Jacob Rogozinski Jacob : Moïse l’insurgé

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Ce livre s’inscrit dans le prolongement d’Ils m’ont haï sans raison (2015)[1] et de Djihadisme, le retour du sacrifice (2017)[2], ouvrages qui étudiaient différents dispositifs d’exclusion, de persécution et de terreur. Dans cet ouvrage, Jacob Rogozinski approfondit son analyse en prenant pour objet un dispositif d’émancipation qui trouve son origine dans l’histoire biblique. En s’appuyant sur la figure de Moïse, présenté comme un « insurgé », il se propose de travailler le schème de l’alliance entre Dieu et le peuple hébraïque, en lui attribuant un sens sociopolitique.

Dans Moïse l’insurgé, l’auteur interroge en particulier « la relation complexe » qui se noue entre religion (mot provenant du latin religare, « relier ») et émancipation, lutte contre le despotisme. Comme on sait, l’invention de la religion a des causes multiples ; elle ne vise pas uniquement à répondre aux questions existentielles mais peut venir également comme réponse à des troubles d’ordre socio-politique : quels liens y-a-t-il entre le dieu sensible à l’oppression et celui qui consacre le pouvoir des conquérants et des rois ?

  1. Rogozinski laisse de côté la religion en tant qu’essence pour s’intéresser aux dispositifs de pouvoir sur lesquels elle repose et sans lesquels elle ne saurait, selon lui, exister. Pour évoquer les institutions religieuses, il reprend la définition que Foucault donne du concept de dispositif : « ensemble hétérogène de pratiques et de représentations d’institutions et de discours, traversé par des lignes de fracture et confronté à des résistances qui l’amène à se modifier ». L’auteur, dans son étude, montre que les dispositifs de croyance, en tant que dispositifs d’ordre religieux ou politique, peuvent rapidement devenir des instruments de pouvoir et de domination, voire d’oppression, trouvant leur justification en eux-mêmes ; ils se changent alors en dispositifs d’asservissement de l’homme par l’homme. En opposition, se créent des contre-dispositifs qui visent à libérer les dominés de leur soumission, volontaire ou involontaire, aux rapports de domination.
  2. Rogozinski prend comme métaphore de cette confrontation le dispositif mosaïque qui, en tant que contre-dispositif, serait le premier modèle d’émancipation à avoir laissé une trace dans l’histoire (Moïse aurait-il été le premier dans l’histoire à conduire une révolution ?). À partir de cette hypothèse reposant conjointement sur l’exégèse des textes bibliques et les découvertes archéologiques, l’auteur décrit deux systèmes socio-politico-religieux qui n’ont cessé de se répéter jusqu’à nos jours et de s’opposer dans la lutte des opprimés contre leurs oppresseurs : exemplairement, dans l’Antiquité tardive, le christianisme, porté par la figure de Jésus-Christ, a constitué une tentative révolutionnaire à l’encontre du pouvoir romain, de même qu’au XXe siècle, la révolution bolchévique s’étayant sur le marxisme, s’appuyant elle-même sur le paradigme de la Révolution française, a constitué la réponse à l’oppression tsariste mais sans arriver à donner naissance à une société égalitaire.

Pour mener à bien sa démonstration, l’auteur explore en détail le récit biblique. Ainsi la Torah fait descendre d’Abraham le peuple hébreu qui avait passé autrefois une alliance avec son dieu ; J. Rogozinski insiste plus particulièrement sur le souvenir de ce pacte, toujours présent alors que les Hébreux sont tenus en esclavage en Egypte. Au nom de cette alliance, Dieu leur envoie Moïse pour les faire sortir de ce pays, autrement dit les émanciper, et les ramener en Canaan, la Terre promise.

  1. Rogozinski interroge cette légende biblique, et distingue deux types d’alliance, impliquant deux modes de relation différents au divin. Ce dieu qui se révèle à Moïse est-il le même que celui d’Abraham ? L’alliance qu’il passe avec les Hébreux au Sinaï confirme-t-elle une alliance plus ancienne ou scelle-t-elle un nouveau type de pacte ? Qu’en est-il du personnage de Moïse : est-ce une figure mythique ou a-t-il vraiment existé ? On lui attribue diverses origines, parfois plusieurs existences (deux Moïse pour Freud, mais J. Rogozinski ne retient pas cette hypothèse). Ces événements dramatiques qui sont dépeints dans l’Exode auraient pu, en réalité, se passer sur la terre de Canaan occupée par l’Egypte : une révolte d’opprimés face aux dominants ? Sur ce point, l’auteur conteste une migration massive des Hébreux de l’Egypte vers Canaan, car on n’en trouve aucune trace dans les archives égyptiennes. Canaan est-il vraiment la patrie d’origine des Hébreux ? Sinon, que signifient « Canaan » et l’« Egypte » dans les textes anciens ?

Confronté à la remise en question des principales affirmations présentées dans l’Exode, l’auteur tente une « déconstruction du judaïsme » (titre qu’il avait envisagé de donner à son livre), pour tenter de dégager le « noyau de vérité historique » et humain contenu dans le récit biblique. Il propose donc de désarticuler le dispositif qui se présentait comme une identité compacte, alors que dans la Torah, il y a plus d’une origine, plus d’une alliance, plus d’un peuple et peut-être plus d’un dieu. Il ne faut pas non plus oublier que l’écriture ou plutôt les écritures du livre saint recouvrent plusieurs périodes de l’histoire des Hébreux et qu’ils sont l’œuvre de scribes ayant vécu à diverses époques. (Se pose alors la question des différentes figures du Moïse, y compris la figure du législateur.)[3]

Pour sa part, l’auteur considère que l’on ne peut limiter la sortie d’Egypte aux seules interprétations spirituelles allégoriques ou mystiques : les dimensions historique, archéologique doivent également être reconnues de même que la dimension socio-politique que représente la révolte de travailleurs immigrés (les Hébreux), soumis à d’épuisantes corvées. Moïse a précisément pour mission de délivrer ces travailleurs de leur servitude afin de les ramener sur leur terre, où ils pourront vivre libres.

La lecture socio-politique de la Bible engagée par J. Rogozinski ne l’empêche pas d’interroger la figure de Moïse. Cet homme a-t-il existé ? Si oui, d’où viendrait-il ? Qui était-il ? Et si Moïse avait été lépreux, c’est-à-dire un impur (comme le suggère certains récits) ? Un réprouvé ? Un proscrit ? Un marginal ? Ceci expliquerait sa volonté de révolte et son positionnement du côté des opprimés.

Fidèles aux textes, l’auteur reprend les différentes configurations suggérées concernant la naissance de Moïse : ni le nom de son père, ni celui de sa mère ne sont évoqués ; se trouve toutefois mentionnée son appartenance à la tribu de Levi. La généalogie qui situe Moïse comme fils d’Amram et de Yokéved n’apparaîtra que bien plus tard. Après sa naissance, l’enfant est caché pendant trois mois (en raison du décret de Pharaon proclamant la mise à mort des fils hébreux premiers nés) puis il est abandonné par sa mère dans une corbeille déposée sur le fleuve. C’est seulement lorsque l’enfant est recueilli par la fille de Pharaon et qu’« il a grandi » que celle-ci le nomme enfin ; « elle crie son nom : Moïse [Moshéh] et elle dit parce que je l’ai tiré [meshetihou] de l’eau »… Est-ce un nom prophétique qui annonce la mission libératrice de Moïse ? Mais est-ce bien un nom hébreu ? Les historiens s’accordent pour proposer une étymologie égyptienne ; il s’agirait en fait d’un nom commun, entrant généralement en composition avec un nom propre, et qui signifierait « fils » (de). La racine de ce nom (mss) se retrouve fréquemment dans la langue égyptienne, par exemple dans Thoutmosis ou Ramsès. Mais d’autres interprétations et origines restent possibles.

Du point de vue du mythe, si ses ascendants sont des lévites, Moïse est marqué par une malédiction ancestrale puisque Jacob, l’un de leurs ancêtres légendaires, au moment de bénir ses fils sur son lit de mort, en a écarté Siméon et Lévi, qu’il a maudit ainsi que leur descendance. Moïse serait donc issu d’une tribu maudite, condamnée à être dispersée et à rester sans terre. Une autre malédiction rajoutée ultérieurement faisait entendre que Yokéved était la tante d’Amram, Moïse étant alors issu de cet inceste. L’hypothèse proposée est donc que le dieu de Moïse aurait décidé qu’il serait souillé par la faute de ses parents pour qu’il ne se prenne pas pour un roi ! Cette hypothèse va dans le sens d’un Moïse lépreux marqué dans sa chair par la faute et qui, mis en marge de son groupe social, est devenu habirou.

Dans les ruines d’El Amarna en Egypte, des lettres adressées par des petits rois de Canaan au pharaon Akhénaton font mention de rébellions menaçant leur pouvoir ; ces rébellions sont dirigées par de dangereux ennemis nommés Habirou, capables de soulever des peuples entiers, de s’emparer de villes et de tuer les rois. Ce sont des hommes sans terre, sans tribu et sans maître. Habirou correspond à un mode de vie, on le devient par rupture avec l’ordre établi, par la révolte, à la suite d’une fuite, d’une condamnation, d’un exil – d’un exode ? Les Habirou sont des « damnés de la terre » qui, lorsqu’ils se regroupent, arrivent à s’organiser et mettent en place des contre-dispositifs de pouvoir. Par exemple, dans cette même Antiquité, le gladiateur Spartacus, à l’origine de la troisième guerre servile, avait provoqué un soulèvement d’esclaves contre la République romaine, entre 73 et 71 av. J.-C. (non cité par Rogozinski).

Le contre-dispositif mosaïque illustre-t-il une répétition de révoltes qui traversaient Canaan du temps de l’occupation égyptienne ? Les habirou étaient-ils des Hébreux vivant en Canaan ? J. Rogozinski souligne que le terme habirou est péjoratif : il désigne la racaille, l’élément hétérogène, le restant impur des peuples de la région alors que ce n’est pas le cas du terme « Hébreu », même si, dans la Torah, ce terme peut avoir une connotation ironique ou hostile lorsqu’il est employé par des ennemis, Egyptiens ou Philistins.

L’auteur se réfère à l’archéologie en mesure de donner une réponse à partir de la découverte de vestiges de communautés villageoises établies dès le XIIIe siècle avant J.-C. dans les hautes terres du centre de Canaan pour se protéger de l’asservissement, peut-être le noyau originel de ce qui deviendra le peuple d’Israël. Ainsi, pour certains auteurs[4] cités par J. Rogozinski, l’Exode serait une construction rétrospective puisque les événements évoqués par la Torah concernant l’Exode seraient plus récents et auraient été inventés au VIe siècle av. J.-C., hypothèse d’autant plus crédible que des preuves incontestables de la réalité de l’Exode n’ont toujours pas été trouvées. Serait-ce donc pendant leur captivité à Babylone que les Hébreux auraient évoqué un exil antérieur, avec l’espoir d’un retour en un temps où il n’y avait pas de roi en Israël, celui des Juges ? Serait-ce une construction fictive qui rend compte d’un noyau de vérité refoulée qui témoignerait d’un événement réel, d’un temps où les Egyptiens avaient asservi Canaan et exploitaient le pays qu’ils avaient conquis ? Pour briser la résistance des peuples qu’ils avaient soumis, les Egyptiens auraient procédé à des déportations massives de populations, de sorte que des esclaves, des proscrits originaires d’autres contrées, se seraient réfugiés dans les montagnes de Judée.

L’hypothèse avancée par J. Rogozinski est audacieuse : « Pour ceux qui participaient aux soulèvements, cette période pouvait ressembler à une interminable marche vers une lointaine Terre promise. C’est probablement le départ des armées égyptiennes, principal soutien des rois de Canaan, qui aura permis à la révolution d’être finalement victorieuse. » Il considère alors que ce qui est présenté par la Bible comme la sortie d’Egypte, en réalité, aurait eu lieu en Canaan. Si l’on suit ce fil, l’Exode serait une construction après-coup relatant la révolte d’esclaves, d’exclus, de marginaux contre le pouvoir dominant. Le récit biblique est une métaphore pour la sortie de la servitude qui se traduit par un déplacement géographique et temporel qui lui donne une dimension mythique et plus seulement historique. Toutefois, si l’on accepte ce basculement, que désigne l’ouverture de la « mer des Joncs » dans ce contexte ? Interprétation possible : le peuple est tiré des eaux de la servitude par Moïse, qui lui-même a été littéralement sauvé des eaux.

Mais alors, qui peut bien être Moïse ? Est-il un insurgé, un transfuge, un noble égyptien ou un noble cananéen éduqué en Egypte qui aurait rejoint les rebelles habirou avant de devenir leur chef ? Ce basculement entre le Moïse noble, de sang royal, et le Moïse damné de la terre, exclu, lépreux, n’est pas sans évoquer avant la lettre « le roman familial du névrosé »[5]. Ce qui complexifie la figure de Moïse…

Le dieu que se choisissent les rebelles est un dieu qui entend la plainte des opprimés ; en cela, il se distingue des autres dieux, il promet aux habirou que s’ils combattent pour leur liberté, ils entreront dans une terre nouvelle délivrée de l’injustice. Cette population d’insurgés se trouve un chef qui s’impose ; l’homme charismatique capable d’entraîner les foules à rompre avec l’ancien dispositif n’est autre que Moïse, décrit par la Torah comme un homme en rupture, un fugitif, un exilé aux nombreuses identités : fils de Lévite, adopté par la fille de Pharaon, il est berger chez les Madianites, et devient médiateur d’un dieu qui le charge de la lourde tâche de faire connaître aux hommes les Tables de la loi, support d’un ordre humain et social sans asservissement définitif, affirmant l’Etre d’un dieu libérateur qui, si ses Commandements, ses préceptes sont suivis, fera en sorte que son peuple atteigne la Terre promise. Yahvé, acronyme de « Je serai celui qui sera » ; dieu, la promesse, est toujours à venir. J. Rogozinski conteste cette interprétation traditionnelle en proposant avec Buber d’entendre autrement le Nom : comme un cri-souffle.

Moïse n’a jamais cherché à s’imposer comme roi, de sorte que le pouvoir du dieu qu’il promeut (à son image) est reconnu par son peuple dans un rapport d’égalité, selon un système politique horizontal que J. Rogozinski qualifie de théo-démocratique, qu’il distingue du principe monarchique vertical.

Ce dispositif aurait fonctionné durant la période des Juges jusqu’à Samuel (env. 900 av. J.-C.). Alors que ce dernier rejetait manifestement la hiérarchie royale, devant l’insistance du peuple n’ayant plus le courage ni la responsabilité de se gouverner lui-même par lui-même, il rétablit la royauté avec Saül (tribu de Benjamin) de sorte que le peuple puisse retrouver la sécurité dans la servitude. (Cf. La Boétie, « Discours de la servitude volontaire »).

Mais auparavant, l’« exode » conduit par Moïse, en s’opposant au dispositif monarchique, devint porteur d’un « souffle » nouveau qui se traduisit par une révolte contre l’oppression étatique ; il permit au peuple de se libérer de la servitude à laquelle, en fonction des périodes et des événements, le peuple peut également aspirer (recherche d’une idole, notamment le Veau d’or).

Comment l’auteur décrit-il l’épopée de Moïse ? Il s’agit d’une série d’événements sans précédent dans l’histoire humaine, comprenant la libération d’un peuple du joug de l’esclavage mais aussi la proposition d’un pacte d’alliance passé entre un peuple et un dieu. Moïse est seul face à Dieu, aucun prêtre n’est présent comme intermédiaire, de sorte qu’il supprime tout dispositif religieux institutionnel (le dispositif sera-t-il réinstauré par son frère, Aaron, en tant que grand-prêtre ?). Opposé à la personnalisation du pouvoir, Moïse instaure une théocratie radicale où le pouvoir souverain n’appartient à aucun homme, ce qui facilite l’alliance directe entre le dieu égalitaire et son peuple. Ici, il n’y a pas de filiation entre un dieu et un homme telle qu’elle s’impose pour le pharaon ou tout autre monarque qui se revendiquerait de droit divin. De ce fait, c’est le peuple dans son ensemble qui est l’élu de YHVH. L’auteur rappelle que Spinoza[6] a très bien vu et décrit ce dispositif par lequel les hommes se soumettent et transmettent leurs droits à leur dieu, ce qui les rend parfaitement égaux dans leur rapport à l’altérité. Egaux par rapport aux commandements de Dieu instaurant des liens démocratiques dans un système théo-démocratique. Mais cette confrontation trop directe, trop aveuglante devant le « buisson ardent », n’a-t-elle pas incité le peuple à chercher un médiateur en la personne de Moïse ?

Dans le dispositif mosaïque, aucun homme ne peut se substituer à Dieu ; ainsi s’impose un espace sans intermédiaire que je qualifierai de vide pour que puisse s’instaurer la dimension symbolique entre Dieu  et son peuple, de sorte que Dieu est en mesure d’entendre le cri des asservis et de les aider à se libérer de leurs oppresseurs. Néanmoins le Livre de Job fait savoir que Dieu peut rester volontairement sourd aux appels de détresse. Puisqu’il s’implique directement dans l’Alliance, YHVH, selon J. Rogozinski, n’occupe pas la place d’un tiers transcendant ; il est un partenaire, il s’engage directement dans les affaires de son peuple. Sans l’exprimer ainsi, l’auteur introduit la dimension d’altérité présente dans le souffle qui fait fonction de garant symbolique de l’engagement de Dieu et qui tient lieu de loi. De ce fait, chacun des membres du peuple appartient à part égale à la communauté de l’alliance, et dans cette communauté où le pouvoir se distribue égalitairement, chaque homme ou chaque femme peut être investi par le souffle pour prophétiser, pour « juger » ou conduire le peuple au combat. Dans ces conditions, Moïse est simplement le garant de la circulation du pouvoir, et de sa non-détention par un seul. Il se situe dans un rapport à la Loi édictée par Dieu.

C’est avec l’avènement du roi David que, dans la Bible, le roi redevient porte-parole de Dieu. Désormais, le pacte ne concerne plus que la maison de David, seule investie du souffle divin, le peuple se trouvant quant à lui exclu de cette alliance royale, contrairement à ce qui avait été défini et promu par le dispositif mosaïque. Alors que dans l’alliance du Sinaï, l’énoncé était : « vous serez mon peuple et je serai votre dieu », l’alliance de David se caractérise par l’énoncé suivant : « je serai ton père et tu seras mon fils ». Cette dernière alliance, comme celle avec Abraham, est fondée sur la semence, autrement dit elle dépend du droit du sang. Elle nécessite une appartenance à une famille, à une caste ou à une ethnie spécifique, renvoie à l’idée de « peuple élu » choisi et distingué des autres peuples, tandis que l’alliance mosaïque fait intervenir le souffle de YHVH partagé par l’ensemble du peuple sans distinction hiérarchique ni rejet des étrangers. Le dieu mosaïque répond aux appels de détresse des asservis et, à l’instar du dieu catholique (celui de Saint Paul), répand son souffle sur toute chair, dans un mouvement d’émancipation universel. Alors que, dans le Proche-Orient et le Moyen-Orient anciens, les divinités traditionnelles consacrent le pouvoir des rois et des Etats, le souffle de YHVH libère ceux qui subissent leur domination et les fait sortir de ce que le livre de l’Exode et l’Aggadah appellent la Maison de Servitude. À ceux qui sont restés fidèles à l’alliance de Moïse, il impose un monothéisme de la fidélité régi par les Dix paroles gravées dans la pierre qui façonnent et éternisent la figure de Moïse tout en déterminant le respect que les Juifs portent au Livre qu’ils ont longtemps considéré comme leur patrie.

Se pose aussi la question de la distance entre Dieu et le peuple à partir du moment où se développe la caste des prêtres. Dieu, enfermé dans le Saint des Saints, devient moins accessible. Les prêtres, au même titre que le roi, seraient alors en rapport privilégié avec Lui. Le rôle d’intermédiaire éloignerait le peuple du pouvoir de décision, et donc rendrait plus compliquée la perspective démocratique. Ce n’est qu’au moment de sa mort que Moïse désigne son frère Aaron, le prêtre lévite, comme intermédiaire et représentant de la parole sacrée.

Qui est le Dieu de Moïse, celui du souffle ? Cette interrogation porte sur ses multiples visages invisibles, car il est à la fois impossible et interdit de le représenter. S’il se manifeste, c’est parce qu’il est invoqué, que son souffle produit des effets performatifs. Pas plus qu’il ne « se laisse assigner à un être ici, il ne se réduit pas à un être ceci ». Il n’a ni identité sexuelle, ni filiation ; pour J. Rogozinski, ce dieu n’est pas en position de père, ce qui va à l’encontre de la théorie freudienne se référant au christianisme qui place Jésus en position de fils qui nomme Dieu « père ».

Peut-on alors dire qu’il est pur souffle ou encore pur Esprit, qu’en est-il de son immanence et de sa transcendance ? Quelle est sa substance et quels sont ses noms ? Ils sont multiples et imprononçables. J. Rogozinski rappelle que lorsqu’on évoque faussement le nom de YHVH, c’est à un autre dieu que l’on s’adresse : à El Shaddaï, El ou encore Elohim. Mais le nom El n’a-t-il pas une origine cananéenne ? N’y-a-il pas eu confrontation et fusion avec le nom de YHVH d’origine madianite ? L’auteur avance qu’initialement le dieu de Moïse ne serait pas un dieu unique qui exclut les autres divinités mais un dieu intégrateur faisant Un, qui accueillerait les autres dieux ; si l’on se rapporte à Freud, je dirais par identification (incorporation). Ainsi le dieu d’Israël se présente comme un dieu unificateur et pacificateur qui rassemble les hommes antérieurement séparés par leurs ethnies ou leurs croyances. Cette interprétation s’oppose à l’idée qu’Elohim – YHVH ne s’intéresse qu’au seul peuple d’Israël et se désintéresse des autres, voire appelle à la suppression des autres, ceux qui ne suivent pas sa Loi.

Le modèle religieux intégrateur peut renvoyer au modèle égyptien de l’hénothéisme (aboli uniquement sous Akhenaton), et au modèle religieux gréco-romain propre à la période hellénistique et aux premiers siècles de notre ère, avec l’inclusion de toutes les croyances. Il marque un esprit d’ouverture mais aussi une attaque contre le Symbolique, l’Unique Dieu, invention propre au judaïsme, car dans ce cadre mouvant et inclusif, toutes les croyances se valent, du moins à partir du moment où allégeance est faite au régime politique en vigueur : empereur ou pharaon régnant. Plutôt que différents dieux, il conviendrait alors de parler de différentes figures d’un Dieu Unique, qui changent en fonction des scribes : le yahviste, l’élohiste ; est décrit un dieu tantôt proche tantôt plus distant, qui se rétracte, voire s’absente (cf. la notion de « Tsimtsoum »).

Dans les textes qui se réfèrent au rituel, la principale prière, le Chema Israël proclame Adonaï ekhad, invoque le Dieu unique, le Dieu d’Israël jaloux et exclusif qui, selon l’interprétation traditionnelle, assigne une terre au peuple élu qui se distinguerait des autres peuples par la rigueur de ses lois transmises par Moïse. Alors que le dieu inclusif, qui se veut universel, est plutôt celui que saint Paul se donne pour mission de faire connaître par le biais du Christ. Pour J. Rogozinski, le Dieu inclusif et universel est déjà présent dans le judaïsme ; cette idée lui permet d’avancer la notion d’« universalité juive », avant même le catholicisme prôné par saint Paul.

  1. Rogozinski rappelle que Paul, au premier siècle de notre ère, bien que s’opposant à Moïse, s’est donné la même mission que ce dernier : fonder une communauté de fidèles unis par une croyance neuve, un « Verus Israël » voulu par le Christ, un autre libérateur, meneur d’hommes, substituant la foi à la chair, dont la religion s’est affirmée comme universelle. Lui aussi présente une communauté charnelle des opprimés avec la mission de détruire l’ancien monde, d’où l’idée d’une apocalypse devant engendrer une ère nouvelle, marquée par l’émancipation.

Si l’on adopte le cheminement proposé par l’auteur, pourquoi ne pas passer de la critique de la religion en tant que dispositif de pouvoir à la critique de la tyrannie politique ? C’est ce qu’a fait Marx en nommant « prolétariat » les damnés de la terre auxquels il a conféré une mission messianique émancipatrice qui s’est voulue aussi universelle.

Ces dispositifs et contre-dispositifs qui réapparaissent au cours du temps, tant dans le domaine religieux que dans le domaine socio-politique, rendent bien compte de la domination de l’homme par l’homme, d’une quête de liberté mais aussi d’asservissement qui déterminent les rapports humains, et qu’aucun savoir, malgré leur répétition dans l’histoire, ne peut changer.

À l’époque où nous vivons, les hommes sont-ils encore en mesure de faire alliance, sur le modèle du contre-dispositif mosaïque, pour éviter, avec la « dévastation de la Terre », la destruction d’eux-mêmes ? Sauront-ils choisir la vie, la liberté et l’égalité plutôt que la barbarie ?

Ce livre, dans le champ philosophique et socio-politique qui est le sien, porte, par sa lecture personnelle, originale et pertinente de la Bible et de ses sources historiques, à se poser ces questions actuelles fondamentales.

***

[1] Rogozinski Jacob, (2015) Ils m’ont haï sans raison, Paris, Ed. du Cerf, ouvrage dans lequel est analysé le phénomène de la chasse aux sorcières en lien avec la passion haineuse.

[2] Rogozinski Jacob, (2017) Djihadisme : le retour du sacrifice, Paris, Desclée de Brouwer.

[3] La question des textes de loi est plus particulièrement évoquée dans le Deutéronome et le Lévitique.

[4] Voir M. Leverani, La Bible et l’invention de l’histoire, p. 470.

[5] Freud S. 1909, Le roman familial du névrosé, trad. J. Laplanche, Paris, PUF, 1978, p. 157-160.

[6] Spinoza B., (1670), Traité théologico-politique, chap. XVII, § 8-9, p. 547-549.

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