Jean-Marie Vernier : Principes de politique

Se procurer l’ouvrage   Dans l’esprit des philosophes médiévaux auquel l’auteur a consacré des traductions et commentaires, cette somme de philosophie politique alterne au fil de neuf chapitres l’exposé […]

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Entretien avec Dany-Robert Dufour

Dany-Robert Dufour, né en 1947, est un philosophe français qui a produit une œuvre pour le moins singulière dans le paysage universitaire français : alors que la recherche suit l’irrésistible […]

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Gilles de Juganville : Introduction radicale à la philosophie

Introduction radicale à la philosophie se présente d’emblée comme un hapax dans la production philosophique contemporaine par sa qualité esthétique : écrit sans aucune note de bas de page, ce […]

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Hans Blumenberg : Die ontologische Distanz

Se procurer l’ouvrage   « Sa thèse d’habilitation est incontestablement une étape qui éclaire le parcours de Blumenberg… » Helmut Mayer, Frankfurter Allgemeine Zeitung               Avant-propos : sur le statut […]

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Hommages à Bernard Bourgeois (1929-2024)

Bernard Bourgeois a quitté ce monde le 26 mars 2024, à l’âge de quatre-vingt quatorze ans – nonante-quatre ans, comme l’on dit dans ma contrée. Bernard Bourgeois fut, en […]

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Pamela Krause & Guillaume Dreidemie (dir.) : Penser le monde, de Kant à aujourd’hui

Se procurer l’ouvrage. « La fin du monde est un concept sans avenir. » Paul Virilio Nul lieu de déplorer que les liens s’effacent dans la mondialisation, dans les mondanités ou […]

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Spinoza : Oeuvres complètes

Se procurer l’ouvrage.   À Jacqueline, Monique et Marie-Cécile   En septembre 2022 est paru le nouveau volume des œuvres complètes de Baruch Spinoza (1632 – 1677), ce philosophe […]

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Entretien avec Clarisse Picard, autour de : Philosophie de l’enfantement

Se procurer l’ouvrage.   Professeure de Philosophie aux Facultés Loyola Paris (anciennement Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris), auteure de Philosophie de l’enfantement paru aux Éditions Garnier en […]

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Entretien avec Alexandra Michalewski, autour de : Le Dieu, le mouvement, la matière. Atticus et ses critiques dans l’Antiquité tardive (2024)

Se procurer l’ouvrage. Alexandra Michalewski, historienne de la philosophie antique et spécialiste de la tradition platonicienne, est actuellement chercheuse au Centre Léon-Robin (CNRS–Sorbonne Université). Ancienne élève de l’ENS Ulm, […]

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Matthieu Raffray : Métaphysique des relations chez Albert le Grand et Thomas d’Aquin

Se procurer l’ouvrage    Métaphysique des relations chez Albert le Grand et Thomas d’Aquin de Matthieu Raffray est une étude aux multiples enjeux, qui dépasse le cadre que son […]

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Jacques Deschamps : Eloge de l’émeute

Se procurer l’ouvrage.   Avec Eloge de l’émeute parut en mai 2023, Jacques Deschamps propose son ouvrage le plus personnel ; publié aux éditions « Les liens qui libèrent », dont la […]

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L’altruisme, l’utilitarisme, l’égoïsme et l’idéal de l’homme libre dans la philosophie de Spinoza

Le rapport à autrui reste, chez Spinoza, foncièrement paradoxal lorsqu’on le compare au statut qu’il possède dans l’éthique traditionnelle.  C’est pourquoi on a pu considérer, de façon contrastée, Spinoza […]

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Entretiens

  • Entretien avec Dany-Robert Dufour, par

    Dany-Robert Dufour, né en 1947, est un philosophe français qui a produit une œuvre pour le moins singulière dans le paysage universitaire français : alors que la recherche suit l’irrésistible pente de l’hyperspécialisation, il a fait le choix de la fidélité à la tradition universaliste et, plutôt que de soumettre la pensée à la production de connaissances de niche, s’est efforcé de mettre les savoirs au service d’une réflexion d’ampleur qui prend le risque d’une confrontation directe avec l’époque : avec ses contemporains d’une part, avec le nihilisme capitaliste et néolibéral d’autre part. Il en a résulté la publication d’une vingtaine d’ouvrages, à la croisée de la philosophie politique, de l’économie, de la psychanalyse, de la linguistique et de bien d’autres disciplines encore. C’est justement, en guise d’introduction à son travail et d’incitation à la lecture de ses livres, ce nouage entre ces différentes formes d’économie (psychique, politique, langagière, etc.) que nous explorons dans cet entretien.   Baptiste Rappin : Cher Dany, je te remercie chaleureusement d’avoir accepté de m’accorder cet entretien pour Actu Philosophia. J’aimerais entrer dans ton œuvre par la petite porte, par l’anecdote, en espérant pouvoir aller à l’essentiel par l’accessoire. Un passage de ton entretien biographique, paru en 2021 aux Éditions R & N sous le titre Fils d’anar et philosophe, a en effet retenu toute mon attention : tu avais soutenu une thèse de troisième cycle en 1976 sous la direction de Georges Lapassade et tu t’es inscrit en 1980 pour une thèse d’État avec un autre directeur de thèse (dont tu ne mentionnes pas le nom) et ce dernier insistait pour que tu adoptes le paradigme de la complexité d’Edgar Morin. Voici alors ta réaction : « Je refusais en effet le paradigme qu’il ne cessait de vouloir m’imposer, celui de la théorie de la complexité venu d’Edgar Morin. Je lui répondais que je n’en voulais pas, car il présentait à mes yeux un défaut épistémologique majeur : il s’appuyait sur une proposition (« Tout est dans tout »), dont l’exact contraire est également vrai […] » (p. 43). J’aimerais profiter de ce détail pour lancer notre dialogue autour de deux axes. Le premier est sociohistorique : quel est le contexte de l’Université dans ces années ? Peut-on dire que le paradigme de la complexité, dont on connaît rétrospectivement tout le succès, a en quelque sorte pris le relais d’un structuralisme arrivé en bout de course ? Et quelle fut la réaction de ton directeur de thèse à ce refus ? Rares sont les doctorants osant contredire leur directeur de thèse… hier comme aujourd’hui !   Dany-Robert Dufour : Ce que tu évoques nous ramène à une époque ancienne où l’on faisait sa thèse en deux temps. D’abord une thèse de troisième cycle, éventuellement suivie, d’une thèse d’État. Je me souviens à cet égard qu’après avoir soutenu ma thèse de troisième cycle, s’est ouverte la possibilité d’opter pour une thèse plus courte que la thèse d’État, une thèse dite « nouveau régime », si je me souviens bien. Mais je voulais en passer par l’ascèse de la thèse d’État qui pouvait durer des années, nécessiter beaucoup de recherches originales, et faire jusqu’à cinq cent, voire mille pages. Bref, pour ma part, j’ai donc choisi de m’infliger la double peine… Ça commence donc à Paris 8-Vincennes, université dite « expérimentale » créée juste après mai-juin 1968, par une thèse de troisième cycle que j’ai faite avec un intellectuel original comme il n’en existe plus aujourd’hui. Georges Lapassade était à la fois complètement marginal et cependant muni du meilleur pedigree : agrégé de philosophie, analysé par Jean Laplanche, docteur d’État à la Sorbonne après une thèse dirigée par la psychanalyste et professeure Juliette Favez-Boutonnier dans un jury qui comprenait Georges Canguilhem, Daniel Lagache et Henri Gouhier et Maurice Debesse. Bref, Lapassade présentait un double profil qui avait tout pour me plaire. Lui avait travaillé sur des phénomènes occultés dans certaines cultures et qui faisaient retour sous des formes nouvelles. Par exemple, lorsqu’il avait enseigné en Tunisie en 1965-66, il avait pu y observer la persistance de rites de possession. De même que lorsqu’il était allé au Brésil entre 1970 et 1973, il avait rencontré la Macumba. Puis au Maroc, entre 1970 et 1996, les rituels Gnawas à Essaouira. Et enfin, en Italie du Sud, les rites de la tarentule. Sans compter son rapport à Julian Beck, le fondateur avec Judith Malina, du Living Theater, qui essayait, par le happening et l’improvisation, d’exhumer un autre théâtre occidental assez possédé, inspiré d’Artaud. Moi, de vingt-cinq ans son cadet, je revenais d’un séjour de trois ans en Algérie où, après quelques frasques en France liées à 1968, j’avais jugé bon de me retirer pour réfléchir. J’avais repéré, avec de jeunes intellectuels algériens d’alors, que certains phénomènes culturels profonds touchant aux langues vernaculaires, aux savoirs populaires et aux religions maraboutiques, refoulés au cours de la période coloniale, continuaient de l’être par la néo-colonisation que s’infligeait les dirigeants algériens ne jurant que par l’industrialisation de leur pays ― or ces phénomènes profonds ne cessaient, sous des formes multiples, de revenir. L’objet que j’ai proposé à Georges Lapassade, qui s’y montra fort réceptif, consistait donc à travailler sur la question du refoulement dans la culture (en l’occurrence en Algérie) et sur le retour du refoulé. C’était là une sorte de psychanalyse de la culture qu’il appelait « socianalyse ». Je soutins ma thèse avec les honneurs, il en sortit une belle amitié qui dura jusqu’à la fin de sa vie. Il fit en sorte pour que j’obtienne une charge de cours à Paris 8 en sciences de l’éducation. Ce qui me mit le pied à l’étrier me permettant ensuite de devenir enseignant-chercheur. Nous n’avons jamais cessé de nous parler, au point qu’il me passa la question, qui avait été celle de sa thèse, L’entrée dans la vie, de la néoténie de l’homme, son inachèvement. Question qu’il laissait, et il le savait très bien… inachevée. Et, de fait, je l’ai reprise à ma façon, fort différente de la sienne. Mais de nos différends sur cette question anthropologique majeure, nous nous entretenions avec chaleur chaque fois que nous croisions […]

Colloques

La philosophie médiatique

  • Michel-Yves Bolloré, Olivier Bonnassies : Dieu – La science Les preuves, par

    Acheter Dieu – la science, les preuves. Acheter le Monde s’est-il créé tout seul ? Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies ont publié en octobre 2021 un ouvrage destiné au grand public et dont le titre est éloquent : Dieu, la science, les preuves[1]. Un livre en apparence épais, mais qui se lit en réalité assez vite, car le contenu n’est pas très dense, et émaillé de nombreuses citations, documents, photographies, qui allègent considérablement le contenu proprement dit. Le but de l’ouvrage est clair, montrer que les découvertes les plus récentes prouvent la thèse d’un Dieu créateur, lequel se trouve être celui qui est annoncé par la Bible. Il s’agit d’un ouvrage d’apologétique, sur fond de concordisme. L’ouvrage se veut un exposé complet et mis à jour des preuves de l’existence de Dieu, et s’adresse aussi bien aux croyants qui voudraient y puiser des ressources argumentatives, qu’aux sceptiques et aux athées auxquels l’ouvrage souhaite lancer un défi. Dans les milieux savants mais aussi théologiques, l’ouvrage a été accueilli de manière plutôt réservée[2]. En effet, exploiter les ressources des sciences pour justifier la foi peut-il être pertinent ? Les preuves scientifiques de l’existence de Dieu Bolloré et Bonnassies développent 3 preuves de l’existence de Dieu, qui seraient soutenues par les découvertes en science contemporaine. L’univers a un début (le big bang). Or, ce qui a un début a une cause extérieure, laquelle ne peut être que Dieu. L’univers est dès l’origine finement réglé avec des constantes physiques si précises qu’elles ne doivent rien au hasard. Il y a donc un créateur intelligent à l’origine de l’univers. Les êtres vivants possèdent, même pour les plus élémentaires, un niveau de complexité tellement grand qu’ils ne peuvent avoir surgi par hasard de l’inerte. La vie a donc nécessairement une intelligence créatrice pour origine, qui est Dieu. Il n’y a rien de bien neuf, rien en tout cas qui justifie le sous-titre de l’ouvrage : « L’aube d’une révolution ».  En reprenant la classification que Kant établit des arguments possibles pour l’existence de Dieu, on reconnaît dans la preuve 1 l’argument qu’il nomme « cosmologique » – l’univers doit avoir une cause première –, et dans les preuves 2 et 3 l’argument qu’il nomme « physico-théologique » – l’ordre interne au monde manifeste un créateur intelligent. Revenons sur la manière dont les auteurs exposent ces preuves.   La preuve par le big bang La théorie du big bang prouverait que Dieu existe. En effet, « tout ce qui a un début a un créateur »[3]  « Si l’univers a un commencement temporel, c’est aussi qu’il a une cause qui le précède… ».[4] L’entropie, qui indique la mort thermique de l’univers, le fond diffus cosmologique, qui valide la théorie du big bang, convergent vers ce fait du commencement de l’univers. Mais comment l’univers a-t-il pu commencer à partir de rien ? Il lui faut bien une cause. Dieu existe donc. De plus, on peut constater que cette thèse d’un univers qui a un début est une thèse qui a eu l’hostilité des savants athées et matérialistes, car elle accrédite l’idée de création ex nihilo présente dans la Genèse. Tout un chapitre de l’ouvrage – « le roman noir du Big bang » – est ainsi consacré à la persécution des tenants du big bang par les matérialistes et les régimes athées – en particulier communistes. C’est une véritable inquisition matérialiste qui est décrite ici par les auteurs. Que penser de cette preuve ? On peut relever deux erreurs principales. La première est de tenir la théorie du big bang pour une vérité absolue. Or, il s’agit d’une simple hypothèse, d’un modèle. Une théorie scientifique n’est pas une vérité absolue, c’est une hypothèse qui s’accorde pour un temps avec nos expériences, et qui demeure jusqu’à ce qu’une expérience nouvelle invite à la revisiter. Les auteurs semblent se représenter la science comme un ensemble homogène et en progrès, qui converge peu à peu vers la vérité en empilant des certitudes. Nous serions ainsi à l’aube d’une « révolution », puisque la science aurait à ce jour suffisamment avancé pour mettre en évidence des vérités fondamentales sur l’univers et la vie qui coïncideraient avec les données de la foi chrétienne. Le fait que la physique contemporaine soit tiraillée entre des modèles contradictoires – relativité générale et mécanique quantique –, le fait qu’il existe tout simplement des controverses – y compris au sein de la théorie du big bang, qui est en chantier et non achevée – qui font la vie de la science, échappe au regard des auteurs, qui se retranchent derrière la vision plus commode du progrès linéaire et des théories incontestables car prouvées. La seconde erreur, qui est sans doute le point clé de tout l’édifice, porte sur la confusion de trois concepts distincts. Celui d’un Créateur, celui d’un commencement de l’univers, et enfin celui du big bang. Pour les auteurs, ces concepts sont liés nécessairement. Poser l’un, c’est poser les deux autres. Exclure l’un, c’est exclure les deux autres. Pourtant, l’on peut très bien concevoir un Dieu créateur sans concevoir un commencement de l’univers. Ce sont deux problèmes distincts. Chez Thomas d’Aquin, il y a d’ailleurs cinq voies pour montrer l’existence de Dieu, mais il n’y aucun argument rationnel décisif pour démontrer un quelconque commencement du monde ; ce dernier est un article de foi. La création, chez Thomas d’Aquin, ce n’est pas le commencement, mais l’acte par lequel Dieu produit et tient tout étant au-dessus du néant. La création est donc actuelle, elle n’est pas un fait passé, et elle n’exclut pas l’idée d’un univers qui a toujours existé. Cette distinction du problème de l’existence de Dieu et du problème du commencement du monde est essentielle. En effet, puisque Dieu est présent ici et maintenant dans toute sa création, on doit pouvoir le retrouver ici et maintenant dans toute créature ; il n’y a pas besoin de chercher le fond diffus cosmologique, une fleur ou un caillou suffisent. La preuve de l’existence de Dieu n’appartient donc pas aux savants privilégiés avec leurs télescopes surpuissants. En d’autres termes, toute réalité créée pointe vers son Créateur. C’est le sens […]

Coups de cœur

  • Antoine Compagnon : Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, par

    Antoine Compagnon occupe la chaire de littérature française moderne et contemporaine au Collège de France ; il fut professeur à la Sorbonne et professeur de littérature française et comparée à l’université Columbia. Grand spécialiste de Montaigne, Baudelaire ou encore Proust, il allie la plus haute exigence universitaire à un naturel de transmission qui fit de son ouvrage Un été avec Montaigne, publication de ses chroniques radiophoniques, un succès d’édition rare. Il se distingue aussi en tant qu’écrivain. Les antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, paru une première fois en 2005, est une œuvre à l’image de l’histoire intellectuelle d’Antoine Compagnon : elle s’ouvre sur un portrait conceptuel et stylistique des antimodernes, ces écrivains et penseurs à la modernité ambivalente, ni réactionnaires ni franchement conservateurs, mais à la sensibilité subversive proche paradoxalement du révolutionnaire et s’imposant pourtant en contre (contre leur temps, contre le destin de l’Occident, contre les vainqueurs et les idées victorieuses, contre in fine le plat paradis du Bien), et l’œuvre se poursuit par un travail historique sur les grands Antimodernes, à l’image des travaux universitaires de l’auteur. Antoine Compagnon montre, dans une première partie de l’ouvrage (baptisée Les idées – les deux cents premières pages environ), qu’il y a six grands thèmes constants du courant antimoderne ayant émergé au lendemain de la Révolution. Dans une deuxième partie de l’ouvrage, l’étude d’Antoine Compagnon se centre sur les grandes figures de l’antimodernité (Les hommes): Chateaubriand, Joseph de Maistre, Bloy, Péguy, Benda, Barthes, etc. La première partie est d’une lecture enthousiasmante, les clés du système antimoderne et donc du système moderne sont dévoilées avec une clarté et une précision remarquables : Antoine Compagnon déploie un style sous influence et tout est formule frappante et bien balancée. La deuxième partie est plus universitaire dans son style, descendant dans l’histoire concrète et de détail, dans les œuvres et les pages précises, elle perd en densité, éclaire moins la scène de l’histoire politique et littéraire d’un jour nouveau, mais gagne peut-être en argumentation et précisions concrètes. Nous retenons, quant à nous, la première partie comme modèle de l’enthousiasme qui manque tant au savoir universitaire quand il s’écrit et à la pose scientifique ou encore à l’esprit de sérieux des intellectuels européens. Transmettre c’est emporter avec soi au sein de sa passion, c’est rendre affectif le savoir précis et rigoureux. Antoine Compagnon témoigne là de son génie professoral. L’auteur cherche à définir les constantes affectives, intellectuelles et rhétoriques de l’antimoderne. Présentons donc les six constantes qui caractérisent l’antimodernité : « Pour décrire la tradition antimoderne, une figure politique ou historique est d’abord indispensable : la contre-révolution. En deuxième lieu, il nous faut une figure philosophique : on songe naturellement aux anti-lumières, à l’hostilité contre les philosophes et la philosophie du XVIIIe. Puis il y aurait une figure morale ou existentielle, qualifiant le rapport de l’antimoderne au monde : le pessimisme […]. Contre-révolution, anti-lumière, pessimisme, ces trois premiers thèmes antimodernes sont liés à une pensée du monde inspirée par l’idée du mal. C’est pourquoi la quatrième figure de l’antimoderne doit être religieuse ou théologique ; or le péché originel fait partie du décor antimoderne habituel. En même temps, si l’antimoderne a de la valeur, s’il compose un canon littéraire, c’est parce qu’il définit une esthétique : le sublime. Enfin l’antimoderne a un ton, un style, une voix, un accent singulier ; on reconnaît le plus souvent l’antimoderne à son style. Aussi la sixième et dernière figure de l’antimoderne sera-t-elle une figure de style : quelque chose comme la vitupération ou l’imprécation. » A. L’événement-symbole fondateur : des révolutions et de leur prédestination L’événement inaugural qui ouvre la Modernité et qui n’est bien sûr qu’une vague précédée de lames de fond historiques et philosophiques, c’est la Révolution française. Ce que prétend initier la Révolution en son acte politique et symbolique, c’est avant tout la table rase du passé et cette table rase, même si, bien entendu, comme tout phénomène historique elle peut être replacée dans une tradition intellectuelle déjà bien ancrée (celle des Lumières) et dans une multitude d’événements français, américains, anglais, etc., institue bel et bien un monde nouveau et un homme nouveau. De la même manière, si ce monde et cet homme nouveaux sont déclarés, il faudra le temps plus long de l’histoire pour qu’ils adviennent véritablement et s’inscrivent eux aussi dans une tradition culturelle vieille de plusieurs siècles désormais et de milliers de grands hommes. Mais dans la crise révolutionnaire, son acte et sa symbolique, une rupture sans précédent est déclarée : l’homme est l’acteur de l’histoire et l’immanence égale et indifférenciée est son horizon. Ainsi, s’il y a toujours une tension entre la jeunesse qui a soif et croit dans l’innovation, et l’âge qui sait la force de ce que l’histoire et les ainés conservent, ou encore entre la tendance morale progressiste et la tendance morale conservatrice, désormais un monde nouveau est lancé, c’est la jeunesse qui a pris le pouvoir. La tension demeure mais elle n’est plus strictement la même, car un monde vient de gagner qui n’avait jamais gagné pleinement, une force qui était en contre prend le pouvoir et pose désormais l’autre force en contre. Antoine Compagnon cite Thibaudet : « les idées de droite, exclues de la politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient dans les mêmes conditions au XVIIIe ou sous les régimes monarchiques du XIXe. » C’est bien sûr à gros traits que le portrait est dessiné, mais l’idée est là : certaines valeurs comme l’égalité et la haine de la hiérarchie, la haine de la violence des aristocrates et de l’aristocratie elle-même, ont désormais gagné et vont innerver toutes les idées et les valeurs à venir, rejetant hors de la scène les valeurs aristocrates habituelles. Hors de la scène dominante politique et morale, certes, mais pas philosophique et littéraire : continue de se discuter dans certaines œuvres ce qui au sein de la […]

Histoire de la philosophie

  • Jean-Marie Vernier : Principes de politique, par

    Se procurer l’ouvrage   Dans l’esprit des philosophes médiévaux auquel l’auteur a consacré des traductions et commentaires, cette somme de philosophie politique alterne au fil de neuf chapitres l’exposé des grandes théories politiques de la pensée moderne et contemporaine, de leurs principales objections et des solutions à en tirer pour chaque sujet abordé. À rebours des théories modernes du politique qui, depuis Machiavel, réduisaient la politique à une « technique » à la fois « d’acquisition et d’exercice du pouvoir, [et] de gestion des richesses communes et d’administration des hommes » (p. 7), l’auteur actualise la démarche des théories réalistes traditionnelles qui font de la politique une science, non pas certes spéculative, mais un « savoir pratique » dont l’objet est « l’étude de la cité et son organisation » (p. 23). En effet, n’en déplaise à nombre de nos contemporains, force est d’admettre que la politique ne peut être rigoureusement qualifiée de « science politique » qu’à la condition que sa méthode ne se réduise pas à l’habileté pragmatique d’un art, mais que le jugement sur le particulier impliqué par cette « connaissance rationnelle visant ultimement l’action » soit lui-même fondé sur la connaissance des principes premiers qui sont nécessairement impliqués dans l’existence commune des Hommes. L’étude proprement politique (de la genèse de la cité, de la détermination du bien commun, de la citoyenneté, des lois, de l’éducation, etc) doit donc être précédée et justifiée par l’examen métapolitique de « ce qu’est une substance » (métaphysique), sa cause première (théologie), les causes du mouvement et de l’ordre cosmique (physique), l’homme étant lui-même une substance incluse dans le Cosmos, d’où sa composition (anthropologie) et « la nature du bien humain (éthique) », afin d’aboutir en dernière instance à la « politique appliquée » (p. 24) qui mobilise un « jugement de prudence » sur les circonstances concrètes de la vie commune. Cependant, l’auteur avertit que la méthode requise n’est pas déductive, comme a pu le penser un Alexandre de Halès, mais, d’après S. Thomas d’Aquin, « compositive » : de même que, en matière morale, l’agent doit traduire concrètement, plutôt que déduire abstraitement, les principes généraux de la loi naturelle en leur donnant la détermination singulière qu’ils n’ont pas de soi[1], de même, la politique « combine ou “compose” les principes universels », lesquels déterminent le « bien d’une communauté souveraine et suffisante dans l’universel », avec « les circonstances particulières » des décisions prises ou requises par une « communauté existant hic et nunc », « de sorte que les principes en question s’appliquent en prenant en compte les circonstances concrètes ». La philosophie politique thomiste revendiquée par l’auteur, compositive, n’est donc « ni déductive ni pragmatique » : elle « unit, selon le mode propre à un savoir pratique, l’universel et le particulier », n’abandonnant ni l’un (Realpolitik) ni l’autre (idéalisme). Précisément, ce qui pourrait passer pour un manuel de philosophie réaliste, en raison de l’importance donnée à l’anthropologie et à la métaphysique d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin (cf pp. 323 et 327), ne doit pas nous faire oublier que son enjeu argumentatif principal est la déconstruction des théories modernes du politique, parmi lesquelles figure précisément celle dite du « réalisme » politique d’un Machiavel et d’un Carl Schmitt. Ce concept équivoque de réalisme désigne en effet aussi bien la conception traditionnelle de la politique, dont la fin est la poursuite du « bien commun » (chap. 3), c’est-à-dire de ce qui suffit, en tant que meilleur, à un homme, à sa famille, à ses amis et à ses concitoyens (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5), qu’une partie des conceptions modernes dont la réflexion politique justifie l’indépendance ou l’absoluité de la décision souveraine sur la base d’une vision conflictuelle et passionnelle des rapports sociaux. Au réalisme traditionnel des finalités s’oppose le réalisme moderne des faits, isolés de leur intentionnalité propre. En excluant la considération que les actes humains sont finalisés en vue d’un bien qu’ils poursuivent plus ou moins confusément, les théoriciens modernes de la politique estiment très souvent que les agents sont « mûs par leur passion », et, en prétendant y voir l’expression d’une loi nécessaire, ils en concluent que « c’est la force qui, finalement, fait le droit » (p. 246). Machiavel, par exemple, en induit l’importance d’une constitution mixte, composée de trois pouvoirs distincts appartenant aux grandes factions susceptibles de fracturer l’ordre social : le prince, une haute assemblée de nobles et une assemblée populaire, afin que « chacun de ces trois pouvoirs surveille les autres » (Discours sur la Première décade de Tite-Live, I, 2). Mais telle est la conclusion à laquelle arrivent également Locke et Montesquieu, qui considèrent que la possession de la fonction exécutive et de la fonction législative ou judiciaire par un même individu reviendrait, partialement et arbitrairement, à « établir des lois à son propre avantage » (p. 205). En réalité, l’examen successif et attentif des théories politiques des Modernes auquel se livre l’auteur avec finesse et compréhension revient à mettre au jour leur postulat commun : une « anthropologie pessimiste » (ibidem), qui subordonne l’usage de la raison aux caprices des passions, au point que « l’homme, même investi d’une autorité et éduqué, paraît alors mû quasi nécessairement par ses désirs irréfléchis et ses passions ». Il suffit alors d’avancer dans le temps,  jusqu’au XXe siècle, pour mesurer l’étendue de cette matrice pessimiste de la modernité politique, aussi bien chez les penseurs libéraux et illibéraux. D’une part, le « contractualiste » contemporain John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) fonde sa fable du « voile d’ignorance », au demeurant contradictoire – puisqu’elle ne justifie pas comment des êtres par nature mûs par le calcul égoïste de leurs intérêts propres suspendraient ce calcul pour l’édification d’un bien collectif –, sur l’hypothèse que « la pluralité des individus, ayant des systèmes de fins séparés, est un caractère essentiel des sociétés humaines » (p. 42). La vie collective repose fondamentalement sur un postulat exactement contraire à la possibilité d’un bien commun ! Pareillement et plus radicalement, d’autre part, le constitutionnaliste allemand Carl Schmitt fondait la politique sur la distinction de l’ami et de l’ennemi, tenant la guerre pour le fait politique premier. Ainsi, pour lui, « le terme politique désigne le degré d’intensité […]

Actualité éditoriale des rédacteurs

  • Raoul Moati : Sartre et le mystère en pleine lumière (partie II), par

    La première partie de la recension se trouve à cette adresse. D : L’inertie des significations et du langage On peut certes questionner ce sens de fondement absolu donné au projet dans l’Être et Néant. Par exemple : le projet conditionne-t-il vraiment l’affectivité ? Ne peut-on pas contre Sartre et avec Henry ou Richir distinguer plusieurs niveaux dans la compréhension de l’affectivité (l’affectivité, l’émotion, le sentiment[1]) ? Considérer que le projet lui-même se déploie au sein d’une opacité plus profonde du rapport de soi à soi ? Est-il à ce point unifié, affirmé, marqué ? Le terme de projet est-il finalement nécessaire ? Suis-je une recherche ? Une question ? Une surprise ? Un rythme que j’impulse aux formes que j’emprunte ou un vide, un écho qui les traverse, y instille des processus de métamorphoses qui me sont opaques ? Ces objections – plus tard adressées à Sartre par une philosophie française (Derrida, Deleuze, Foucault) cherchant à penser une singularité plus incertaine, furtive et tremblante – sont d’une autre manière assumées dans l’évolution de l’œuvre du philosophe, en particulier dans la Critique de la raison dialectique[2]. Sartre prend conscience de l’inertie non seulement des choses mais des significations et du langage avec tout ce qu’il comporte de pensée pré-organisée (ce que Flaubert appelle la bêtise). Pour prendre les termes de Moati, le langage est idéal, mais le discours n’en est pas moins une réalité, qui parle parfois sans moi dans ce que je dis, plus fort que moi. Le pratico-inerte[3] exerce des effets de retour sur le projet qui cherche à le dépasser et peut le faire dévier.  Les mots que j’emploie finissent par me leurrer sur ce que je poursuivais, voire à transformer mon projet. Plus profondément, la liberté n’est donc pas souveraine et s’arrache toujours sur fond d’un pratico-inerte qui risque de la dévorer de l’intérieur. Dans cette même perspective, Sartre prend par ailleurs à travers la psychologie connaissance d’altérations possibles de la liberté elle-même, de pathologie affectant la possibilité même de l’être dans le monde, les modes d’attachement, d’implication de la conscience au monde. La question n’est donc plus celle d’une liberté absolue mais d’une individuation[4]. De la façon dont la liberté peut se regagner elle-même sur fond de tout ce qui la menace et la travaille. De ce que je peux faire de ce qu’on a fait de moi, et pourquoi pas, de la façon dont ce qu’on fait de moi me permet de trouver d’autres sens de mon projet. E : La psychanalyse existentielle Ces évolutions donnent peut-être aussi un sens plus concret à la psychanalyse existentielle et à ce qu’elle peut apporter. Mais il faut pour cela d’abord revenir à la description qu’en fait Sartre. En quelle mesure parler de psychanalyse, comment comprendre le passage par l’intervention d’un tiers, s’il n’y a pas d’inconscient auquel un autre devrait donner sens ? Le point est que le projet est certes vécu dans la translucidité mais par la même non connu. Je me vis comme projet mais ne peux sortir de cette adhérence pour comprendre la façon dont le projet conditionne mes actes, sous-tend et module toute ma relation au monde. Sans l’intervention d’autrui, il ne m’est donc pas possible de sortir du prisme que projette le projet sur le connaître. Mais à quelle méthode peut bien recourir l’analyste ? Le postulat de Sartre est chargé. Le projet fondamental, rappelle-t-il, est bien la modalité première et unique selon laquelle mon existence est donnée à elle-même. Il marque toutes mes actions, toutes les manifestations de moi, de la manière dont je vis mon corps. Il constitue ma signature dans le monde, mon style, la modulation que j’apporte aux formes que je revêts, la vibration que j’impulse à mes habitus, l’empreinte dont mon existence marque l’en soi. Il signe donc aussi mon attitude empirique et peut en quelque sorte être lu de manière régressive à partir d’elle, à partir de ce que manifestent ma gestuelle, les inflexions de la parole, ma tenue, etc. Celles-ci peuvent guider le « psychanalyste » dans la recherche du thème commun que mes différentes activités « symbolisent ». Si un patient souffre de troubles d’identification, pourquoi s’identifie-t-il précisément à Napoléon plutôt qu’à César, et un certain aspect de la vie de Napoléon? L’autre question évidemment est celle du but de cette psychanalyse. Quelle guérison ? Ce ne peut pas être de ne plus souffrir (la souffrance et la réceptivité à la souffrance est liée au projet) mais plutôt de se libérer du projet. Là encore, on pourra trouver un peu dramatique la façon dont Sartre fait d’un instant décisif de facture très kierkegaardienne la modalité de la « conversion » plutôt que d’ouvrir l’effectivité de la psychanalyse existentielle à un travail plus progressif de latences. Mais la façon dont est conçu le projet existentiel laisse peu de place aux transformations subtiles. On pourra se demander au nom de quoi inviter à cette transformation, de quel critère. Sartre qui est décidément un insupportable sophiste pense que sa charlatanerie permettra de se libérer de projets fondamentaux faisant de la mauvaise foi leur structure cardinale et de discriminer parmi nos attitudes fondamentales celles qui peuvent s’accommoder de l’authenticité. La psychanalyse existentielle que Sartre tente au sujet de Flaubert récuse l’interprétation marxiste paresseuse faisant de celui-ci[5] un réaliste bourgeois banal (n’importe quel bourgeois n’est pas Flaubert). Mais plutôt que de comprendre l’œuvre de Flaubert comme l’expression d’un projet unique, elle tente d’analyser la façon dont Flaubert tout au long de sa vie ne cesse de se réapproprier les contraintes qui font sortir ce projet de ses gonds. Un thème la traverse certes : celui de l’irréalité. Flaubert n’a pas de place à prendre. Il souffre de n’être rien de déterminé, de son irréalité, de son manque à être, et choisi de l’assumer, de le revendiquer, d’abord en voulant être comédien. Elle répond à sa désunité intime mais l’expose à de nouvelles contraintes, liées à la structure même du monde littéraire. Flaubert déteste le réalisme, mais ne cesse non plus d’être hanté par la banalité quotidienne au sein de laquelle il devra injecter sa trace, son style comme […]

Le livre par l’auteur

  • Françoise Pochon-Wesolek : Descartes, penseur pré-critique ou platonicien ?, par

    Dans le prolongement de notre précédent livre, Descartes à la lumière de l’évidence mentionné ici, nous continuons à interroger différents commentateurs de la pensée de Descartes, et plus particulièrement Jean-Luc Marion, au crible du rôle central qu’occupe selon nous dans sa pensée l’expérience intellectuelle de l’évidence, à distinguer radicalement de la certitude. Nous prenons ainsi nos distances avec les interprétations, qui y voient une onto-théologie ou qui surévaluent le rôle de l’ego en le transformant en un Je transcendantal à la manière kantienne. Au contraire il nous semble que certains rapprochements avec la philosophie de Platon peuvent éclairer d’un nouveau jour la recherche cartésienne de la vérité. I : Le cogito, l’ego, la substance pensante Le cogito et la formule « pour penser, il faut être » Notre thèse est que l’expérience du cogito n’est pas le fruit d’un quelconque raisonnement, mais une évidence qui correspond à l’impossibilité absolue d’affirmer que je n’existe pas au moment même où je suis conscient de penser. Nous ne suivons donc pas Martial Gueroult, lorsque, dans son Descartes selon l’ordre des raisons, il affirme que le cogito est conditionné par le principe « pour penser, il faut être ». Ce principe selon lui permettrait au cogito de ne pas être une simple observation psychologique personnelle et lui permettrait ainsi d’accéder à l’universalité. Or c’est l’évidence qui par elle seule donne une nécessité absolue au cogito au moment même où il est vécu. On peut considérer au contraire ce principe « pour penser, il faut être » comme une « nature simple commune » sous-jacente à des raisonnements, mais qui n’intervient pas en tant que telle dans l’évidence du cogito. Loin que le cogito se déduise de cette assertion générale, c’est plutôt à partir de lui qu’elle s’explicite. De plus, contrairement à ce que soutient Martial Guéroult, elle n’a aucun statut particulier, qui lui permettrait d’échapper au doute par opposition aux autres « natures simples ». Toutes les « natures simples », de même que l’expérience du cogito, échappent au doute, quand l’esprit les considère attentivement, et redeviennent douteuses si l’esprit s’en détache. Seule la découverte du Dieu pourra garantir la pérennité de toutes ces vérités. Dans cette perspective nous nous opposons également à Ferdinand Alquié, qui distingue dans La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes le cogito « logique » du Discours de la Méthode du cogito « existentiel » des Méditations. Peut-on parler d’inconscient psychique ? Tout d’abord il faut s’interroger sur le type de conscience qui accompagne l’expérience du cogito. Celle-ci nécessite une conscience aiguë du caractère indubitable de ce qui est alors vécu. Cependant un savoir inné est sous-jacent à cette expérience, comme celui du sens du mot « exister », sans qu’il soit nécessairement explicite et donc conscient. D’autre part il ne saurait s’agir dans le cogito d’une conscience réflexive, saisissant objectivement le je comme un moi, puisque le cogito n’a de sens que s’il se révèle à lui-même comme sujet. Il faut remarquer à ce propos que Descartes donne un sens particulier au concept de « réflexion », qu’il utilise pour distinguer une mémoire consciente d’une mémoire inconsciente. Elle est à l’œuvre dans la première, comme conscience capable de « sentir » qu’elle pense, quand elle perçoit, et bien entendu quand elle pense quoi que ce soit, et elle est également capable de se situer dans le temps. C’est la « réflexion » en ce dernier sens qui accompagne le cogito. Que faut-il maintenant penser à propos de la substance pensante, dont Descartes affirme qu’elle pense toujours. Est-ce à dire qu’il faille l’assimiler à la conscience, niant ainsi qu’il puisse exister un inconscient psychique pour Descartes ? Tout d’abord il faut remarquer que Descartes n’affirme jamais que le cogito puisse nous donner une connaissance entière de ce que nous sommes. D’autre part même si toutes nos pensées déterminées sont accompagnées de conscience, cela n’implique pas que toute notre pensée, en tant qu’activité de penser soit consciente. Descartes évoque à ce sujet toutes les pensées que nous avons eues avant notre naissance ou que nous avons en dormant et dont nous n’avons aucun souvenir. La res cogitans pense toujours, mais ceci n’implique pas que telle ou telle faculté soit à l’œuvre pour actualiser consciemment telle ou telle pensée. Ainsi on peut même dire que les idées innées sont des pensées non conscientes, tant qu’elles ne sont pas découvertes par l’esprit y étant attentif. Enfin l’esprit ne peut être conscient que d’une partie très limitée des pensées qui l’habitent, dans la mesure où l’attention, par l’étroitesse de son champ, ne peut se porter que sur peu de pensées à la fois. L’ego principe ou fondement ? L’interprétation de la philosophie cartésienne par Jean-Luc Marion est assez bien résumée dans cette citation de son livre Sur le prisme métaphysique de Descartes : « la primauté passe, ici, résolument de l’étant premier (à connaître) à la connaissance elle-même (éventuellement fixée en un étant) ; inversement, l’étant comme tel (et même comme premier) disparaît. » Selon nous, loin de partir de principes abstraits et transcendantaux qui permettraient de connaître et imposeraient leur ordre, Descartes commence par des réalités qu’on pourra connaître avant les autres, parce qu’effectivement il y a un ordre de la découverte. Et cet ordre est imposé par les choses mêmes qui se donnent dans l’intuition à l’esprit qui les découvre, ordre qui peut justement correspondre à l’articulation ontologique de ces existences mêmes devenues évidentes, comme dans le cas du rapport de l’ego à Dieu. C’est uniquement en ce sens qu’on peut dire que l’ego est premier. On ne peut pas dire non plus que Descartes se détourne de la pensée de l’esse, puisque c’est la question concernant le degré d’être de cet ego, et son imperfection vécue dans l’expérience du cogito, qui va permettre d’ouvrir la question de l’esse dans sa perfection et permettre de découvrir ainsi l’Être par excellence qu’est Dieu. Contrairement aux « notions communes » qui par leur évidence et leur « généralité » peuvent servir de […]

La philosophie politique

  • Jean-Marie Vernier : Principes de politique, par

    Se procurer l’ouvrage   Dans l’esprit des philosophes médiévaux auquel l’auteur a consacré des traductions et commentaires, cette somme de philosophie politique alterne au fil de neuf chapitres l’exposé des grandes théories politiques de la pensée moderne et contemporaine, de leurs principales objections et des solutions à en tirer pour chaque sujet abordé. À rebours des théories modernes du politique qui, depuis Machiavel, réduisaient la politique à une « technique » à la fois « d’acquisition et d’exercice du pouvoir, [et] de gestion des richesses communes et d’administration des hommes » (p. 7), l’auteur actualise la démarche des théories réalistes traditionnelles qui font de la politique une science, non pas certes spéculative, mais un « savoir pratique » dont l’objet est « l’étude de la cité et son organisation » (p. 23). En effet, n’en déplaise à nombre de nos contemporains, force est d’admettre que la politique ne peut être rigoureusement qualifiée de « science politique » qu’à la condition que sa méthode ne se réduise pas à l’habileté pragmatique d’un art, mais que le jugement sur le particulier impliqué par cette « connaissance rationnelle visant ultimement l’action » soit lui-même fondé sur la connaissance des principes premiers qui sont nécessairement impliqués dans l’existence commune des Hommes. L’étude proprement politique (de la genèse de la cité, de la détermination du bien commun, de la citoyenneté, des lois, de l’éducation, etc) doit donc être précédée et justifiée par l’examen métapolitique de « ce qu’est une substance » (métaphysique), sa cause première (théologie), les causes du mouvement et de l’ordre cosmique (physique), l’homme étant lui-même une substance incluse dans le Cosmos, d’où sa composition (anthropologie) et « la nature du bien humain (éthique) », afin d’aboutir en dernière instance à la « politique appliquée » (p. 24) qui mobilise un « jugement de prudence » sur les circonstances concrètes de la vie commune. Cependant, l’auteur avertit que la méthode requise n’est pas déductive, comme a pu le penser un Alexandre de Halès, mais, d’après S. Thomas d’Aquin, « compositive » : de même que, en matière morale, l’agent doit traduire concrètement, plutôt que déduire abstraitement, les principes généraux de la loi naturelle en leur donnant la détermination singulière qu’ils n’ont pas de soi[1], de même, la politique « combine ou “compose” les principes universels », lesquels déterminent le « bien d’une communauté souveraine et suffisante dans l’universel », avec « les circonstances particulières » des décisions prises ou requises par une « communauté existant hic et nunc », « de sorte que les principes en question s’appliquent en prenant en compte les circonstances concrètes ». La philosophie politique thomiste revendiquée par l’auteur, compositive, n’est donc « ni déductive ni pragmatique » : elle « unit, selon le mode propre à un savoir pratique, l’universel et le particulier », n’abandonnant ni l’un (Realpolitik) ni l’autre (idéalisme). Précisément, ce qui pourrait passer pour un manuel de philosophie réaliste, en raison de l’importance donnée à l’anthropologie et à la métaphysique d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin (cf pp. 323 et 327), ne doit pas nous faire oublier que son enjeu argumentatif principal est la déconstruction des théories modernes du politique, parmi lesquelles figure précisément celle dite du « réalisme » politique d’un Machiavel et d’un Carl Schmitt. Ce concept équivoque de réalisme désigne en effet aussi bien la conception traditionnelle de la politique, dont la fin est la poursuite du « bien commun » (chap. 3), c’est-à-dire de ce qui suffit, en tant que meilleur, à un homme, à sa famille, à ses amis et à ses concitoyens (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5), qu’une partie des conceptions modernes dont la réflexion politique justifie l’indépendance ou l’absoluité de la décision souveraine sur la base d’une vision conflictuelle et passionnelle des rapports sociaux. Au réalisme traditionnel des finalités s’oppose le réalisme moderne des faits, isolés de leur intentionnalité propre. En excluant la considération que les actes humains sont finalisés en vue d’un bien qu’ils poursuivent plus ou moins confusément, les théoriciens modernes de la politique estiment très souvent que les agents sont « mûs par leur passion », et, en prétendant y voir l’expression d’une loi nécessaire, ils en concluent que « c’est la force qui, finalement, fait le droit » (p. 246). Machiavel, par exemple, en induit l’importance d’une constitution mixte, composée de trois pouvoirs distincts appartenant aux grandes factions susceptibles de fracturer l’ordre social : le prince, une haute assemblée de nobles et une assemblée populaire, afin que « chacun de ces trois pouvoirs surveille les autres » (Discours sur la Première décade de Tite-Live, I, 2). Mais telle est la conclusion à laquelle arrivent également Locke et Montesquieu, qui considèrent que la possession de la fonction exécutive et de la fonction législative ou judiciaire par un même individu reviendrait, partialement et arbitrairement, à « établir des lois à son propre avantage » (p. 205). En réalité, l’examen successif et attentif des théories politiques des Modernes auquel se livre l’auteur avec finesse et compréhension revient à mettre au jour leur postulat commun : une « anthropologie pessimiste » (ibidem), qui subordonne l’usage de la raison aux caprices des passions, au point que « l’homme, même investi d’une autorité et éduqué, paraît alors mû quasi nécessairement par ses désirs irréfléchis et ses passions ». Il suffit alors d’avancer dans le temps,  jusqu’au XXe siècle, pour mesurer l’étendue de cette matrice pessimiste de la modernité politique, aussi bien chez les penseurs libéraux et illibéraux. D’une part, le « contractualiste » contemporain John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) fonde sa fable du « voile d’ignorance », au demeurant contradictoire – puisqu’elle ne justifie pas comment des êtres par nature mûs par le calcul égoïste de leurs intérêts propres suspendraient ce calcul pour l’édification d’un bien collectif –, sur l’hypothèse que « la pluralité des individus, ayant des systèmes de fins séparés, est un caractère essentiel des sociétés humaines » (p. 42). La vie collective repose fondamentalement sur un postulat exactement contraire à la possibilité d’un bien commun ! Pareillement et plus radicalement, d’autre part, le constitutionnaliste allemand Carl Schmitt fondait la politique sur la distinction de l’ami et de l’ennemi, tenant la guerre pour le fait politique premier. Ainsi, pour lui, « le terme politique désigne le degré d’intensité […]

La philosophie dans tous ses états

  • Colloque : L’œuvre de François Roustang, par

    20 et 21 mars 2020   Université de Paris – IHSS – Centre d’études du Vivant Amphi Buffon – 15 rue Hélène Brion – 75013 PARIS   Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles Inscriptions : centre_etudes_du_vivant@univ-paris-diderot.fr   François Roustang fut-il l’homme des multiples ruptures que ses biographes décrivent à l’envi, ou bien plutôt l’homme d’une exigence unique et constante : formuler et ciseler, par une écriture classique et paradoxale à la fois, une dimension de l’expérience humaine presque insaisissable du fait de sa présence, constante elle aussi, dans le maillage des relations qui nous font « vivants », pour reprendre un terme qu’il affectionnait ? François Roustang a traversé bien des pratiques et bien des contextes de pensée. Ces traversées lui donnaient une acuité nouvelle pour approcher les relations qui font que la vie se fige ou qu’elle supporte au contraire les paradoxes dont elle tient sa densité. Il se demandait si et comment les sciences contemporaines du vivant confirment les intuitions des psychiatres et des philosophes du dix-neuvième siècle. Il connaissait la multiplicité des méthodes thérapeutiques qu’il confrontait à l’hypnose : l’École du paradoxe, la psychologie systémique, la psychanalyse, la pensée chinoise. De même il fréquentait assidûment les philosophes occidentaux, qu’il s’agît du Socrate de Xénophon et de Platon, de Hegel, de Husserl, de Wittgenstein. Il avait aussi appris l’espagnol en traduisant Ignace de Loyola. Pour faire œuvre écrite, il avait besoin aussi de s’entourer d’œuvres picturales et de lire constamment des textes littéraires : Casanova, Faulkner, Michaux. Le colloque « L’œuvre de François Roustang » explorera ces conditions de l’œuvre. Vendredi 20 mars 2020 INTRODUCTION Jean-Claude Ameisen, directeur du Centre d’études du vivant Qu’est-ce que l’hypnose ? Portraits de François Roustang thérapeute     9h30 > 13h   Françoise Cibiel, psychothérapeute et éditrice, La disjonction Sylvie Lepelletier-Beaufond, médecin-hypnothérapeute, « Il ne s’agit plus de moi. » François Roustang écologue Nuria Bonvin-Mullor, psychiatre et psychothérapeute de liaison, Hôpital du Valais, Apprendre à désapprendre d’apprendre Jean-Marc Benhaiem, directeur du Diplôme universitaire d’hypnose médicale, Université Paris 6, La pratique de François Roustang     14h30 > 18h   Jean-François Billeter, sinologue, professeur honoraire de la Faculté des lettres, Université de Genève, Roustang et la Chine Vincent Descombes, philosophe, EHESS, Mes conversations avec François Roustang Monique David Ménard, Directrice de recherches honoraire, Université Paris Diderot, Mes combats avec la pensée de François Roustang Clément Rosenthal, artiste, Portraits de François   Samedi 21 mars 2020     9h30 > 12h30   Isabelle Alfandary, présidente du Collège international de philosophie et Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Lecture d’Influence Ali Benmakhlouf, philosophe, Paris Est-Créteil, Institut Universitaire de France, Les vérités socratiques de François Roustang Jacques Donzelot, sociologue, Université de Nanterre Paris-Lumière, Le Socrate de François Roustang et celui de Michel Foucault     14h > 18h   Pascal Nouvel, philosophe, Université de Tours et Centre d’études du vivant, Du magnétisme animal à l’hypnose. Chronique d’une querelle philosophique Marcus Coelen, psychanalyse et médecine, Columbia University et Faculté de médecine La Charité, Berlin, « …or, cela se pense ». Hypnose et psychanalyse Éric Bonvin, psychiatre-psychothérapeute, directeur général de l’Hôpital du Valais et Faculté de biologie et médecine, Université de Lausanne, Du corps animé à être vivant   COMITÉ D’ORGANISATION Jean Claude Ameisen, Ali Benmakhlouf, Monique Chemillier-Gendreau, Monique David-Ménard, Pascal Nouvel

Regards croisés

  • Olivier Rey : Leurre et malheur du transhumanisme, par

    Le mouvement transhumaniste a semble-t-il, malgré le déluge de critique qui s’abat sur lui un peu partout dans le monde et notamment en France dans le champ intellectuel, au moins la vertu de redonner une sorte de second souffle à certains discours en perte de vitesse. Ainsi, en va-t-il apparemment du discours religieux et singulièrement chrétien dans notre pays de même que de la pensée communiste et marxiste en général. Le transhumanisme paraît agir sur eux de la même manière que sur ce personnage grabataire décrit par Saint-Simon ; l’annonce que des vues contraires aux siennes commençaient à se répandre dans tout Paris eut l’effet de le remettre sur pied en quelques heures, redonnant au mourant de la veille une énergie renouvelée qui faisait crier au miracle ses partisans, dont la plupart l’imaginaient déjà mort et enterré. Ainsi les universités catholiques et autres Collèges des Bernardins multiplient-ils ces derniers temps comme des petits pains les congrès et séminaires consacrés au transhumanisme, de même que les penseurs marxisant montent avec virulence au créneau pour dénoncer cet ultime avatar du capitalisme qu’il incarnerait. Si l’on ajoute à ces deux courants de pensée le courant plus marginal, mais non dépourvu de dignité, des amateurs de chasse, pêche et autres traditions tauromachiques défendu brillamment par Francis Wolff[On peut consulter un entretien à [cette adresse.[/efn_note] on a fait à peu près le tour des idéaux pour lesquels la confrontation aux thèses transhumanistes semble faire l’effet d’une deuxième jeunesse. C’est précisément dans ce sillon du christianisme requinqué par le transhumanisme que s’inscrit la parution récente, parmi de nombreuses autres du même tonneau, du livre du « philosophe-mathématicien » Olivier Rey intitulé Leurre et malheur du transhumanisme[Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée De Brouwer, 2018[/efn_note]. En moins de 180 courtes pages, le chercheur au CNRS assène ce qu’il faut bien considérer comme son « avis » à propos du transhumanisme. Après qu’un commentaire plutôt élogieux et partisan en eut été publié [sur ce site-même, il m’a semblé qu’un regard un peu moins enthousiaste pouvait être porté à son sujet, afin en quelque sorte d’équilibrer le jugement. L’ingénieur critique de la mesure Olivier Rey, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, incarne de toute évidence à merveille, dans le très actuel champ intellectuel catholique le rôle sur mesure du penseur brillamment à contre-emploi. De la même manière qu’il y a des médecins célèbres pour critiquer les excès de la médecine, ou d’anciens adeptes des jeux d’argent intraitables dans leurs propos sur les ravages de l’addiction, Olivier Rey campe avec brio le rôle du Polytechnicien de formation dénonçant à présent, en quasiment toute chose, la place excessive accordée à la mesure et au calcul. On ne saurait, comme on le voit, trouver posture intellectuelle plus avantageuse. Quand je dis que la pensée de Rey s’inscrit dans le cadre du christianisme envisageant le transhumanisme, je veux dire que l’on se rend compte assez vite que son ouvrage ne fait que mettre en lumière et expliciter les principaux points de désaccord qu’une certaine conception religieuse peut opposer au transhumanisme. Tout au plus Rey se contente-t-il de rajouter quelques points de vue plus personnels, mais on ne peut pas dire qu’il y ait une véritable originalité dans son propos. Maints ouvrages écrits par d’autres penseurs chrétiens ces derniers temps constituent de semblables variations sur le même thème. Leur force principale est toujours la même : pointer du doigt avec acuité une certaine « démesure » liée à la pensée transhumaniste, tout en faisant valoir à rebours la dimension de finitude humaine que mettrait en avant le christianisme, insistant sur la dimension blessée de la nature humaine et le caractère vain et orgueilleux de vouloir la « réparer ». Et leurs défauts principaux sont également tous les mêmes, avec quelques variantes : la plupart des penseurs chrétiens se contentent de donner un point de vue chrétien sur le transhumanisme en ne prêtant strictement aucune attention aux arguments que les penseurs transhumanistes ont pu eux-mêmes mettre en avant, en ne prenant jamais la peine élémentaire de discuter pied à pied leurs argumentations. A cet égard l’ouvrage de Rey est sans doute plus calamiteux encore que bien d’autres puisqu’il ne cite par exemple jamais le désormais classique From Chance to Choice d’Allen Buchanan, qui constitue pourtant un des foyers argumentatifs les plus connus et puissants en faveur du transhumanisme. Rey, la plupart du temps, en guise d’analyse des penseurs transhumanistes se contente de citer quelques « techno-prophètes » comme Ray Kurzweil ou le désormais incontournable Laurent Alexandre, au sujet desquels de nombreux transhumanistes appellent pourtant à prendre avec grande distance les propos. Mais il est évidemment plus facile de citer quelques déclarations tonitruantes et controversées de personnages singuliers, plutôt que de se confronter aux pensées construites de ceux, plus sérieux et moins tapageurs, que l’on n’a tout bonnement pas pris la peine de lire. La pensée de Rey est en somme sur bien des points comparable à une critique chrétienne du marxisme qui, dans les années 80, se serait contentée de citer quelques propos fracassants de Georges Marchais pour discréditer à bon compte et sans trop d’efforts l’idéal opposé du communisme. Argumentation faible De manière générale, le défaut majeur de ces ouvrages rédigés par les penseurs chrétiens contemporains tient à la grande facilité avec laquelle eux-mêmes réussissent à pointer du doigt les contradictions et faiblesses théoriques de la pensée adverse tout en restant bien malencontreusement aveugles à discerner les leurs propres. Or, ce genre de faiblesse est très vite décelable. Rey en fournit un exemple saisissant, dès le premier chapitre de son livre, lorsqu’il compare l’argumentation transhumaniste à la célèbre métaphore de Freud : « Un homme qui a prêté un chaudron se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur prétend premièrement qu’il a rendu le chaudron intact, deuxièmement que le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, troisièmement qu’il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ses justifications, prises isolément, serait recevable, mais […]