 205). C’est là les dévitaliser. Le protestant qui, fort de sa liberté de chrétien, honore l’attente du Messie en faisant de son travail une prière, glisse, par comparaison avec les autres religions, de l’exemple existentiel qu’il était à un rouage d’une structure économique. La valeur relative des concepts se joint à une fonctionnalité normative pour ordonner la pluralité des données. Instaurer théoriquement une conception causale de la société, était retirer à l’action sociale son sens d’accomplissement individuel et/ou collectif. Le sens social n’y est plus partagé, mais seulement « voisin » de tous les individus qui s’y rapportent (p. 205). Une telle méthode justifie, comme chez Hegel, la « rationalité » de l’Etat bureaucratique qui, aux yeux de Heidegger ne représente aucun progrès par rapport à la domination du chef ou de la tradition.

L’herméneutique de la facticité heideggérienne est proche de Marx, qui détaillait empiriquement le va-et-vient entre abstrait et concret. Chez Weber, il refuse l’idéal-type, comme, chez Husserl, la formalisation : on ne trouve pas la vérité en se mettant « en dehors ». Le recul critique n’est qu’une exigence de compréhension globale, non un abandon du « milieu ». Weber voyait un écart, chez l’acteur social, entre accomplissement et intentionnalité : il n’agit rationnellement que par une sorte de ruse de la raison, que la science doit transcrire dans un modèle épistémologique faisant comme si le sens était immédiatement rationnel. Bien que le chercheur soit conscient que ces modèles « n’existent » pas, il ne s’en sert pas moins d’étalon pour unifier l’expérience concrète, diverse (p. 208) et expliquer une mutation historique d’ensemble (l’élaboration du capitalisme, ou celle de l’Etat rationnel). Heidegger refuse cette épistémologie du « comme si ». Ce n’est pas parce qu’il a renoncé à se servir du concept de conscience (« Bewußtsein ») que Heidegger accepte celui d’inconscient (« Unbewußheit ») ou de sourde demi-conscience (« dumpfer Halbbewußheit ») (cf. p. 207) qui ne font, par leur négation, que renforcer l’isolement d’un « ego sum » qui ne « cogiterait » pas, plus, ou pas encore. Au moins, les réalistes médiévaux tiraient leurs universaux d’inductions ; la sociologie compréhensive, elle, obéit à un modèle mathématique qui ordonne au réel de s’adapter à ses modèles. Une telle méthodologie suppose que le monde extérieur soit, en lui-même, dépourvu de sens, et que la Science est l’action qui donne un sens aux habitus humains, aux comportements (p. 210).

L’interprétation sociologique de l’action humaine lui attribue ainsi une rationalité transcendante, qui justifie, comme chez Hegel, la domination de l’Etat « rationnel ». L’affirmation wébérienne que l’action humaine est dans une relation subjective avec le comportement d’autrui, suppose un sens qui, lui, n’est pas « subjectif », mais raisonnable. Weber traduit en termes continentaux l’utilitarisme anglais : c’est un contrat de rationalité, dit Paul Slama (p. 210). Seule l’action rationnelle – stratégie commune pour éviter les accidents, arrangement, organisation, etc. – a un véritable sens. L’attente envers autrui, se réduit à un certain concept, abstrait, de l’« individuel ». Cette post-rationalisation est mise en pratique par des normes (p. 211). La prestation méthodologique justifie des « ordres », des contraintes s’imposant sur les individus, « pour leur bien » faisant le tri entre ceux qui jouent son jeu et ceux qui ne le jouent pas (p. 211) : le choix est toujours forcé. Heidegger s’inscrit en faux contre ce système, d’autant plus que la norme la plus efficiente est celle qui n’est décidée par personne : l’argent (p. 212), censé régler l’entente et explicitant, en fin de compte ( !), la valeur des actions (Marx ne disait-il pas que la monnaie est le langage de la valeur d’échange ?) « Geld » (monnaie) répond à « gelten » (valoir) (p. 212) : être à la guelte est, pour une vendeuse, être payée selon l’efficacité à répondre à l’attente d’autrui – du client.

Comment un phénoménologue pourrait-il tenir pour objective une observation déformée par un tel biais cognitif ? C’est à Heidegger que revient, par son attachement à ce qu’il appelle la subjectivité au bon sens du terme (non solipsiste), la palme de l’objectivité. Car une observation sociologique qui n’est retenue comme donnée que si le comportement facticiel est converti en action rationnelle selon des critères préétablis, n’est plus une « observation », c’est une construction (p. 213). On est dans le monde virtuel tracé par le cerveau d’un « ordonnateur », ce que Heidegger appellera plus tard une « machine à penser ». Quelle conceptualisation pourra alors ouvrir à nouveau l’accès à la facticité, accès que la sociologie promettait mais qu’elle a trahi en remplaçant les repères mentaux par des normes ? Paul Slama répond, comme tous les intervenants de ce volume, par le concept d’indication formelle (il cite l’excellente étude de Laurent Villevieille à ce sujet, cf. note p. 213-214).

Voyons comment ladite indication se confronte à la normativité sociale – car l’accès à la compréhension de la vie facticielle ne peut pas laisser de côté ces lieux normés, communautaires – publics (p. 214). En quoi la norme sociale est-elle, non un idéal-type, mais une indication formelle de la vie facticielle, plus précisément : de l’intentionnalité ? C’est que la communauté est bien le « lieu » de la signification, qui le prend pour contexte (le panneau, l’affiche, et surtout la langue). La normativité sociale repose donc non dans un idéal explicite qui la guide, mais elle résulte d’usages, en tant qu’ils sont partagés et non pas ordonnés. Contrairement à ce que prétend Weber (cf. p. 215), le logos social n’est pas logique, et la sermo sociale ne sermonne pas : la parole montre les relations en jeu. La parole n’est pas le lieu d’un contrat, fût-il implicite ; elle est toujours vivifiée par le dialogue qui relie, authentiquement ou non, la multiplicité (« Mannigfaltigkalt ») des expériences vécues.

C’est pourquoi Heidegger déplace le point de vue sociologique vers le point de vue ethnologique, tenant compte de ce que les acteurs racontent à propos de leurs propres structures, en expliquant eux-mêmes le pour-quoi de leurs comportements. Ainsi, le paysan qui ne voit pas le pupitre du professeur de la même manière que les étudiants indifférents au bois dont il est fait, reconnaît pourtant des structures sociales à l’œuvre dans l’amphithéâtre : le regard ethnologique sait que la « chose » est dans l’esprit qui la couve du regard. La description du Sénégalais entrant dans la salle de Herr Professor (en fait, du jeune enseignant qui en emprunte la place) n’a donc rien de méprisant. La vision que l’étranger a du matériel scolaire n’est pas inférieure à celle qu’en ont les étudiants. Elle est différente, et l’on peut imaginer la scène analogue d’un étudiant badois convié à une fête dans la brousse : seuls les musiciens seraient à leur place ! La réponse, la voilà. Les normes sont des indices portant notre expérience au concept. L’existence ne perçoit pas les choses comme des substances – elles sont des pôles humains reliés par une intentionnalité commune (p. 216-217).

Slama pose les limites de cette méthode : est-ce la réalité empirique du monde social qui est ainsi décrite dans la réception singulière de chaque type de récepteur, ou le mode structurel de dévoilement (p. 218) ? L’herméneutique du contexte pointe en effet l’identique qui intéresse le chercheur, identique qui peut être indifférent aux acteurs de la scène du monde, préoccupés davantage par les différences que par la mêmeté d’une situation (p. 218). Pour contrer le péril de formalisme, une sociologie philosophique devrait revenir au concept rencontré plus haut, l’acuité de la vie du Soi. « Zugespizheit », que Victorio Perego traduit par « intensificazione della vita nel modo proprio », signifie affûtage, acuité. Heidegger y voit un mouvement de recueillement : le Soi se recentre pour voir la vie vécue se refléter en lui, attitude qui ne vient pas sur commande mais de manière implicite. Et comme le Dasein est ouvert sur l’Avec, le sociologue pourrait s’inspirer de cette attitude « fûtée » (« kuinzig », en patois souabe !), en affûtant le regard qu’il a sur autrui pour laisser la vie s’exprimer elle-même, en intensifiant sa propre vie (cf. p. 218).

Paul Slama traduit, comme J. Van Buren, « Zugespiztheit » par « concentration » : l’enfant se concentre sur son travail, le mystique inquiet, sur la Porte de la vérité (p. 202-203). Cette « concentration » sur soi révèle paradoxalement le rôle de la société dans la constitution du monde personnel. On peut ainsi gagner par la description phénoménologique une expérience vécue qui n’est pourtant pas, stricto sensu, la sienne (p. 219). Paul Slama insiste sur cette nouvelle méthode qui impliquerait que l’enquêteur, au lieu d’observer autrui se débattre dans ses comportements sans lui parler, pour coucher sur le papier un rapport destiné à des collègues, parlerait aux gens qu’il observe, comme le jeune professeur le fait à ses étudiants (p. 218-219). Ecouter, dans l’entretien, chacun dire « je » en parlant vraiment de lui-même, forge un « nous » témoignant de l’écoute d’autrui et par autrui.

L’allusion à Searle nous ramène à la conception performative du langage, et à la force « illocutoire » de tous les énoncés, qui, chacun selon son mode, bâtit le monde. L’intentionnalité sociologique garderait donc par devers elle la conscience que la réalité sociale qu’elle tente de comprendre n’est pas un logos implicite qui pourrait tourner tout seul et dont nous serions les servants, mais une vie qui se réfléchit dans sa pluralité selon des réseaux de sens étrangers à toute ratio traduisible en phénomènes « computationnels ». L’idée searlienne d’une subjectivité ontologique contient l’idée de ce rapport à soi qui garantit que nous ne devenions pas des machines. Cela a pour corolaire de tenir la société pour quelque chose qui existe vraiment sans que le « nous » de l’intentionnalité collective soit un phénomène téléguidé par des forces sociales, qu’elles viennent du Ciel ou de la Terre.

QUELQUES MOTS DE CONCLUSION

On saluera la fraîcheur d’ouverture de ce bouquet d’interventions qui mêle littéralement les couleurs de la vie à celle d’un monde qui va de la sphère pieuse et recueillie d’intervenants férus d’exégèse à des phénoménologues soucieux de trouver le nouveau dans l’origine impensée plutôt que dans l’augmentation du déjà connu. Le centre commun de ces douze travaux est sans doute ce concept éphémère d’indication formelle, qui, entre Husserl et les vues contemporaines, préparaient un champ prophétique avant l’effort structurel de l’analytique, qu’elle fût existentiale ou linguistique. Un bouquet se fane, mais donne l’idée d’en composer d’autres. Ce livre nous offre tout le champ d’investigation que nous trouverions chez Heidegger si nous ignorions qui il devint et nous laisse improviser d’autres mondes possibles de pensée. Certains ont ainsi des intuitions nouvelles en contemplant non des adultes faits, mais des enfants habités d’éclairs éphémères.

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