La religion à l’épreuve de l’écologie est un livre composite. Il contient quatre entretiens de Bruno Latour avec trois de ses lecteurs, suivis d’« Exégèse et ontologie », qui est la thèse qu’il soutint en 1975. Nous nous concentrerons sur ces entretiens, plutôt que sur cette thèse, étrange et peu lisible, dont Latour dit l’essentiel dans les entretiens.
Menés par Anne-Sophie Breitwiller, Pierre-Louis Choquet et le père Frédéric Louzeau, entre 2020 et 2021 et corrigés par Latour avant sa mort le 9 octobre 2022, ces entretiens sont l’occasion pour l’éminent philosophe français de retracer l’itinéraire tout à fait exceptionnel de sa pensée, et de développer en particulier ses réflexions sur les religions, essentiellement le catholicisme, dans son rapport complexe à la crise écologique. Par souci de compréhension, nous restituerons d’abord son apport, étonnant et singulier, à la philosophie, avant d’étudier sa conception elle aussi peu commune du christianisme.
La pensée de Latour commence donc avec sa thèse de philosophie, écrite en Afrique et soutenue en 1975, « Exégèse et ontologie ». Bien que ses travaux aient investi des champs bien différents de ceux de l’exégèse biblique, Latour, près d’un demi-siècle plus tard, remarque l’influence inconsciente de ses premières recherches en exégèse sur sa méthode de pensée à venir. L’ayant relu à l’occasion de ces entretiens, il explique : « ce qui m’a surtout stupéfié, c’est le titre « Exégèse et ontologie ! » Mais c’est ce que j’ai fait toute ma vie ! Utiliser les méthodes de l’exégèse pour accéder à l’ontologie, aux choses mêmes par le truchement de l’interprétation, des cheminements de l’interprétation. » (p.11). Pour Latour, il n’est pas d’accès direct au sens, tout passe par l’interprétation ; il s’agit de « saisir le sens par l’interprétation et non pas malgré l’interprétation » (p.17). Ainsi, on n’accède pas au sens de Jésus, hors des textes plus ou moins fictifs qui en parlent. Latour universalise cet acquis que l’exégèse lui fait découvrir : c’est seulement par une certaine manière de parler, qu’on atteint un certain type d’êtres. « Il y a des êtres qu’on ne peut comprendre que si on a le régime d’énonciation qui leur est propre » (p.13).
Cette leçon de l’exégèse donne lieu par la suite au pluralisme ontologique dont Latour est le grand penseur et défenseur. Tel type de discours, tel type d’être, disions-nous. « Au fond, c’est ça ma contribution à nos débats, si je peux m’exprimer ainsi, c’est la diversité des modes. […] la question ontologique possède plusieurs modes » (p.34). Cette pluralité de modes d’être, qu’instaure et implique la multiplicité des régimes de vérité, est découverte par Latour lorsqu’il passe de l’exégèse biblique à la sociologie des sciences[1]. De sa lecture de Nietzsche, il retient la charge « contre la science comme vérité absolue, détachée de tout, extra-terrestre, et surtout contre l’étrange idée qu’elle utilisait un langage littérale et pas du tout figuratif » (p.31). Étudiant les pratiques des scientifiques, il découvre l’essentiel constructivisme des sciences, dont l’accès à l’objectivité ne se fait pas sans procédures d’énonciation tout à fait singulières, qui instaurent et construisent leurs objets. « Si vous sortez des réseaux qui permettent à la preuve de se faire au laboratoire, vous ne dites rien de factuel » (p.33). L’objectivité est un résultat, produit de pratiques dont on peut suivre les multiples étapes qui forment ensemble un « réseau d’inscription » (p.46), ainsi que l’appelle Latour. Cela ne signifie pas que la science soit fausse, mais elle est un certain régime de vérité – « une autre forme de vérification, de véri-production, de génération de vérités » (p.32).
Un autre régime de vérité, tout à fait particulier et irréductible, est le droit[2] : « Tout le monde reconnaît que c’est technique, que c’est une construction, que ça dépend de réseaux hyper spécialisés et que, néanmoins, c’est vrai, mais vrai en son genre, sans presque aucun rapport avec le vrai des autres modes » (p.67), résume Latour. Le vrai n’est jamais absolu, il est relatif à un certain procédé de véridiction, et donc à un certain genre. Des énoncés peuvent être scientifiquement vrais, religieusement vrais, juridiquement vrais, etc., sans qu’on puisse confondre ces modalités de vérité, ou les ramener à un mode hégémonique.
Dès lors, tout l’enjeu est de respecter cette pluralité des modes d’existence et de lutter contre la tentation hégémonique qui travaille chaque mode. « Ce qui m’intéresse, c’est le clash entre modes, les erreurs de catégorie, quand on se met à saisir la logique d’un mode selon celle d’un autre. » (p.54). Ce « clash catégoriel », Latour l’appelle « iconoclasme » : « La fureur, la rage iconoclaste, c’est quand on interprète un mode dans la logique d’un autre et qu’on le trouve faux et odieux » (p.62). Autrement dit, le danger est de méconnaître la spécificité d’un mode d’être, corrélatif d’un mode de connaître, et de vouloir l’expliquer par un autre et l’y réduire. C’est le cas quand la religions se mêle de politique ou de morale, ou quand la science rejette comme irrationnels les « fétiches » des « non-modernes »[3], qui sont « des puissances de métamorphoses qu’il faut apprendre à traiter avec un tact extrême et, surtout, qu’on ne peut pas aborder sans des rituels et en peuplant le monde de bien d’autres êtres que ceux acceptés par le fameux cadre sociologique ou psychologique » (p.60).
Ici, le lecteur ne peut s’empêcher de s’étonner : un des plus fameux philosophes français sombre-t-il dans la superstition la primitive ? C’est ici aussi qu’on peut saisir l’extrême relativisme et ouverture ontologique de Latour. Celui-ci se refuse à toute ontologie évidente, donnée d’emblée, close avant que d’être laborieusement construite. La question « Qu’est-ce qui est ? » est tout sauf résolue et facile. Contre la sociologie, Latour plaide pour la réouverture de la question de la composition du social : « de quoi le social est fait ? » (p.86). Depuis son grand livre sur Pasteur[4], Latour cherche à montrer que des êtres peuvent apparaître, faire irruption dans la société, comme les microbes – ce qu’a assez prouvé la crise du Covid. Le social est le résultat, toujours provisoire, d’association et de composition d’éléments hétérogènes, aux contours flous.
Or, la modernité[5], affirme Latour, se caractérise par l’incompréhension et la confusion des domaines, à cause des partages entre nature et culture, civilisation et non-civilisation. « Finalement, ils sont quoi, ces Modernes ? Je dirais maintenant : ils sont ceux qui ont développé quinze modes d’existence sans pouvoir les instituer proprement. » (p.96). Dans la colossale Enquête sur les modes d’existence[6], fruit d’une trentaine d’années de recherches, Latour cherche à instituer chaque mode proprement : « ce qui serait bien, c’est que l’on puisse « instituer », que l’on ait une « institution » qui corresponde à la valeur, au mode que l’on essaie de faire résonner » (p.103). Autrement dit, l’effort de Latour est celui d’une clarification, qui fasse voir les partages tels qu’ils sont réellement, et non tels que l’on se les imagine par manière de préjugés. Il faut constater les modes d’être et fait ressortir leur spécificité, en en montrant aussi bien la légitimité que la limitation. Face à l’iconoclasme et à la prétention hégémonique de chaque mode, « il faut repérer le mode et en protéger le parcours contre l’accusation que chaque mode porte sur les autres » (p.63).
Que penser de cette ontologie ouverte, plurielle, constructiviste ? Latour revendique le relativisme, qu’il oppose à l’absolutisme. Une phrase nous paraît tout à fait caractéristique du fond de sa pensée : « Ce sont tous les modes qu’il faut relativiser, en situant leur type de véridiction dans les réseaux de pratiques qui leur permettent de produire de la réalité » (p.74). Cette dernière expression « produire de la réalité » est notable : pour Latour, la réalité n’est pas donnée, elle est de part en part construite par notre pratique et notre discours. On ne sait pas ce qui est, à l’origine, et il faut laisser les êtres apparaître, au fil de leur « construction » ou « production ». Aussi le fétiche est-il aussi vrai, aussi construit, aussi « objectif » – ou aussi peu –, que le microbe qu’invente Pasteur. L’abandon de la question de l’objectivité, ou sa relativisation à un mode particulier de construction qu’est le régime scientifique, et la promotion de l’interprétation, de l’exégèse, du réseau de compréhension du sens, nous semblent relever d’une forme d’hyper-nietzschéisme, ou de post-modernité philosophique. L’anti-réalisme qui évacue la question de la vérité comme adéquation du discours et de la réalité, est problématique – non seulement pour les sciences, mais aussi pour la religion, comme nous allons bientôt le voir.
La pensée de Latour sur la religion[7], qu’il prend le temps de réexposer dans ces entretiens, contient deux volets : la religion comme mode d’existence et de vérité, et l’épreuve que l’écologie lui fait subir.
Le premier volet est celui que Latour découvre à l’occasion de sa thèse « Exégèse et ontologie ». Celle-ci étudie en particulier les récits de la résurrection de Jésus dans l’Évangile de Marc. Comment Latour les comprend-t-il ? Rétrospectivement, il raconte avoir eu André Malet en professeur, qui était un disciple du grand exégète Rudolf Bultmann, qui introduisit la fameuse méthode de « démythologisation ». Pour Bultmann, les textes évangéliques ne relèvent pas tant de la description d’une réalité objective, que de la prédication, qui vise à toucher existentiellement le lecteur. Dès lors, pour Latour, « la vérité ou la fausseté de ces paroles dépendent moins de leur contenu descriptif, référentiel que d’un certain mouvement pour transformer ceux à qui elles s’adressent. En gros, très brutalement, elles ne disent que des mensonges si elles ne convertissent pas ceux qui les entendent. » (p.15). « La règle de composition, c’est que ce qui est dit est vrai si cela convertit celui à qui on adresse le récit » (p.20). Le but de la prédication est de transformer l’auditeur, et non de l’informer, de lui enseigner quelques faits. La construction littéraire des textes évangéliques est donc requise, et c’est en trahissant ou en n’étant pas historiquement exacts, qu’ils peuvent être fidèles et vrais ! « Ils étaient véridiques parce qu’ils avaient été incessamment travaillés et retravaillés » (p.12). L’important n’est donc pas l’objectif, mais le subjectif. Non pas « Est-ce que Jésus est vraiment ressuscité ? », mais « Qu’est-ce que cela me change, me fait, existentiellement ? ». Tel est le régime de vérité de la religion, selon Latour, dans la droite ligne de Bultmann.
Puisque l’enjeu est pragmatique – l’effet de la parole prêchée sur l’auditeur –, Latour pose ensuite la question de la transmission de cette parole. Comment faire pour que la parole religieuse porte encore, touche toujours ? Il s’agit de la répéter, à l’instar de Péguy, « parce que, dans la répétition, autre chose se fait entendre, transverbalement en quelque sorte, à travers et par la répétition » (p.19). La répétition est une reprise de la parole originaire qui l’actualise, pour rendre présent ce qui est transmis. C’est là toute la difficulté : « Quelles torsions faut-il faire subir aux paroles pour qu’elles présentent – et donc qu’elles représentent à nouveau – ce dont elles parlent d’une façon véridique et que l’interlocuteur n’en conclue pas que ce qui est dit est mort, lointain, absent, perdu, faux ? » (p.18). Question que se posent tous les pasteurs et théologiens chrétiens.
Mais en même temps, il constate la difficulté de la transmission, quel qu’en soit le moyen. Il se reconnaît lui-même pris du « sentiment d’un abîme entre le travail qu’il faudrait faire pour rendre à nouveau audibles ces paroles et la situation de totale incompréhension créée par l’accumulation des croyances » (p.36). Ce problème de la prédication évangélique à l’heure actuelle occupe Latour dans bon nombre de ses réflexions de ce livre. Le danger pour Latour est de présenter l’Évangile selon un autre mode que le sien, par exemple en lui donnant une prétention référentielle et objective. D’où l’exigence d’un « travail d’inventaire, de tri, de rejet, d’ajout, de discernement » (p.104), dans l’Église, qui doit « reprendre son histoire pour que l’on entende à nouveau son mode propre ».
Quelle réforme, quel renouvellement le christianisme doit-il opérer pour que sa parole continue de se communiquer et de convertir ? Avouons que Latour ne donne pas beaucoup d’éléments, sinon en insistant sur la nouvelle cosmologie qu’introduit la crise écologique[8].
De quoi est-il question ? La thèse est celle du titre : « La religion à l’épreuve de l’écologie ». Elle signifie que le christianisme peut et doit saisir la mutation cosmologique et écologique comme une occasion de reprendre la parole – ce qu’elle commence à faire avec la grande encyclique Laudato Si du pape François. Plus exactement, écologie et religion chrétienne sont en situation de mutuelle interrogation et enseignement réciproque, et chacune a à apprendre de l’autre. Un des diagnostics de Latour concernant la situation du christianisme est le « problème du conflit entre l’attachement à une cosmologie particulière et l’attachement au message » (p.133). Dans la cosmologie moderne, le christianisme se trouvait sur la défensive et avait tendance à se réfugier dans l’intériorité, le « spirituel » et la morale. Or, cette cosmologie moderne s’effrite par la découverte de ce que Latour, après James Lovelock, appelle « Gaïa[9]», « l’idée que les vivants ont construit le monde dans lequel ils se trouvent et que c’est le seul monde dont on ait l’expérience » (p.139).
Quel ébranlement du christianisme « Gaïa » cause-t-elle, selon Latour ? Essentiellement, de ce que j’en comprends, une nouvelle conception du salut. « Le vrai du religieux, c’est le vrai du Salut » (p.77), écrit Latour, sans préciser ce qu’il entend par « salut », sinon en l’appelant à « atterrir », à concerner la terre plutôt que « le ciel » : « c’est un Salut qui a la bizarrerie et l’étrangeté d’être dans le temps complètement matériel, incarné, fragile, aisément corrompu, maintenu continuellement par la façon même dont vous parlez » (p.154). Quatre pages plus loin, Latour continue sur cette étrange lancée : « tu vas mourir, mais l’espace, enfin le temps dans lequel tu vas mourir, n’a pas de capacité à condamner ce qui a été. C’est une façon de dire qu’on vit éternellement. Mais on ne vit pas éternellement dans le futur. », puis : « Il n’est pas question de durer dans une espèce de futur sempiternel, il s’agit d’autre chose » (p.159). Il ne s’agit plus d’aller vers « le ciel », de fuir cette terre vers « l’au-delà » et l’éternité, mais de vivre ici et maintenant le salut. « Au fond, cette idée ou plutôt cette figure de la résurrection nous tend un piège à partir du moment où on la comprend comme une résurrection après la mort, alors que ce serait plutôt un présent sur lequel la mort n’a pas de prise dès lors que justement il est bien vécu. Le bon vivant ne meurt pas, si on veut » (p.161). Je crains que Latour ne soit guère ici compréhensible, ou qu’il use d’un registre de langue bien trop idiosyncrasique. De toute évidence, il est plus clair dans ses négations – pas de résurrection après la mort, ce qui est pourtant la définition même de « résurrection » – que dans ses affirmations. Car qu’est-ce qu’une vie éternelle présente, et interrompue bientôt par la mort ? La recherche d’un sens renouvelé du langage chrétien traditionnel semble hélas aboutir à l’incompréhensible. Certes, la négation du sens classique de l’idée de résurrection est cohérente avec l’évacuation de la question de la réalité ou du fait de la résurrection de Jésus. Mais elle heurte de plein fouet les affirmations néo-testamentaires, notamment pauliniennes.
Le lecteur reste donc perplexe devant cette solution aussi étrange et confuse. Si Latour, comme d’autres, pointe bien la difficulté du christianisme contemporain, sa tentative de renouveler la prédication à l’occasion de la crise écologique accouche d’une bien fragile théorie du salut. En revanche, le parcours de son œuvre que Latour accomplit dans ces entretiens fait sentir l’originalité et le génie multiforme de son questionnement.
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[1] La contribution de Latour à la sociologie des sciences est de première importance. Voir La Vie de laboratoire, Paris, La Découverte, 1988 ; La Science en action, Paris, La Découverte, 1989 ; Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, Seuil, 1996 ; L’Espoir de Pandore, Paris, La Découverte, 2001.
[2] Bruno Latour, La Fabrique du droit. Ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2022.
[3] Latour découvre ces « fétiches » à l’école du psychiatre Tobie Nathan et écrit à leur propos Sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, La Découverte, 2009.
[4] Pasteur : guerre et paix des microbes [1984], Paris, La Découverte, 2001.
[5] Voir Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.
[6] Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012.
[7] Déjà largement développée dans Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Paris, La Découverte, 2002.
[8] L’essentiel des réflexions de Latour sur le rapport de l’écologie et du christianisme est repris dans son recueil d’articles Qui perd la terre, perd son âme, Balland, 2022, Avant-propos du P. Frédéric Louzeau.
[9] Face à Gaïa. Huit conférence sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.