Emmanuel Kant : Abrégé de philosophie

Arnaud Pelletier vient de donner au public français une édition bilingue (français-allemand) d’une partie des leçons de Kant, professées à l’université Albertina de Königsberg où il enseigna près de […]

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Entretien avec Louis Pinto : autour de la Théorie souveraine

Louis Pinto est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Élève de Pierre Bourdieu, il s’est intéressé à la culture, aux intellectuels et à la presse (il a publié une […]

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Arthur Schopenhauer : Le monde comme volonté et représentation

Les éditions Gallimard viennent de publier une édition de poche de l’œuvre phare de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation. Pas moins de trois traducteurs furent mobilisés pour […]

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Alexis Cukier et Catherine Malabou : Nouvelles perspectives sur l’empathie : neurosciences, psychanalyse, philosophie

18h30-20h30 Université Paris 6-Pierre et Marie Curie, 4 place Jussieu, 75005 Paris Jeu 8 oct : Salle J7 Jeu 22 oct : Salle J16 Jeu 5 nov : Salle […]

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Jean-François Pradeau (dir.) : Histoire de la philosophie

C’est un véritable petit bijou que les éditions du Seuil viennent de livrer au public français sous la forme d’une Histoire de la philosophie dirigée par Jean-François Pradeau, laquelle […]

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Entretien avec Alain Cugno : autour de De l’angoisse à la liberté

Alain Cugno développe depuis L’existence du mal une réflexion personnelle et exigeante autour de la question de la liberté humaine ; professeur de khâgne, son enseignement portait la trace […]

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Sartre : naissance d’une figure de « philosophe médiatique »

Petite déambulation – en deux parties – dans les archives de l’INA à la recherche de Jean-Paul Sartre, amuseur public et philosophe français. Chronique d’un amour partagé entre le […]

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René Descartes : Oeuvres complètes, tome III

Les éditions Gallimard viennent de faire paraître le premier des sept tomes d’œuvres complètes que comportera l’édition des écrits cartésiens, entièrement révisée et faisant désormais l’objet d’une édition scientifique […]

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Sartre : naissance d’une figure de « philosophe médiatique »

Petite déambulation – en deux parties – dans les archives de l’INA à la recherche de Jean-Paul Sartre, amuseur public et philosophe français. Chronique d’un amour partagé entre le […]

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Patrick Wotling : Nietzsche et le problème de la civilisation

Les PUF rééditent cette année le premier livre de Patrick Wotling consacré à Nietzsche, avec une préface inédite de l’auteur. « La présente étude s’efforce d’offrir au lecteur ce […]

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Alexis Rosenbaum : Leçons d’introduction à la philosophie des sciences

Comment enseigner ou promouvoir la philosophie des sciences aujourd’hui ? L’examen sérieux des fondements de la science parait exiger un bagage scientifique considérable, et de ce fait dissuasif pour […]

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Séminaire Philosophie et Psychanalyse

PARIS 1 / Execo Guy-Félix Duportail et Raoul Moati organisé et animé par Execo expérience & connaissance Samedi 10 octobre 10h30-12h30 Salle Cavaillès Raphaël Ehrsam(Paris 1/Execo) : Le désir […]

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Entretiens

  • Maine de Biran, la force de l’âme : 1824-2024 (2/5), par

    Anne Devarieux, agrégée, docteure en philosophie, maître de conférence à l’Université de Caen, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à Maine de Biran, dont Maine de Biran, l’individualité persévérante (Jérôme Millon, Grenoble, 2004, 2e éd. 2017). Elle est, de cet auteur, l’une des plus éminentes spécialistes à ce jour. À l’occasion du bi-centenaire que nous célébrons cette année, Anne Devarieux a organisé à Caen un colloque intitulé Maine de Biran dans ses lectures (6 & 7 novembre), dont les actes paraîtront aux éditions Jérôme Millon, en 2026.   Maine de Biran, la force de l’âme : entretien avec Anne Devarieux   1/ Maine de Biran n’étant pas, même parmi les philosophes de formation, l’auteur le plus lu, j’aimerais commencer par vous poser une question de contextualisation historique. Dans son cours consacré à « l’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson », Merleau-Ponty s’est longuement arrêté au rapport de Maine de Biran avec ceux qu’ils nommaient « les philosophes du cogito », Descartes en tête bien sûr, mais aussi Malebranche et Kant. Puisque nous allons parler d’âme, de force et d’effort, peut-être serait-il bon de nous y arrêter également, au moins à Descartes. De ce dernier, Maine de Biran écrivait dans son Mémoire sur la décomposition de la pensée qu’il ne lui a manqué « que de lier la pensée à l’action, comme l’existence à la pensée ». On voit bien tout que ce que la formulation peut avoir d’ironique, volontairement ou bien involontairement : il ne manquait à Descartes « que » cela, mais pour Maine de Biran, c’est là l’essentiel. Quelle lecture Maine de Biran a-t-il donc fait de l’auteur des Méditations métaphysiques, et quelle carence constate-t-il dans le cogito cartésien ?   Permettez-moi d’abord de vous remercier de commémorer à votre façon le bicentenaire de la mort de Maine de Biran (1766-1824). En effet la méconnaissance de Biran, déjà soulignée au XIXe et jusqu’au XX e siècle (cf. un article de Victor Giraud dans la Revue des deux mondes, qui, en 1914, évoque un « philosophe méconnu : Maine de Biran », jusqu’à une (très) récente émission de France Culture à laquelle je participais, qui se demande : pourquoi faut-il lire Maine de Biran ? L’oubli de Biran ou son ignorance (relative quand même aujourd’hui !) est, pour ainsi dire, la chose du monde la mieux partagée, hélas…Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Premièrement, de son vivant Biran n’a quasi rien publié sinon trois écrits : Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1802), un Examen des Leçons de philosophie de M. Laromiguière (1817) et l’Exposition de la doctrine philosophique de Leibniz (1819). Par conséquent l’histoire de sa réception dépend étroitement de celle de ses éditions, biaisées, tronquées : l’édition Victor Cousin (1841), du genevois Ernest Naville (1857) et, avec la collaboration de Marc Debrit, des Œuvres inédites (1859). Celle d’Alexis Bertrand (1887), de Jean-Baptiste Mayjonade, (1896). Enfin l’édition de Pierre Tisserand (1920), presque complète, avant l’édition de référence de François Azouvi chez Vrin (1984-2001).  Nous n’avons plus le droit aujourd’hui, par conséquent, d’ignorer la philosophie de Biran ! Deuxièmement, V. Cousin, qui, après la mort de Biran, a reçu de Lainé, exécuteur testamentaire de Biran, la mission d’examiner et de trier ses papiers, l’intronise en père fondateur du spiritualisme (ainsi ensuite de Ravaisson, qui, dans son Rapport, cite à l’envi son article sur Leibniz, sans sembler voir que le philosophe allemand est, pour Biran, le type vrai du spiritualisme, système contraire, comme son opposé, à une vraie science de l’homme, et jusqu’à Bergson). Au XX e siècle, quand la phénoménologie s’en empare, c’est pour l’introniser, cette fois (Michel Henry) comme l’un des fondateurs de la science phénoménologique (avec Descartes et Husserl) ou pour s’attacher quasi exclusivement à la question du corps propre, soit qu’elle identifie purement et simplement ego et corps (M. Henry toujours), soit qu’elle insiste sur la corrélation noético-noématique. Enfin la dernière raison, et non la moindre, tient au style de Biran (injustement décrié par H. Taine), à son écriture variée (outre les écrits « achevés », ses multiples notes de lecture, sa correspondance, et surtout son magnifique journal métaphysique dont il est, avec B. Constant, le fondateur du genre), et difficile : écriture de la redite, de la répétition (« Maine de Biran est l’auteur d’un seul lire, et ce livre il ne l’a jamais écrit », a pu écrire Henri Gouhier) : Biran ressasse, et cette répétition est partie prenante de sa pensée. Mais je ne peux m’appesantir ici sur ce point, pourtant fondamental. J’en viens à Descartes : on peut effectivement (et l’on doit !) commencer par lui, puisque « la philosophie de Descartes doit être considérée comme la véritable doctrine-mère en tant qu’elle tend à donner à la science des principes la seule base qu’elle puisse avoir dans le fait primitif de sens intime », écrit Biran dans l’Essai sur les fondements de la psychologie (1811-1812). Elle représente le vrai commencement, celui de la réflexion, la bonne méthode qui consiste à épouser le point de vue intérieur, sans prendre sur le sujet pensant une « vue du dehors » : la méthode réfléchie dans laquelle la réflexion, loin d’être spéculaire, désigne le repliement de l’individu sur ses propres actes, et sur leur principe : moi. On peut donc dire que le cogito est le seul vrai point de départ, car, en lui, l’exercice réel de la pensée et le sentiment d’existence individuel s’identifient. À ceci près que Biran lui substitue un volo. La « profondeur de cet énoncé » (le cogito), comme l’écrit Biran dans le même texte, tient à ce qu’il souligne qu’exister (pour soi), c’est s’apercevoir ou penser, immédiatement : pour être primitif, le fait de conscience ne se déduit de rien, mais il s’aperçoit intérieurement. Quelle est alors l’erreur de Descartes ? sinon d’être passé du cogito, – je pense – à l’affirmation : je suis une res cogitans, (une chose pensante) en sortant du fait de conscience pour conclure sur la nature de l’âme comme substance, ou, comme dit Biran, comme réalité absolue. L’originalité de Biran est de congédier les discours sur ce que sont l’âme ou le corps séparément, comme substances séparées, abstraites : je n’ai pas le sentiment de mon âme. La relation […]

Colloques

  • Colloque international de philosophie : Se nourrir, nourrir – Politique, éthique et économie des nourritures, par

    Colloque international de philosophie Se nourrir, nourrir : Politique, éthique et économie des nourritures Du 2 au 4 septembre 2025 à Toulouse Université Jean Jaurès Le geste de nourrir, acte à la fois quotidien et fondamental, engage des dimensions économiques, sociales, métaphysiques, éthiques et politiques qui se déploient différemment selon les traditions philosophiques et religieuses. De Georg Simmel à Karl Marx, et jusqu’à Emmanuel Levinas, le nourrir apparaît tantôt comme une structure sociale dont le donataire n’est pas réellement le bénéficiaire ou le sens, tantôt comme la manifestation d’une société aliénante, ou encore comme la signification irréductible de la relation à autrui. Simmel souligne la dimension sociale du nourrir : il ne s’agit pas d’une relation entre individus, mais d’un acte traversé par des significations collectives et culturelles, une manifestation de l’interdépendance qui fait communauté et se retrouve privée de sa signification éthique. Dans une perspective marxiste en revanche, le nourrir serait plutôt le symptôme d’une domination économique : sa nécessité biologique devient un instrument de l’exploitation et la charité masque les causes de la pauvreté puisque si chacun recevait la valeur de sa production, personne n’aurait besoin d’être nourri par autrui. Levinas inverse cette approche en restituant au nourrir une signification inter-individuelle et donc une valeur éthique absolue : l’Autre, en tant qu’affamé, m’oblige, faisant du nourrir une condition de l’humanité elle-même. Pourtant, d’autres textes de Levinas font la part belle à la nourriture comme pure jouissance de l’individu, pure intériorité. Elle prend alors une signification de séparation qui précède l’éthique. Ce colloque se propose d’interroger cette ambivalence du nourrir à travers plusieurs axes: 1. Nourrir et nourritures : entre jouissance et obligation Si nourrir est un acte qui engage la responsabilité, la nourriture elle-même relève d’une dimension matérielle et sensible, liée à la jouissance du moi. Levinas articule cette dualité entre l’Être jouissant et l’éthique de l’Autre, ouvrant une réflexion sur le rapport entre consommation et responsabilité. 2. Individu, société et économie du nourrir Le nourrir est-il un fait social structurant (Simmel), une dépendance économique due à une opposition aliénante entre capital et travail (tradition marxiste) ou la manifestation jouissante de la pure intériorité avant de devenir une obligation irréductible face à l’Autre (Levinas) ? Ce questionnement permet d’aborder les perspectives philosophiques, sociologiques et économiques du nourrir, en dialogue avec des penseurs contemporains de la justice et de la solidarité. 3. Droit et obligation, de l’éthique au politique L’acte de nourrir prend la signification éthique d’une obligation. Mais face à cette obligation y-a-t-il un droit ? Nourrir ne concerne-t-il que celui qui donne dans la manifestation de son obligation ou bien le donataire est-il en droit d’exiger le nourrir ? 4. Corps, faim et sensibilité Le nourrir touche à la matérialité du corps : la faim, la souffrance et la dépendance d’un côté, la satiété et la jouissance de l’autre. Cette approche permet d’articuler Levinas avec d’autres phénoménologues du corps et de la sensibilité, comme Merleau-Ponty. Elle ouvre également une discussion avec l’œuvre de Simone Weil, dont les écrits sur la faim et la misère touchent directement à notre sujet. 5. Nourriture, économie et écologie La nourriture est par nature cyclique. Se nourrir c’est ajourner sa mort, se donner du temps, mais peu de temps. Il faut se nourrir tous les jours. Cela ramène-t-il l’économie de la nourriture à son état préindustriel, à l’animal laborans de Arendt ? Ou y a-t-il, au contraire, une explosion de la productivité alimentaire, qui constitue à la fois l’un des moteurs de la crise écologique qui nous menace et l’une des voies possibles pour éradiquer la misère alimentaire ? À la croisée de la philosophie, de l’éthique et des sciences sociales, ce colloque entend donc explorer le nourrir comme un enjeu à la fois matériel et métaphysique, social et éthique, juridique et politique, à partir d’un dialogue entre différentes traditions de pensée. Langues du colloque : anglais et français Propositions de communication en anglais ou en français : un titre, 5 mots clés et un résumé (400 à 500 mots bibliographie comprise). Durée : 30 minutes : 20 minutes + 10 minutes de q&r. Les propositions sont à envoyer avant le 30 juin 2025 à joellehansel123@gmail.com Les frais de voyage et d’hébergement des orateurs ne pourront être pris en charge par le colloque. Organisateurs : Flora Bastiani (Toulouse), Joëlle Hansel (Paris/Jérusalem), Michel Olivier (Paris)

La philosophie médiatique

  • Michel-Yves Bolloré, Olivier Bonnassies : Dieu – La science Les preuves, par

    Acheter Dieu – la science, les preuves. Acheter le Monde s’est-il créé tout seul ? Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies ont publié en octobre 2021 un ouvrage destiné au grand public et dont le titre est éloquent : Dieu, la science, les preuves[1]. Un livre en apparence épais, mais qui se lit en réalité assez vite, car le contenu n’est pas très dense, et émaillé de nombreuses citations, documents, photographies, qui allègent considérablement le contenu proprement dit. Le but de l’ouvrage est clair, montrer que les découvertes les plus récentes prouvent la thèse d’un Dieu créateur, lequel se trouve être celui qui est annoncé par la Bible. Il s’agit d’un ouvrage d’apologétique, sur fond de concordisme. L’ouvrage se veut un exposé complet et mis à jour des preuves de l’existence de Dieu, et s’adresse aussi bien aux croyants qui voudraient y puiser des ressources argumentatives, qu’aux sceptiques et aux athées auxquels l’ouvrage souhaite lancer un défi. Dans les milieux savants mais aussi théologiques, l’ouvrage a été accueilli de manière plutôt réservée[2]. En effet, exploiter les ressources des sciences pour justifier la foi peut-il être pertinent ? Les preuves scientifiques de l’existence de Dieu Bolloré et Bonnassies développent 3 preuves de l’existence de Dieu, qui seraient soutenues par les découvertes en science contemporaine. L’univers a un début (le big bang). Or, ce qui a un début a une cause extérieure, laquelle ne peut être que Dieu. L’univers est dès l’origine finement réglé avec des constantes physiques si précises qu’elles ne doivent rien au hasard. Il y a donc un créateur intelligent à l’origine de l’univers. Les êtres vivants possèdent, même pour les plus élémentaires, un niveau de complexité tellement grand qu’ils ne peuvent avoir surgi par hasard de l’inerte. La vie a donc nécessairement une intelligence créatrice pour origine, qui est Dieu. Il n’y a rien de bien neuf, rien en tout cas qui justifie le sous-titre de l’ouvrage : « L’aube d’une révolution ».  En reprenant la classification que Kant établit des arguments possibles pour l’existence de Dieu, on reconnaît dans la preuve 1 l’argument qu’il nomme « cosmologique » – l’univers doit avoir une cause première –, et dans les preuves 2 et 3 l’argument qu’il nomme « physico-théologique » – l’ordre interne au monde manifeste un créateur intelligent. Revenons sur la manière dont les auteurs exposent ces preuves.   La preuve par le big bang La théorie du big bang prouverait que Dieu existe. En effet, « tout ce qui a un début a un créateur »[3]  « Si l’univers a un commencement temporel, c’est aussi qu’il a une cause qui le précède… ».[4] L’entropie, qui indique la mort thermique de l’univers, le fond diffus cosmologique, qui valide la théorie du big bang, convergent vers ce fait du commencement de l’univers. Mais comment l’univers a-t-il pu commencer à partir de rien ? Il lui faut bien une cause. Dieu existe donc. De plus, on peut constater que cette thèse d’un univers qui a un début est une thèse qui a eu l’hostilité des savants athées et matérialistes, car elle accrédite l’idée de création ex nihilo présente dans la Genèse. Tout un chapitre de l’ouvrage – « le roman noir du Big bang » – est ainsi consacré à la persécution des tenants du big bang par les matérialistes et les régimes athées – en particulier communistes. C’est une véritable inquisition matérialiste qui est décrite ici par les auteurs. Que penser de cette preuve ? On peut relever deux erreurs principales. La première est de tenir la théorie du big bang pour une vérité absolue. Or, il s’agit d’une simple hypothèse, d’un modèle. Une théorie scientifique n’est pas une vérité absolue, c’est une hypothèse qui s’accorde pour un temps avec nos expériences, et qui demeure jusqu’à ce qu’une expérience nouvelle invite à la revisiter. Les auteurs semblent se représenter la science comme un ensemble homogène et en progrès, qui converge peu à peu vers la vérité en empilant des certitudes. Nous serions ainsi à l’aube d’une « révolution », puisque la science aurait à ce jour suffisamment avancé pour mettre en évidence des vérités fondamentales sur l’univers et la vie qui coïncideraient avec les données de la foi chrétienne. Le fait que la physique contemporaine soit tiraillée entre des modèles contradictoires – relativité générale et mécanique quantique –, le fait qu’il existe tout simplement des controverses – y compris au sein de la théorie du big bang, qui est en chantier et non achevée – qui font la vie de la science, échappe au regard des auteurs, qui se retranchent derrière la vision plus commode du progrès linéaire et des théories incontestables car prouvées. La seconde erreur, qui est sans doute le point clé de tout l’édifice, porte sur la confusion de trois concepts distincts. Celui d’un Créateur, celui d’un commencement de l’univers, et enfin celui du big bang. Pour les auteurs, ces concepts sont liés nécessairement. Poser l’un, c’est poser les deux autres. Exclure l’un, c’est exclure les deux autres. Pourtant, l’on peut très bien concevoir un Dieu créateur sans concevoir un commencement de l’univers. Ce sont deux problèmes distincts. Chez Thomas d’Aquin, il y a d’ailleurs cinq voies pour montrer l’existence de Dieu, mais il n’y aucun argument rationnel décisif pour démontrer un quelconque commencement du monde ; ce dernier est un article de foi. La création, chez Thomas d’Aquin, ce n’est pas le commencement, mais l’acte par lequel Dieu produit et tient tout étant au-dessus du néant. La création est donc actuelle, elle n’est pas un fait passé, et elle n’exclut pas l’idée d’un univers qui a toujours existé. Cette distinction du problème de l’existence de Dieu et du problème du commencement du monde est essentielle. En effet, puisque Dieu est présent ici et maintenant dans toute sa création, on doit pouvoir le retrouver ici et maintenant dans toute créature ; il n’y a pas besoin de chercher le fond diffus cosmologique, une fleur ou un caillou suffisent. La preuve de l’existence de Dieu n’appartient donc pas aux savants privilégiés avec leurs télescopes surpuissants. En d’autres termes, toute réalité créée pointe vers son Créateur. C’est le sens […]

Coups de cœur

  • Antoine Compagnon : Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, par

    Antoine Compagnon occupe la chaire de littérature française moderne et contemporaine au Collège de France ; il fut professeur à la Sorbonne et professeur de littérature française et comparée à l’université Columbia. Grand spécialiste de Montaigne, Baudelaire ou encore Proust, il allie la plus haute exigence universitaire à un naturel de transmission qui fit de son ouvrage Un été avec Montaigne, publication de ses chroniques radiophoniques, un succès d’édition rare. Il se distingue aussi en tant qu’écrivain. Les antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, paru une première fois en 2005, est une œuvre à l’image de l’histoire intellectuelle d’Antoine Compagnon : elle s’ouvre sur un portrait conceptuel et stylistique des antimodernes, ces écrivains et penseurs à la modernité ambivalente, ni réactionnaires ni franchement conservateurs, mais à la sensibilité subversive proche paradoxalement du révolutionnaire et s’imposant pourtant en contre (contre leur temps, contre le destin de l’Occident, contre les vainqueurs et les idées victorieuses, contre in fine le plat paradis du Bien), et l’œuvre se poursuit par un travail historique sur les grands Antimodernes, à l’image des travaux universitaires de l’auteur. Antoine Compagnon montre, dans une première partie de l’ouvrage (baptisée Les idées – les deux cents premières pages environ), qu’il y a six grands thèmes constants du courant antimoderne ayant émergé au lendemain de la Révolution. Dans une deuxième partie de l’ouvrage, l’étude d’Antoine Compagnon se centre sur les grandes figures de l’antimodernité (Les hommes): Chateaubriand, Joseph de Maistre, Bloy, Péguy, Benda, Barthes, etc. La première partie est d’une lecture enthousiasmante, les clés du système antimoderne et donc du système moderne sont dévoilées avec une clarté et une précision remarquables : Antoine Compagnon déploie un style sous influence et tout est formule frappante et bien balancée. La deuxième partie est plus universitaire dans son style, descendant dans l’histoire concrète et de détail, dans les œuvres et les pages précises, elle perd en densité, éclaire moins la scène de l’histoire politique et littéraire d’un jour nouveau, mais gagne peut-être en argumentation et précisions concrètes. Nous retenons, quant à nous, la première partie comme modèle de l’enthousiasme qui manque tant au savoir universitaire quand il s’écrit et à la pose scientifique ou encore à l’esprit de sérieux des intellectuels européens. Transmettre c’est emporter avec soi au sein de sa passion, c’est rendre affectif le savoir précis et rigoureux. Antoine Compagnon témoigne là de son génie professoral. L’auteur cherche à définir les constantes affectives, intellectuelles et rhétoriques de l’antimoderne. Présentons donc les six constantes qui caractérisent l’antimodernité : « Pour décrire la tradition antimoderne, une figure politique ou historique est d’abord indispensable : la contre-révolution. En deuxième lieu, il nous faut une figure philosophique : on songe naturellement aux anti-lumières, à l’hostilité contre les philosophes et la philosophie du XVIIIe. Puis il y aurait une figure morale ou existentielle, qualifiant le rapport de l’antimoderne au monde : le pessimisme […]. Contre-révolution, anti-lumière, pessimisme, ces trois premiers thèmes antimodernes sont liés à une pensée du monde inspirée par l’idée du mal. C’est pourquoi la quatrième figure de l’antimoderne doit être religieuse ou théologique ; or le péché originel fait partie du décor antimoderne habituel. En même temps, si l’antimoderne a de la valeur, s’il compose un canon littéraire, c’est parce qu’il définit une esthétique : le sublime. Enfin l’antimoderne a un ton, un style, une voix, un accent singulier ; on reconnaît le plus souvent l’antimoderne à son style. Aussi la sixième et dernière figure de l’antimoderne sera-t-elle une figure de style : quelque chose comme la vitupération ou l’imprécation. » A. L’événement-symbole fondateur : des révolutions et de leur prédestination L’événement inaugural qui ouvre la Modernité et qui n’est bien sûr qu’une vague précédée de lames de fond historiques et philosophiques, c’est la Révolution française. Ce que prétend initier la Révolution en son acte politique et symbolique, c’est avant tout la table rase du passé et cette table rase, même si, bien entendu, comme tout phénomène historique elle peut être replacée dans une tradition intellectuelle déjà bien ancrée (celle des Lumières) et dans une multitude d’événements français, américains, anglais, etc., institue bel et bien un monde nouveau et un homme nouveau. De la même manière, si ce monde et cet homme nouveaux sont déclarés, il faudra le temps plus long de l’histoire pour qu’ils adviennent véritablement et s’inscrivent eux aussi dans une tradition culturelle vieille de plusieurs siècles désormais et de milliers de grands hommes. Mais dans la crise révolutionnaire, son acte et sa symbolique, une rupture sans précédent est déclarée : l’homme est l’acteur de l’histoire et l’immanence égale et indifférenciée est son horizon. Ainsi, s’il y a toujours une tension entre la jeunesse qui a soif et croit dans l’innovation, et l’âge qui sait la force de ce que l’histoire et les ainés conservent, ou encore entre la tendance morale progressiste et la tendance morale conservatrice, désormais un monde nouveau est lancé, c’est la jeunesse qui a pris le pouvoir. La tension demeure mais elle n’est plus strictement la même, car un monde vient de gagner qui n’avait jamais gagné pleinement, une force qui était en contre prend le pouvoir et pose désormais l’autre force en contre. Antoine Compagnon cite Thibaudet : « les idées de droite, exclues de la politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient dans les mêmes conditions au XVIIIe ou sous les régimes monarchiques du XIXe. » C’est bien sûr à gros traits que le portrait est dessiné, mais l’idée est là : certaines valeurs comme l’égalité et la haine de la hiérarchie, la haine de la violence des aristocrates et de l’aristocratie elle-même, ont désormais gagné et vont innerver toutes les idées et les valeurs à venir, rejetant hors de la scène les valeurs aristocrates habituelles. Hors de la scène dominante politique et morale, certes, mais pas philosophique et littéraire : continue de se discuter dans certaines œuvres ce qui au sein de la […]

Histoire de la philosophie

  • Andrea Sangiacomo : Spinoza’s yoga, Practice of Power and Experience of the Infinite, par

    Se procurer l’ouvrage. Andrea San Giacomo, Professeur associé à l’Université de Groningen, propose dans ce livre en italien traduit en anglais une avancée décisive dans la conception adéquate du spinozisme. Ce dernier, longtemps assimilé à l’athéisme, l’acosmisme ou le matérialisme, a fait l’objet d’un grand malentendu depuis trois-cent cinquante ans. Andrea Sangiacomo en finit avec ces errements : le spinozisme est un panenthéisme non-dualiste.   Le mot yoga vient du sanskrit « yuj », qui signifie « joindre ». Le yoga est l’union de l’esprit humain avec l’Absolu. Comment le spinozisme permet-il cette union ? Par une comparaison subtile avec le bouddhisme, les vedantas et le Tantrisme du Cachemire, Andrea Sangiacomo répond qu’il faut remédier à l’aliénation humaine due au problème de l’impuissance des appétits humains par l’Amour Intellectuel de Dieu. Ce dernier permet le rétablissement de la puissance d’agir quant au corps, à l’esprit et à la société. Son analyse du spinozisme est profondément vivante et pertinente.   Nous en rendrons compte en suivant fidèlement l’ordre du texte.   L’analyse du spinozisme comme yoga accompagne sans doute le prélude du texte, la lettre dédicatoire. Andrea Sangiacomo y évoque le « vide impersonnel, dans le détachement total du monde », où « une étincelle prit feu ». Est-ce là une allusion à l’étincelle de l’âme de Maître Eckhart ou à la Vive flamme d’Amour de Saint Jean de la Croix ? Mystère. A moins qu’à travers  l’expression « vibration profonde » Andrea Sangiacomo fasse référence au spanda des shivaïtes du Cachemire ? Double mystère.   I – Introduction : l’urgence et la désappropriation   Dans l’introduction, intitulée « Urgence et aliénation », l’auteur insiste sur le caractère essentiel pour l’humanité d’un amendement de l’entendement. Le Problème, avec un grand P, est « le fossé entre l’abondance de la puissance technique que l’humanité (ou plutôt une part d’elle) possède et l’incapacité à se connaître elle-même. » « L’animal humain » est en effet « largement conduit par les besoins, les instincts et les aspirations » qui sont « similaires à ceux des anciennes générations éteintes. » Il s’agit d’une « myopie » qui « nous rend incapables de voir au-delà de l’individualité finie, », et d’une « insensibilité qui nous coupe d’une expérience authentique de l’unité et de la compréhension du tout. » L’étroitesse d’esprit et l’égoïsme généralisés règnent dans notre société : individualisme, quand tu nous tiens.   Baruch Spinoza (1632-1677) offre sans doute une réponse psychologique et métaphysique à ce « Problème. » Dans une note de bas de page, Andrea Sangiacomo présente les buts du livre : « renouveler le débat sur les genres de connaissance, et en particulier sur l’Amour Intellectuel de Dieu », « établir un dialogue interculturel entre la philosophie spinoziste et la pensée indienne », montrer  que l’Ethique est, par essence, « un guide pratique ayant pour but la transformation de la vie, de l’être, et de l’interprétation du monde » qui s’accorde avec les traditions yogiques.   Il se réfère, toujours en bas de page, à « La religion de Spinoza », de Clare Carlisle, qui défend une conception panenthéiste et non dualiste de la philosophie spinoziste : la religion n’est pas l’adhésion aux dogmes ou aux croyances, mais une vertu, une puissance, et une manière d’habiter le monde.   Contrairement aux yogas, selon lesquels la renonciation au monde permet de s’unir à la transcendance, et « au vide de l’Absolu », Spinoza voit la solution dans « l’augmentation de la puissance d’agir. » Le spinozisme est une manière de revisiter le yoga traditionnel. Tant le spinozisme que les yogas visent en effet à « déconstruire le sujet ». Pour le yoga, l’illusion est fondée « sur une peur infondée. » Il s’agit de faire l’expérience de la conscience pure, qui « n’est pas un objet », mais le fait même selon lequel il y a une expérience. Le yoga est aussi une pratique corporelle, comme dans le spinozisme.   Dans la conscience ordinaire, l’« attraction et la répulsion » deviennent « les forces fondamentales qui poussent l’individu à sa recherche précaire de stabilité, » ou à la défense de son identité. La cessation de ces forces permet « la forme suprême de la libération. » C’est la position de l’Advaita Vedanta. Le bouddhisme, lui, consiste à « défaire les structures fondées sur l’ignorance et l’oubli » métaphysiques, « sans essayer d’atteindre » un quelconque espace ou lieu.   L’approche du shivaïsme du Cachemire est privilégiée dans le livre. Il vise « l’intégration de l’expérience subjective dans l’expérience transcendante. » Pour le shivaïsme du Cachemire, la conscience doit « émerger pour une raison ». Il s’agit de dépasser la question de l’alternative entre transcendance et immanence. Le shivaïsme du Cachemire ne cherche pas à anéantir l’expression du multiple. Il reconnaît « la légitimité » « du champ entier de l’expérience. »   II – Chapitre 1 : le diagnostic spinozien : l’impuissance de l’appétit   Le fondement de la vie affective   Le fondement de la vie psychique humaine est le conatus. D’une part, « tout a une essence ». D’autre part, « une essence ne peut être en contradiction avec elle-même. » Le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être, a pour but de « neutraliser » les « interactions avec les autres entités » lorsqu’elles pourraient le « diminuer, le nier ou l’endommager » Le fondement du conatus est l’appétit, c’est-à-dire la cupiditas, la cupidité. L’appétit peut être inconscient. L’homme n’est pas maître en sa maison. L’affection, de son côté, est la « manière dont est modifié le corps humain par un autre corps comme résultant d’une interaction causale ». L’imagination est donc « le premier guide » du conatus. L’esprit évite la tristesse et est attiré par la joie, toutes deux variations de ce dernier.   Liberté et substantialité du sujet   De plus,  la mémoire poussera le conatus à répéter la cause de la joie et à éviter celle de la tristesse.  L’imitation régit l’essence de l’homme. L’imagination, en outre, nous fait croire que nous sommes libres et que nous sommes une substance. Or, la volonté est déterminée par les causes extérieures qui la régissent. Il n’y a pas, au fond, de volonté. Andrea Sangiacomo donne l’exemple de la glace au chocolat, avec un certain humour typiquement spinoziste. Je suis attiré par une glace au chocolat. « Tout ce que je sais, c’est que ressens de la joie » à son idée. J’imagine que cette joie naît librement de moi. Avec un peu d’expérience, je me rends compte que […]

Actualité éditoriale des rédacteurs

  • Raoul Moati : Sartre et le mystère en pleine lumière (partie II), par

    La première partie de la recension se trouve à cette adresse. D : L’inertie des significations et du langage On peut certes questionner ce sens de fondement absolu donné au projet dans l’Être et Néant. Par exemple : le projet conditionne-t-il vraiment l’affectivité ? Ne peut-on pas contre Sartre et avec Henry ou Richir distinguer plusieurs niveaux dans la compréhension de l’affectivité (l’affectivité, l’émotion, le sentiment[1]) ? Considérer que le projet lui-même se déploie au sein d’une opacité plus profonde du rapport de soi à soi ? Est-il à ce point unifié, affirmé, marqué ? Le terme de projet est-il finalement nécessaire ? Suis-je une recherche ? Une question ? Une surprise ? Un rythme que j’impulse aux formes que j’emprunte ou un vide, un écho qui les traverse, y instille des processus de métamorphoses qui me sont opaques ? Ces objections – plus tard adressées à Sartre par une philosophie française (Derrida, Deleuze, Foucault) cherchant à penser une singularité plus incertaine, furtive et tremblante – sont d’une autre manière assumées dans l’évolution de l’œuvre du philosophe, en particulier dans la Critique de la raison dialectique[2]. Sartre prend conscience de l’inertie non seulement des choses mais des significations et du langage avec tout ce qu’il comporte de pensée pré-organisée (ce que Flaubert appelle la bêtise). Pour prendre les termes de Moati, le langage est idéal, mais le discours n’en est pas moins une réalité, qui parle parfois sans moi dans ce que je dis, plus fort que moi. Le pratico-inerte[3] exerce des effets de retour sur le projet qui cherche à le dépasser et peut le faire dévier.  Les mots que j’emploie finissent par me leurrer sur ce que je poursuivais, voire à transformer mon projet. Plus profondément, la liberté n’est donc pas souveraine et s’arrache toujours sur fond d’un pratico-inerte qui risque de la dévorer de l’intérieur. Dans cette même perspective, Sartre prend par ailleurs à travers la psychologie connaissance d’altérations possibles de la liberté elle-même, de pathologie affectant la possibilité même de l’être dans le monde, les modes d’attachement, d’implication de la conscience au monde. La question n’est donc plus celle d’une liberté absolue mais d’une individuation[4]. De la façon dont la liberté peut se regagner elle-même sur fond de tout ce qui la menace et la travaille. De ce que je peux faire de ce qu’on a fait de moi, et pourquoi pas, de la façon dont ce qu’on fait de moi me permet de trouver d’autres sens de mon projet. E : La psychanalyse existentielle Ces évolutions donnent peut-être aussi un sens plus concret à la psychanalyse existentielle et à ce qu’elle peut apporter. Mais il faut pour cela d’abord revenir à la description qu’en fait Sartre. En quelle mesure parler de psychanalyse, comment comprendre le passage par l’intervention d’un tiers, s’il n’y a pas d’inconscient auquel un autre devrait donner sens ? Le point est que le projet est certes vécu dans la translucidité mais par la même non connu. Je me vis comme projet mais ne peux sortir de cette adhérence pour comprendre la façon dont le projet conditionne mes actes, sous-tend et module toute ma relation au monde. Sans l’intervention d’autrui, il ne m’est donc pas possible de sortir du prisme que projette le projet sur le connaître. Mais à quelle méthode peut bien recourir l’analyste ? Le postulat de Sartre est chargé. Le projet fondamental, rappelle-t-il, est bien la modalité première et unique selon laquelle mon existence est donnée à elle-même. Il marque toutes mes actions, toutes les manifestations de moi, de la manière dont je vis mon corps. Il constitue ma signature dans le monde, mon style, la modulation que j’apporte aux formes que je revêts, la vibration que j’impulse à mes habitus, l’empreinte dont mon existence marque l’en soi. Il signe donc aussi mon attitude empirique et peut en quelque sorte être lu de manière régressive à partir d’elle, à partir de ce que manifestent ma gestuelle, les inflexions de la parole, ma tenue, etc. Celles-ci peuvent guider le « psychanalyste » dans la recherche du thème commun que mes différentes activités « symbolisent ». Si un patient souffre de troubles d’identification, pourquoi s’identifie-t-il précisément à Napoléon plutôt qu’à César, et un certain aspect de la vie de Napoléon? L’autre question évidemment est celle du but de cette psychanalyse. Quelle guérison ? Ce ne peut pas être de ne plus souffrir (la souffrance et la réceptivité à la souffrance est liée au projet) mais plutôt de se libérer du projet. Là encore, on pourra trouver un peu dramatique la façon dont Sartre fait d’un instant décisif de facture très kierkegaardienne la modalité de la « conversion » plutôt que d’ouvrir l’effectivité de la psychanalyse existentielle à un travail plus progressif de latences. Mais la façon dont est conçu le projet existentiel laisse peu de place aux transformations subtiles. On pourra se demander au nom de quoi inviter à cette transformation, de quel critère. Sartre qui est décidément un insupportable sophiste pense que sa charlatanerie permettra de se libérer de projets fondamentaux faisant de la mauvaise foi leur structure cardinale et de discriminer parmi nos attitudes fondamentales celles qui peuvent s’accommoder de l’authenticité. La psychanalyse existentielle que Sartre tente au sujet de Flaubert récuse l’interprétation marxiste paresseuse faisant de celui-ci[5] un réaliste bourgeois banal (n’importe quel bourgeois n’est pas Flaubert). Mais plutôt que de comprendre l’œuvre de Flaubert comme l’expression d’un projet unique, elle tente d’analyser la façon dont Flaubert tout au long de sa vie ne cesse de se réapproprier les contraintes qui font sortir ce projet de ses gonds. Un thème la traverse certes : celui de l’irréalité. Flaubert n’a pas de place à prendre. Il souffre de n’être rien de déterminé, de son irréalité, de son manque à être, et choisi de l’assumer, de le revendiquer, d’abord en voulant être comédien. Elle répond à sa désunité intime mais l’expose à de nouvelles contraintes, liées à la structure même du monde littéraire. Flaubert déteste le réalisme, mais ne cesse non plus d’être hanté par la banalité quotidienne au sein de laquelle il devra injecter sa trace, son style comme […]

Le livre par l’auteur

  • Françoise Pochon-Wesolek : Descartes, penseur pré-critique ou platonicien ?, par

    Dans le prolongement de notre précédent livre, Descartes à la lumière de l’évidence mentionné ici, nous continuons à interroger différents commentateurs de la pensée de Descartes, et plus particulièrement Jean-Luc Marion, au crible du rôle central qu’occupe selon nous dans sa pensée l’expérience intellectuelle de l’évidence, à distinguer radicalement de la certitude. Nous prenons ainsi nos distances avec les interprétations, qui y voient une onto-théologie ou qui surévaluent le rôle de l’ego en le transformant en un Je transcendantal à la manière kantienne. Au contraire il nous semble que certains rapprochements avec la philosophie de Platon peuvent éclairer d’un nouveau jour la recherche cartésienne de la vérité. I : Le cogito, l’ego, la substance pensante Le cogito et la formule « pour penser, il faut être » Notre thèse est que l’expérience du cogito n’est pas le fruit d’un quelconque raisonnement, mais une évidence qui correspond à l’impossibilité absolue d’affirmer que je n’existe pas au moment même où je suis conscient de penser. Nous ne suivons donc pas Martial Gueroult, lorsque, dans son Descartes selon l’ordre des raisons, il affirme que le cogito est conditionné par le principe « pour penser, il faut être ». Ce principe selon lui permettrait au cogito de ne pas être une simple observation psychologique personnelle et lui permettrait ainsi d’accéder à l’universalité. Or c’est l’évidence qui par elle seule donne une nécessité absolue au cogito au moment même où il est vécu. On peut considérer au contraire ce principe « pour penser, il faut être » comme une « nature simple commune » sous-jacente à des raisonnements, mais qui n’intervient pas en tant que telle dans l’évidence du cogito. Loin que le cogito se déduise de cette assertion générale, c’est plutôt à partir de lui qu’elle s’explicite. De plus, contrairement à ce que soutient Martial Guéroult, elle n’a aucun statut particulier, qui lui permettrait d’échapper au doute par opposition aux autres « natures simples ». Toutes les « natures simples », de même que l’expérience du cogito, échappent au doute, quand l’esprit les considère attentivement, et redeviennent douteuses si l’esprit s’en détache. Seule la découverte du Dieu pourra garantir la pérennité de toutes ces vérités. Dans cette perspective nous nous opposons également à Ferdinand Alquié, qui distingue dans La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes le cogito « logique » du Discours de la Méthode du cogito « existentiel » des Méditations. Peut-on parler d’inconscient psychique ? Tout d’abord il faut s’interroger sur le type de conscience qui accompagne l’expérience du cogito. Celle-ci nécessite une conscience aiguë du caractère indubitable de ce qui est alors vécu. Cependant un savoir inné est sous-jacent à cette expérience, comme celui du sens du mot « exister », sans qu’il soit nécessairement explicite et donc conscient. D’autre part il ne saurait s’agir dans le cogito d’une conscience réflexive, saisissant objectivement le je comme un moi, puisque le cogito n’a de sens que s’il se révèle à lui-même comme sujet. Il faut remarquer à ce propos que Descartes donne un sens particulier au concept de « réflexion », qu’il utilise pour distinguer une mémoire consciente d’une mémoire inconsciente. Elle est à l’œuvre dans la première, comme conscience capable de « sentir » qu’elle pense, quand elle perçoit, et bien entendu quand elle pense quoi que ce soit, et elle est également capable de se situer dans le temps. C’est la « réflexion » en ce dernier sens qui accompagne le cogito. Que faut-il maintenant penser à propos de la substance pensante, dont Descartes affirme qu’elle pense toujours. Est-ce à dire qu’il faille l’assimiler à la conscience, niant ainsi qu’il puisse exister un inconscient psychique pour Descartes ? Tout d’abord il faut remarquer que Descartes n’affirme jamais que le cogito puisse nous donner une connaissance entière de ce que nous sommes. D’autre part même si toutes nos pensées déterminées sont accompagnées de conscience, cela n’implique pas que toute notre pensée, en tant qu’activité de penser soit consciente. Descartes évoque à ce sujet toutes les pensées que nous avons eues avant notre naissance ou que nous avons en dormant et dont nous n’avons aucun souvenir. La res cogitans pense toujours, mais ceci n’implique pas que telle ou telle faculté soit à l’œuvre pour actualiser consciemment telle ou telle pensée. Ainsi on peut même dire que les idées innées sont des pensées non conscientes, tant qu’elles ne sont pas découvertes par l’esprit y étant attentif. Enfin l’esprit ne peut être conscient que d’une partie très limitée des pensées qui l’habitent, dans la mesure où l’attention, par l’étroitesse de son champ, ne peut se porter que sur peu de pensées à la fois. L’ego principe ou fondement ? L’interprétation de la philosophie cartésienne par Jean-Luc Marion est assez bien résumée dans cette citation de son livre Sur le prisme métaphysique de Descartes : « la primauté passe, ici, résolument de l’étant premier (à connaître) à la connaissance elle-même (éventuellement fixée en un étant) ; inversement, l’étant comme tel (et même comme premier) disparaît. » Selon nous, loin de partir de principes abstraits et transcendantaux qui permettraient de connaître et imposeraient leur ordre, Descartes commence par des réalités qu’on pourra connaître avant les autres, parce qu’effectivement il y a un ordre de la découverte. Et cet ordre est imposé par les choses mêmes qui se donnent dans l’intuition à l’esprit qui les découvre, ordre qui peut justement correspondre à l’articulation ontologique de ces existences mêmes devenues évidentes, comme dans le cas du rapport de l’ego à Dieu. C’est uniquement en ce sens qu’on peut dire que l’ego est premier. On ne peut pas dire non plus que Descartes se détourne de la pensée de l’esse, puisque c’est la question concernant le degré d’être de cet ego, et son imperfection vécue dans l’expérience du cogito, qui va permettre d’ouvrir la question de l’esse dans sa perfection et permettre de découvrir ainsi l’Être par excellence qu’est Dieu. Contrairement aux « notions communes » qui par leur évidence et leur « généralité » peuvent servir de […]

La philosophie politique

  • Jean-Marie Vernier : Principes de politique, par

    Se procurer l’ouvrage   Dans l’esprit des philosophes médiévaux auquel l’auteur a consacré des traductions et commentaires, cette somme de philosophie politique alterne au fil de neuf chapitres l’exposé des grandes théories politiques de la pensée moderne et contemporaine, de leurs principales objections et des solutions à en tirer pour chaque sujet abordé. À rebours des théories modernes du politique qui, depuis Machiavel, réduisaient la politique à une « technique » à la fois « d’acquisition et d’exercice du pouvoir, [et] de gestion des richesses communes et d’administration des hommes » (p. 7), l’auteur actualise la démarche des théories réalistes traditionnelles qui font de la politique une science, non pas certes spéculative, mais un « savoir pratique » dont l’objet est « l’étude de la cité et son organisation » (p. 23). En effet, n’en déplaise à nombre de nos contemporains, force est d’admettre que la politique ne peut être rigoureusement qualifiée de « science politique » qu’à la condition que sa méthode ne se réduise pas à l’habileté pragmatique d’un art, mais que le jugement sur le particulier impliqué par cette « connaissance rationnelle visant ultimement l’action » soit lui-même fondé sur la connaissance des principes premiers qui sont nécessairement impliqués dans l’existence commune des Hommes. L’étude proprement politique (de la genèse de la cité, de la détermination du bien commun, de la citoyenneté, des lois, de l’éducation, etc) doit donc être précédée et justifiée par l’examen métapolitique de « ce qu’est une substance » (métaphysique), sa cause première (théologie), les causes du mouvement et de l’ordre cosmique (physique), l’homme étant lui-même une substance incluse dans le Cosmos, d’où sa composition (anthropologie) et « la nature du bien humain (éthique) », afin d’aboutir en dernière instance à la « politique appliquée » (p. 24) qui mobilise un « jugement de prudence » sur les circonstances concrètes de la vie commune. Cependant, l’auteur avertit que la méthode requise n’est pas déductive, comme a pu le penser un Alexandre de Halès, mais, d’après S. Thomas d’Aquin, « compositive » : de même que, en matière morale, l’agent doit traduire concrètement, plutôt que déduire abstraitement, les principes généraux de la loi naturelle en leur donnant la détermination singulière qu’ils n’ont pas de soi[1], de même, la politique « combine ou “compose” les principes universels », lesquels déterminent le « bien d’une communauté souveraine et suffisante dans l’universel », avec « les circonstances particulières » des décisions prises ou requises par une « communauté existant hic et nunc », « de sorte que les principes en question s’appliquent en prenant en compte les circonstances concrètes ». La philosophie politique thomiste revendiquée par l’auteur, compositive, n’est donc « ni déductive ni pragmatique » : elle « unit, selon le mode propre à un savoir pratique, l’universel et le particulier », n’abandonnant ni l’un (Realpolitik) ni l’autre (idéalisme). Précisément, ce qui pourrait passer pour un manuel de philosophie réaliste, en raison de l’importance donnée à l’anthropologie et à la métaphysique d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin (cf pp. 323 et 327), ne doit pas nous faire oublier que son enjeu argumentatif principal est la déconstruction des théories modernes du politique, parmi lesquelles figure précisément celle dite du « réalisme » politique d’un Machiavel et d’un Carl Schmitt. Ce concept équivoque de réalisme désigne en effet aussi bien la conception traditionnelle de la politique, dont la fin est la poursuite du « bien commun » (chap. 3), c’est-à-dire de ce qui suffit, en tant que meilleur, à un homme, à sa famille, à ses amis et à ses concitoyens (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5), qu’une partie des conceptions modernes dont la réflexion politique justifie l’indépendance ou l’absoluité de la décision souveraine sur la base d’une vision conflictuelle et passionnelle des rapports sociaux. Au réalisme traditionnel des finalités s’oppose le réalisme moderne des faits, isolés de leur intentionnalité propre. En excluant la considération que les actes humains sont finalisés en vue d’un bien qu’ils poursuivent plus ou moins confusément, les théoriciens modernes de la politique estiment très souvent que les agents sont « mûs par leur passion », et, en prétendant y voir l’expression d’une loi nécessaire, ils en concluent que « c’est la force qui, finalement, fait le droit » (p. 246). Machiavel, par exemple, en induit l’importance d’une constitution mixte, composée de trois pouvoirs distincts appartenant aux grandes factions susceptibles de fracturer l’ordre social : le prince, une haute assemblée de nobles et une assemblée populaire, afin que « chacun de ces trois pouvoirs surveille les autres » (Discours sur la Première décade de Tite-Live, I, 2). Mais telle est la conclusion à laquelle arrivent également Locke et Montesquieu, qui considèrent que la possession de la fonction exécutive et de la fonction législative ou judiciaire par un même individu reviendrait, partialement et arbitrairement, à « établir des lois à son propre avantage » (p. 205). En réalité, l’examen successif et attentif des théories politiques des Modernes auquel se livre l’auteur avec finesse et compréhension revient à mettre au jour leur postulat commun : une « anthropologie pessimiste » (ibidem), qui subordonne l’usage de la raison aux caprices des passions, au point que « l’homme, même investi d’une autorité et éduqué, paraît alors mû quasi nécessairement par ses désirs irréfléchis et ses passions ». Il suffit alors d’avancer dans le temps,  jusqu’au XXe siècle, pour mesurer l’étendue de cette matrice pessimiste de la modernité politique, aussi bien chez les penseurs libéraux et illibéraux. D’une part, le « contractualiste » contemporain John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) fonde sa fable du « voile d’ignorance », au demeurant contradictoire – puisqu’elle ne justifie pas comment des êtres par nature mûs par le calcul égoïste de leurs intérêts propres suspendraient ce calcul pour l’édification d’un bien collectif –, sur l’hypothèse que « la pluralité des individus, ayant des systèmes de fins séparés, est un caractère essentiel des sociétés humaines » (p. 42). La vie collective repose fondamentalement sur un postulat exactement contraire à la possibilité d’un bien commun ! Pareillement et plus radicalement, d’autre part, le constitutionnaliste allemand Carl Schmitt fondait la politique sur la distinction de l’ami et de l’ennemi, tenant la guerre pour le fait politique premier. Ainsi, pour lui, « le terme politique désigne le degré d’intensité […]

La philosophie dans tous ses états

  • Colloque : L’œuvre de François Roustang, par

    20 et 21 mars 2020   Université de Paris – IHSS – Centre d’études du Vivant Amphi Buffon – 15 rue Hélène Brion – 75013 PARIS   Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles Inscriptions : centre_etudes_du_vivant@univ-paris-diderot.fr   François Roustang fut-il l’homme des multiples ruptures que ses biographes décrivent à l’envi, ou bien plutôt l’homme d’une exigence unique et constante : formuler et ciseler, par une écriture classique et paradoxale à la fois, une dimension de l’expérience humaine presque insaisissable du fait de sa présence, constante elle aussi, dans le maillage des relations qui nous font « vivants », pour reprendre un terme qu’il affectionnait ? François Roustang a traversé bien des pratiques et bien des contextes de pensée. Ces traversées lui donnaient une acuité nouvelle pour approcher les relations qui font que la vie se fige ou qu’elle supporte au contraire les paradoxes dont elle tient sa densité. Il se demandait si et comment les sciences contemporaines du vivant confirment les intuitions des psychiatres et des philosophes du dix-neuvième siècle. Il connaissait la multiplicité des méthodes thérapeutiques qu’il confrontait à l’hypnose : l’École du paradoxe, la psychologie systémique, la psychanalyse, la pensée chinoise. De même il fréquentait assidûment les philosophes occidentaux, qu’il s’agît du Socrate de Xénophon et de Platon, de Hegel, de Husserl, de Wittgenstein. Il avait aussi appris l’espagnol en traduisant Ignace de Loyola. Pour faire œuvre écrite, il avait besoin aussi de s’entourer d’œuvres picturales et de lire constamment des textes littéraires : Casanova, Faulkner, Michaux. Le colloque « L’œuvre de François Roustang » explorera ces conditions de l’œuvre. Vendredi 20 mars 2020 INTRODUCTION Jean-Claude Ameisen, directeur du Centre d’études du vivant Qu’est-ce que l’hypnose ? Portraits de François Roustang thérapeute     9h30 > 13h   Françoise Cibiel, psychothérapeute et éditrice, La disjonction Sylvie Lepelletier-Beaufond, médecin-hypnothérapeute, « Il ne s’agit plus de moi. » François Roustang écologue Nuria Bonvin-Mullor, psychiatre et psychothérapeute de liaison, Hôpital du Valais, Apprendre à désapprendre d’apprendre Jean-Marc Benhaiem, directeur du Diplôme universitaire d’hypnose médicale, Université Paris 6, La pratique de François Roustang     14h30 > 18h   Jean-François Billeter, sinologue, professeur honoraire de la Faculté des lettres, Université de Genève, Roustang et la Chine Vincent Descombes, philosophe, EHESS, Mes conversations avec François Roustang Monique David Ménard, Directrice de recherches honoraire, Université Paris Diderot, Mes combats avec la pensée de François Roustang Clément Rosenthal, artiste, Portraits de François   Samedi 21 mars 2020     9h30 > 12h30   Isabelle Alfandary, présidente du Collège international de philosophie et Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Lecture d’Influence Ali Benmakhlouf, philosophe, Paris Est-Créteil, Institut Universitaire de France, Les vérités socratiques de François Roustang Jacques Donzelot, sociologue, Université de Nanterre Paris-Lumière, Le Socrate de François Roustang et celui de Michel Foucault     14h > 18h   Pascal Nouvel, philosophe, Université de Tours et Centre d’études du vivant, Du magnétisme animal à l’hypnose. Chronique d’une querelle philosophique Marcus Coelen, psychanalyse et médecine, Columbia University et Faculté de médecine La Charité, Berlin, « …or, cela se pense ». Hypnose et psychanalyse Éric Bonvin, psychiatre-psychothérapeute, directeur général de l’Hôpital du Valais et Faculté de biologie et médecine, Université de Lausanne, Du corps animé à être vivant   COMITÉ D’ORGANISATION Jean Claude Ameisen, Ali Benmakhlouf, Monique Chemillier-Gendreau, Monique David-Ménard, Pascal Nouvel

Regards croisés

  • Olivier Rey : Leurre et malheur du transhumanisme, par

    Le mouvement transhumaniste a semble-t-il, malgré le déluge de critique qui s’abat sur lui un peu partout dans le monde et notamment en France dans le champ intellectuel, au moins la vertu de redonner une sorte de second souffle à certains discours en perte de vitesse. Ainsi, en va-t-il apparemment du discours religieux et singulièrement chrétien dans notre pays de même que de la pensée communiste et marxiste en général. Le transhumanisme paraît agir sur eux de la même manière que sur ce personnage grabataire décrit par Saint-Simon ; l’annonce que des vues contraires aux siennes commençaient à se répandre dans tout Paris eut l’effet de le remettre sur pied en quelques heures, redonnant au mourant de la veille une énergie renouvelée qui faisait crier au miracle ses partisans, dont la plupart l’imaginaient déjà mort et enterré. Ainsi les universités catholiques et autres Collèges des Bernardins multiplient-ils ces derniers temps comme des petits pains les congrès et séminaires consacrés au transhumanisme, de même que les penseurs marxisant montent avec virulence au créneau pour dénoncer cet ultime avatar du capitalisme qu’il incarnerait. Si l’on ajoute à ces deux courants de pensée le courant plus marginal, mais non dépourvu de dignité, des amateurs de chasse, pêche et autres traditions tauromachiques défendu brillamment par Francis Wolff[On peut consulter un entretien à [cette adresse.[/efn_note] on a fait à peu près le tour des idéaux pour lesquels la confrontation aux thèses transhumanistes semble faire l’effet d’une deuxième jeunesse. C’est précisément dans ce sillon du christianisme requinqué par le transhumanisme que s’inscrit la parution récente, parmi de nombreuses autres du même tonneau, du livre du « philosophe-mathématicien » Olivier Rey intitulé Leurre et malheur du transhumanisme[Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée De Brouwer, 2018[/efn_note]. En moins de 180 courtes pages, le chercheur au CNRS assène ce qu’il faut bien considérer comme son « avis » à propos du transhumanisme. Après qu’un commentaire plutôt élogieux et partisan en eut été publié [sur ce site-même, il m’a semblé qu’un regard un peu moins enthousiaste pouvait être porté à son sujet, afin en quelque sorte d’équilibrer le jugement. L’ingénieur critique de la mesure Olivier Rey, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, incarne de toute évidence à merveille, dans le très actuel champ intellectuel catholique le rôle sur mesure du penseur brillamment à contre-emploi. De la même manière qu’il y a des médecins célèbres pour critiquer les excès de la médecine, ou d’anciens adeptes des jeux d’argent intraitables dans leurs propos sur les ravages de l’addiction, Olivier Rey campe avec brio le rôle du Polytechnicien de formation dénonçant à présent, en quasiment toute chose, la place excessive accordée à la mesure et au calcul. On ne saurait, comme on le voit, trouver posture intellectuelle plus avantageuse. Quand je dis que la pensée de Rey s’inscrit dans le cadre du christianisme envisageant le transhumanisme, je veux dire que l’on se rend compte assez vite que son ouvrage ne fait que mettre en lumière et expliciter les principaux points de désaccord qu’une certaine conception religieuse peut opposer au transhumanisme. Tout au plus Rey se contente-t-il de rajouter quelques points de vue plus personnels, mais on ne peut pas dire qu’il y ait une véritable originalité dans son propos. Maints ouvrages écrits par d’autres penseurs chrétiens ces derniers temps constituent de semblables variations sur le même thème. Leur force principale est toujours la même : pointer du doigt avec acuité une certaine « démesure » liée à la pensée transhumaniste, tout en faisant valoir à rebours la dimension de finitude humaine que mettrait en avant le christianisme, insistant sur la dimension blessée de la nature humaine et le caractère vain et orgueilleux de vouloir la « réparer ». Et leurs défauts principaux sont également tous les mêmes, avec quelques variantes : la plupart des penseurs chrétiens se contentent de donner un point de vue chrétien sur le transhumanisme en ne prêtant strictement aucune attention aux arguments que les penseurs transhumanistes ont pu eux-mêmes mettre en avant, en ne prenant jamais la peine élémentaire de discuter pied à pied leurs argumentations. A cet égard l’ouvrage de Rey est sans doute plus calamiteux encore que bien d’autres puisqu’il ne cite par exemple jamais le désormais classique From Chance to Choice d’Allen Buchanan, qui constitue pourtant un des foyers argumentatifs les plus connus et puissants en faveur du transhumanisme. Rey, la plupart du temps, en guise d’analyse des penseurs transhumanistes se contente de citer quelques « techno-prophètes » comme Ray Kurzweil ou le désormais incontournable Laurent Alexandre, au sujet desquels de nombreux transhumanistes appellent pourtant à prendre avec grande distance les propos. Mais il est évidemment plus facile de citer quelques déclarations tonitruantes et controversées de personnages singuliers, plutôt que de se confronter aux pensées construites de ceux, plus sérieux et moins tapageurs, que l’on n’a tout bonnement pas pris la peine de lire. La pensée de Rey est en somme sur bien des points comparable à une critique chrétienne du marxisme qui, dans les années 80, se serait contentée de citer quelques propos fracassants de Georges Marchais pour discréditer à bon compte et sans trop d’efforts l’idéal opposé du communisme. Argumentation faible De manière générale, le défaut majeur de ces ouvrages rédigés par les penseurs chrétiens contemporains tient à la grande facilité avec laquelle eux-mêmes réussissent à pointer du doigt les contradictions et faiblesses théoriques de la pensée adverse tout en restant bien malencontreusement aveugles à discerner les leurs propres. Or, ce genre de faiblesse est très vite décelable. Rey en fournit un exemple saisissant, dès le premier chapitre de son livre, lorsqu’il compare l’argumentation transhumaniste à la célèbre métaphore de Freud : « Un homme qui a prêté un chaudron se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur prétend premièrement qu’il a rendu le chaudron intact, deuxièmement que le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, troisièmement qu’il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ses justifications, prises isolément, serait recevable, mais […]