Heidegger, qu’appelle-t-on le lieu ? Les Temps Modernes juillet-octobre 2008

La revue « Les Temps Modernes » a décidé, sous la double impulsion de Joseph Cohen1 et Raphaël Zagury-Orly de consacrer son numéro 650 à Heidegger, exhumant pour l’occasion d’anciens articles de Löwith et Waelhens et demandant aux spécialistes contemporains de l’auteur de Sein und Zeit de contribuer au numéro sous la forme d’articles consacrés à la question du « lieu ». L’entreprise est originale, forte de textes de grande qualité, portée par une ouverture polémique, permettant de mesurer à quel point les débats sur le nazisme heideggérien n’ont guère évolué. On regrettera toutefois la présence de nombreuses coquilles qui émaillent les différents textes, ainsi que le côté un peu monomaniaque du thème retenu (le lieu) qui crée une impression de trop plein, dans la mesure où ce sont neuf articles qui y sont consacrés, souvent avec beaucoup de redites. Pour rendre compte des nombreux articles de cette revue, je procèderai comme à mon habitude, par la sélection de ceux qui me semblent les plus significatifs et les plus novateurs dans les analyses apportées.

A : Encore et toujours : l’implication national-socialiste de Heidegger

La première partie de la revue, je l’ai dit, est consacrée au débat Karl Löwith / Alphonse de Waelhens, et nos deux auteurs cherchent à cerner la délicate question de la pénétration du national-socialisme dans la pensée même de Heidegger. Quoi qu’on pense de l’implication de Heidegger dans le courant national-socialiste, il est stupéfiant de constater à quel point les attaques portées par Löwith sont faibles, voire de mauvaise foi lorsqu’il lui faut répondre aux arguments de Waelhens. Löwith2, on l’a compris, soutient que l’engagement politique de Heidegger est la conséquence purement logique de ses principes philosophiques, et c’est à partir de la réflexion sur le primat de l’existence au détriment des valeurs et de la vie que Löwith propose de penser la destitution métaphysique des garde-fous qui eussent empêché Heidegger de sombrer dans le national-socialisme. En d’autres termes, Heidegger aurait destitué toute valeur transcendante au profit d’une réflexion exclusive sur l’existence dont l’horizon ultime serait le néant, ce qui crée une condition de possibilité pour définir l’authenticité par l’adhésion au Führer. Le oui à Hitler devient de la sorte la marque de la résolution authentique, dans l’exacte mesure où l’existence coïncide avec l’esprit du temps comme événement radical.

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Ce premier texte de Löwith repose donc sur l’idée que l’existence ne peut être authentique qu’en adoptant l’esprit du temps, ce qui crée une singulière dissonance lorsque l’on songe aux innombrables textes heideggériens dans lesquels l’esprit du temps constitue précisément ce qu’il y a à combattre. Du reste, Löwith aperçoit cette difficulté mais l’évacue dans une phrase pour le moins surprenante : « La possibilité de la politique philosophique de Heidegger n’est pas née d’un « déraillement » qu’on pourrait regretter, mais du principe même de sa conception de l’existence qui combat à la fois et assume « l’esprit du temps ». »3 Contre cette affirmation d’un lien substantiel entre la position philosophique générale de Heidegger et ses engagements politiques, Alphonse de Waelhens pose le principe parfaitement inverse : « On ne saurait donc prétendre raisonnablement que la philosophie de Heidegger, telle qu’elle existait vers 1930, dût impliquer ou requérir telle ou telle conception politique détaillée. »4 Ce qui frappe, avant toute analyse de ces positions, c’est l’extraordinaire modernité de ce débat : lorsqu’Emmanuel Faye ferraille contre François Fédier, rien ne semble avoir véritablement progressé, celui-là cherchant à faire découler la logique national-socialiste de la philosophie heideggérienne, celui-ci s’obstinant à y voir un dérapage temporaire et accidentel.

Plus fondamentalement, Alphonse de Waelhens examine en profondeur la logique de la philosophie heideggérienne afin d’y sonder la possibilité d’y trouver les présupposés nazis : y a-t-il par exemple trace d’un essentialisme racial ? De manière convaincante, Waelhens rappelle que le principe même du Dasein qui est toujours en avant de lui-même interdit de penser une essence humaine fixe et surtout interdit de parler d’une nature immuable de l’homme ; l’homme comme Dasein est mouvement permanent, arrachement incessant à cela même qui le figerait. De ce fait, il paraît en effet difficile de penser l’essentialisme racial à partir de la pensée philosophique heideggérienne. En outre, trouve-t-on des traces d’une réflexion sur la vie chez Heidegger ? Waelhens affirme que non5 et prend un grand soin à distinguer l’idée de facticité de celle de vie, car « il faut remarquer que toute problématique du vital est foncièrement étrangère à Heidegger et que la facticité est justement le fait d’être toujours-déjà-là dans l’ébauche même du projet. »6 Enfin, Waelhens a beau jeu de pointer l’étonnante confusion commise – et réellement commise – par Löwith entre existence et facticité (Löwith affirmant que l’existence est facticité), ce que Waelhens corrige en ces termes : la facticité, c’est le fait d’être déjà-là, l’existence au contraire désigne le mouvement de se porter en avant de soi.

Ce qui me paraît extrêmement intéressant, c’est la réponse que Löwith apporte à Waelhens, sur les points où celui-ci semble avoir réfuté celui-là. Premier point intéressant, la confusion existence / facticité. Waelhens se borne à rappeler que ce n’est pas la même chose, alors que Löwith, dans sa réponse, prouve que l’existence et la facticité ne sont pas opposées à partir du § 29 de SuZ. Certes, et alors ? Dire que deux notions ne sont pas identiques ne signifie pas qu’elles sont opposées, et à ce petit jeu, Löwith fait preuve d’une singulière mauvaise foi. Puis, ne réfutant en aucun cas les analyses de Waelhens sur l’impossibilité de penser l’essentialisme racial dans le cadre de la pensée philosophique heideggérienne, Löwith fait dériver le débat vers une problématique assez vague pour conclure ainsi : « je considère Heidegger en vérité comme le « bon » philosophe (voire le meilleur) d’un mauvais « instant » historique. Faut-il en venir là ? Oui. Au cas où la pensée de Heidegger aurait dépassé aujourd’hui l’instant historique (au sens vulgaire du mot), ses publications futures ne seront plus nourries, comme Sein und Zeit, du pathos de la décision, et pourront ainsi le faire paraître encore plus clairement comme le meilleur des philosophes vivants. »7 Etonnante réponse qui, comme le remarque aisément Waelhens dans sa propre réponse, « détruit ainsi sa propre thèse, puisqu’il cherche à dégager une dimension de la réflexion heideggérienne qui serait indemne de tous les vices qu’il lui jugeait pourtant connaturels ? »8

A l’issue de ce premier débat, force est de constater que Löwith a finalement reculé sur la question cruciale qui était celle de savoir s’il était possible de déduire l’adhésion national-socialiste de la pensée philosophique heideggérienne, et cela semble donner une victoire facile à Waelhens, bien plus cohérent, rigoureux et honnête que ne l’est Löwith dans ce débat. Néanmoins, il me semble que Waelhens est plus parvenu à montrer les torts de Löwith qu’à démontrer l’absence de liens entre la pensée de Heidegger et le national-socialisme : l’analyse du Discours de rectorat est absente, et surtout il ne disposait pas d’un nombre suffisant d’œuvres pour parvenir à penser ce délicat problème dans toute son extension. Nonobstant ces insuffisances, ce débat demeure étonnamment actuel et fait prendre un assez violent coup de vieux aux polémiques contemporaines, qui semblent ressasser un problème somme toute un peu éculé.

B : Le problème du lieu et de l’espace chez Heidegger

La deuxième partie est constituée d’un texte de Heidegger consacré à la question du lieu, suivi de huit textes de plus ou moins grande qualité, cherchant à analyser la problématisation du lieu dans la pensée du Maître. La conférence de Heidegger qui ouvre la deuxième partie, rassemble un certain nombre de tics intellectuels qui s’approchent parfois de la caricature au point de rendre le propos proche du ridicule. Ainsi, cette obsession du questionnement purement rhétorique, dont ne sortiront que des réponses volontairement absurdes, confine à l’écœurement. A la question, « qu’est-ce qu’un artiste ? », Heidegger répond : « Manifestement, celui qui satisfait à l’appel de l’art. L’artiste reçoit sa détermination de ce qu’est l’art. Et qu’est-ce qu’un artiste important ? Non pas celui qui est le plus vendu et acheté, mais celui qui satisfait le plus purement au plus haut appel de l’art. Et qu’est-ce que l’art ? Selon la proposition mentionnée, ce que font les artistes importants. »9 Nous tournons en rond, remarque alors Heidegger, ce en quoi nous ne saurions le contredire. Pour sortir du cercle, Heidegger opère son traditionnel retour aux Grecs et se plonge dans Physique IV afin d’opérer une distinction classique entre deux sens de l’espace : topos et chora. Puis, comme pour mieux satisfaire ses habituelles pulsions tautologiques, Heidegger s’écrie : « Qu’est-ce donc que l’espace en tant qu’espace ? Réponse : l’espace espace. Espacer signifie : essarter, dégager, donner du champ-libre, de l’ouverture. »10 Nous avons là tout ce qui peut paraître crispant chez Heidegger : les questions interminables débouchant sur de prévisibles apories, les tautologies, la plongée dans l’histoire de la philosophie censée répondre à tous les problèmes, pour finir par une réponse pour le moins déconcertante : l’espace espace.

Mais si ces façons de « penser » peuvent paraître déconcertantes aux yeux de certains, elles semblent constituer l’occasion d’une véritable réflexion pour d’autres, ainsi qu’en témoignent les gloses nombreuses qui cherchent à interpréter les paroles du Maître. Ainsi Didier Franck qui, tout en émettant de timides retenues, prend appui sur ce texte et quelques autres pour proposer une reconstruction du problème du lieu chez Heidegger. L’espace espace et advient par l’homme qui est spatialisant, note Didier Franck, et c’est dans ce rapport même qu’il nous faut introduire la fameuse question de l’Etre. C’est même parce que l’homme appartient toujours déjà à l’Etre qu’il possède ce pouvoir d’ouverture. L’idée de Didier Franck, qui sera celle de tous les auteurs suivants, est de confronter la conférence de Heidegger traduite dans la revue avec bâtir habiter penser où se trouve thématisée la question du lieu : le dire pensant relève de la « topologie », d’une science des lieux, ce qui signifie que l’Etre lui-même est lieu. « En effet, dès lors que le lieu est le mode sur lequel s’accomplit le rassemblement qui garde le rassemblé en son essence, la vérité de l’essence de l’être est lieu11, est le lieu et, en un autre sens que pour Mallarmé, « rien n’aura eu lieu que le lieu ». »12 Voilà le cadre dans lequel s’élabore la réflexion de Didier Franck.

Là où les choses se complexifient quelque peu, c’est lorsque Franck note qu’une double exigence est à l’œuvre : l’espace n’espace pas sans l’homme, mais le lieu d’où provient l’espace se situe dans les choses. Pour le dire en termes classiques, la double exigence d’une fondation objective et subjective de l’espace constitue cela même qui est à penser. Il faut donc en déduire, assure Didier Franck, que c’est depuis le rapport de l’homme aux choses que doit être écrit le rapport de l’homme à l’espace. Cette déduction est en réalité douteuse : nous avons d’un côté une condition de possibilité de l’espacement (l’homme) et de l’autre une origine de l’espace (le lieu et les choses). La déduction serait valide si l’homme était condition de possibilité du lieu, auquel cas en effet le rapport de l’homme aux choses devrait être pensé, mais tel n’est pas le cas puisque l’homme est condition de possibilité de l’espacement ; en fait, nous sommes face à une aporie absolue, dont la seule sortie possible consiste à maltraiter la logique pour proposer une issue. La question est donc toujours valide : comment ouvrir l’espace ? « Des espaces s’ouvrent du fait qu’ils sont admis dans l’habitation de l’homme. »13 Mais mieux encore, c’est par le corporer que s’accomplit la coappartenance de l’homme et de l’espace, ce qui signifie que le corporer est un mode d’appropriation : « l’espace se spatialise par le corporer qu’il spatialise. »14 Par le corporer, l’homme habite et s’approprie l’espace, affirme Didier Franck, ce qui permet de retrouver un certain nombre de problématiques centrées autour du corps, développées dans son beau livre Heidegger et le problème de l’espace15 D’où la conclusion suivante : « Mais si tel est le corporer spatialisant-spatialisé, il n’est ni un mode d’être ni un mode de temporalisation, puisque l’appropriation comme vérité de l’essence de l’être et du temps qui en est le sens donne l’être et le temps et, les donnant s’en excepte. De ce point de vue et de ce point de vue seulement, il est possible de dire que le corps corpore et s’incorpore sans être ni temps dès lors, bien entendu, que ce dernier est, de manière ou d’autre, ce en fonction de quoi l’être est compris. »16

Le deuxième article de Dominique Pradelle est certainement le meilleur de toute la revue : clair, argumenté, logique, il expose avec une grande virtuosité et sans jargonner les problèmes que pose le lieu dans l’économie de la pensée heideggérienne. La question initiale est on ne peut plus claire : peut-on penser l’espace sans le dériver d’une autre instance (par exemple la temporalité) ? L’idée forte de Pradelle consiste à mener une comparaison de Husserl et Heidegger afin de montrer que si Heidegger et Husserl rejettent en commun l’idée d’un espace fondé sur l’espace mathématique, ils ne l’appréhendent toutefois pas au même niveau de constitution : Husserl cherche à penser l’espace dans une sphère initialement perceptive, tandis que Heidegger part d’un niveau déjà constitué, celui de la quotidienneté. « Heidegger thématise donc la spatialité de l’étant à un niveau qui était fort tardif dans l’ordre de la constitution : celui du monde personnaliste que Husserl ne regagnait qu’en réintégrant après coup les prédicats de signification culturelle au sein du monde perceptif. C’est pourquoi Heidegger rejette-t-il fondamentalement le primat de la perception au sein de la phénoménologie : l’orientation perceptive sur l’objet, loin d’être un mode originaire du rapport au monde, en est un mode dérivé, issu de la déficience de l’avoir-affaire préoccupé au monde (…). »17

Le coup de force heideggérien, explique admirablement Pradelle, consiste à soustraire l’espace à son soubassement euclidien, mais aussi, et peut-être même surtout, à sa structure perceptive : là se joue la rupture avec Husserl. L’espace n’est pas ce que je perçois, mais cela même dans quoi se rencontrent des ustensiles doués de sens. L’espace de la Zuhandenheit n’est pas homogène, ni isotrope, et c’est pour cela que l’ustensile est soustrait à la mesure des distances, c’est précisément parce que l’espace n’est plus pensé à partir de mesures objectives, ni à partir d’une perception évaluant la distance. De cela, il faut comprendre que le Dasein est finalement ce qui est à proximité des choses et l’espace doit être pensé comme la maniabilité pour le Dasein des objets face auxquels il se trouve. Et « étant auprès des choses, le Dasein n’est pas en son corps, mais auprès de la chose dont il prend souci, il comprend son ici depuis le là de l’étant dont il est préoccupé, et non à l’inverse tout là depuis l’ici de son corps propre. »18 Enfin, note Pradelle, la spatialisation renvoie à la manière d’occuper l’espace et non à la temporalisation formelle husserlienne.

Chez le second Heidegger, quelques points évoluent : l’espace est désormais pensé à partir de l’Ereignis et non plus à partir de l’analytique existentiale du Dasein. L’espace est encore pensé à partir du lieu et le lieu à partir des choses qui le ménagent. Mais si l’homme habite le monde, ce n’est plus comme Dasein, c’est comme mortel. La mort n’est plus possibilité la plus propre du Dasein mais rapport à l’être. « S’il y a déplacement de la pensée de la spatialité, ce n’est pas parce que l’espace serait pensé à partir des choses et des lieux (il l’était déjà dans Sein und Zeit), mais parce qu’elle prend place dans une pensée de l’histoire de l’être déployée non plus depuis l’analytique existentiale du Dasein, mais depuis l’Ereignis comme relation d’appropriation réciproque de l’être à l’homme. »19

Suivent un article de Marlène Zarader interrogeant le « lieu de l’art » et un de Jean-François Mattéi pensant le « lieu de l’être ». Puis, Françoise Dastur propose une analyse assez subtile du « là » du Dasein. « C’est uniquement dans l’ouverture originaire des Stimmungen, des tonalités affectives, que le Dasein se voit porté devant son être, c’est-à-dire le là. »20 Tel est le point de départ de sa réflexion. Mais en un second temps, Dastur cherche à rappeler que la spatialisation du Dasein n’est guère la marque d’une imperfection : le Dasein est présent au monde sur le mode de la préoccupation, et cette nécessité de la préoccupation implique la spatialisation. « On ne peut donc pas considérer la spatialité propre au Dasein comme une imperfection, pas plus qu’on ne peut l’expliquer par la liaison de l’esprit à un corps. Il faut tout au contraire reconnaître que le Dasein ne peut être spatial d’une manière totalement différente de la chose corps étendue que pour la seule raison qu’il est « doué d’esprit ». L’esprit, loin d’être ce qui en nous s’oppose à notre corporéité et à notre insertion dans l’espace, est au contraire ce qui l’exige. »21 Ces précisions me semblent extrêmement importantes pour penser la valeur même de la spatialisation du Dasein et surtout pour rappeler que l’espace est fondé sur la temporalité ainsi que l’établit le § 70 de SuZ. Dastur analyse ensuite le tournant comme l’apparition du danger que représente la fondation de l’espace sur la temporalité : Heidegger s’emploie désormais à montrer que le mouvement de temporalisation peut être compris comme le rapt par lequel l’être est emporté dans l’occultation et le refus, auquel répond le mouvement d’espacement par lequel l’ekstase de la temporalisation se voit retenue.

Les trois articles suivants, d’Eliane Escoubas, Rudolf Bernet et Gérard Bensussan me paraissent, malgré leurs qualités être de moindre importance.

C : Questions diverses autour de Heidegger

Cette troisième partie s’ouvre sur un article à la fois extrêmement original et remarquable de Peter Sloterdijk, qui propose une lecture de Heidegger à partir de la spiritualité (extrême)-orientale. Le texte de Sloterdijk commence par une désopilante moquerie des gloses heideggériennes consacrées à Héraclite, lorsqu’il fut question de traduire le fameux fragment : ethos anthropo daimon. « Il traite les modestes expressions ethos et daimon comme s’il s’agissait de biens déposés dans une banque de l’histoire des idées et qui, même avec un taux d’intérêt extrêmement bas, n’ont pu, au bout de plus de deux mille cinq cents ans, que croître pour former une fortune gigantesque. »22 Toute l’ontologie fondamentale est mobilisée pour analyser trois mots, ce que raille Sloterdijk avec bonheur. Un peu plus tard, Heidegger retraduira ce fragment par les mots suivants : « le séjour (accoutumé) est pour l’homme le domaine ouvert à la présence du dieu (de l’insolite) » Commentaire de Sloterdijk : Heidegger « ajoute le grotesque au problématique »23 On ne saurait mieux dire. Cette critique humoristique de l’auteur de SuZ est particulièrement bienvenue après les neuf articles extrêmement sérieux, souffrant parfois d’un certain aspect verbeux, que vient conjurer cette analyse des traductions d’Héraclite.

Mais que l’article soit humoristique ne signifie pas qu’il ne soit que cela : partant des présocratiques, Sloterdijk propose une analyse de la pensée et de la veille. A l’Occident qui délivre une pensée sans veille, l’Orient vise une veille sans science, en quête d’illuminations. D’où la question posée : où se situe Heidegger ? Reprend-il à son insu l’impératif de la veille orientale, proche de l’illumination dont l’Etre serait la modalité majeure, ou reste-t-il le représentant de la Pensée, fidèle en cela à la tradition occidentale ? « La tentative menée par Heidegger de contourner, dans une attitude néo-présocratique, l’alternative entre scientisme et illuminisme a débouché sur un concept de « pensée », qui se situait nettement plus près de l’éveil méditatif que de la construction ou de la déconstruction de discours. Sa pastorale tardive de l’Etre, qui équivaut plus à une retraite qu’à une pratique discursive, désigne l’entreprise consistant à transformer de nouveau la philosophie de la conscience, après la traversée de la philosophie de l’existence qui l’a sortie de sa torpeur, en une philosophie de l’éveil. »24 Qu’est-ce à dire ? Que l’Etre impose à l’homme sinon l’équivalent de ce que l’Orient pense par l’éveil, à tout le moins une interdiction de dormir.

Citons enfin l’article de Jean Grondin, à la fois très original et très contestable : l’idée fondamentale de Grondin est que l’ennemi essentiel de Heidegger serait le nominalisme de l’être. Le nominalisme serait ainsi le véritable nom de l’oubli de l’être, si bien que la critique à l’encontre de Platon reviendrait à critiquer la dimension nominaliste des Idées. « Cet au-delà du nominalisme, Heidegger n’a toujours voulu le trouver, l’espérer, que dans un au-delà de la métaphysique elle-même, dont le nominalisme résumerait l’intention secrète. »25

Nous avons donc là une excellente livraison des Temps Modernes, peut-être un peu trop centrée sur la question du lieu, mais proposant des perspectives à la fois intéressantes et originales par certains de ses articles. En outre, on appréciera la traduction inédite de la conférence de Heidegger qui, quoi qu’on en pense par ailleurs, constitue un moment fort d’intelligibilité de ses analyses de l’espace.

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  1. cf. Joseph Cohen, Le spectre juif de Hegel, Galilée, 2005 et Le sacrifice de Hegel, Galilée, 2007
  2. cf. Karl Löwith : Les implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger, Les Temps Modernes, N° 14, novembre 1946 repris dans les Temps modernes, Gallimard, Juillet-Octobre 2008, N° 650
  3. Ibid. p. 23
  4. cf. Alphonse de Waelhens : La philosophie de Heidegger et le nazisme, Les temps modernes, N° 22, juillet 1947, repris dans TM, n° 650, p. 27
  5. Tributaire de l’état de l’édition des œuvres de Heidegger en 1947, il est évident que Waelhens ne pouvait répondre que sur une partie infime de l’œuvre et d’un point de vue purement factuel, il avait donc tort.
  6. Ibid. p. 34
  7. TM, n° 650, p. 41
  8. Ibid. p. 45
  9. Martin Heidegger : Remarques sur art – sculpture – espace, in TM, p. 48
  10. Ibid. p. 51
  11. On peut raisonnablement se demander si cet énoncé a un sens réel…
  12. Ibid. p. 65
  13. Ibid. p. 69
  14. Ibid. p. 73
  15. cf. Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, 1986
  16. Ibid. p. 74
  17. Ibid. p. 82
  18. Ibid. p. 89
  19. Ibid. p. 95
  20. Ibid. p. 142
  21. Ibid. p. 147
  22. Ibid. p. 221
  23. Ibid. p. 222
  24. Ibid. p. 232
  25. Ibid. p. 246
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).