Jacques Lefèvre d’Etaples : La magie naturelle. Livre I. L’influence des astres

Jacques Lefèvre d’Etaples (vers 1450-1536) est sans doute resté dans les mémoires pour avoir incarné l’une des grandes figures du commentaire humaniste et non scolastique des œuvres d’Aristote ; théologien de belle envergure et aux idées réformistes, nettement influencé par un certain néoplatonisme, il publia également de nombreuses traductions dont celles du Pimandre (1494) et de l’Asclépius en 1505, prenant ainsi une part considérable dans la diffusion des Hermetica en France. Etudiée par Isabelle Pantin[1], cette traduction fut accompagnée de commentaires personnels néanmoins relégués en notes imprimées à la fin des dialogues. Néanmoins, manifestement réticent face à la dimension magique des Hermetica, Lefèvre préféra accompagner le texte de notes prudentes et signifia à de nombreuses reprises son refus de pratiques visant à capter les forces naturelles pour en faire un usage « magique ».

Or, en 1916, on découvrit qu’il avait consacré à la fin du Quattrocento un long traité à la Magie, non pour la condamner mais, bien au contraire, pour en présenter les principes fondamentaux dans une optique essentiellement théorique ; ce traité, contraire à l’image que l’on pouvait avoir de l’auteur, fut considéré comme une erreur de jeunesse et ne fut pas véritablement édité.

C’est donc à la correction de cette lacune que s’est attelé Jean-Marc Mandosio, spécialiste du néo-latin et traducteur entre autres du classique Hermès l’égyptien de Garth Fowden[2] dont on ne saurait trop louer la profondeur d’analyse ni l’étendue de l’érudition. Dans une collection récente des Belles Lettres, intitulée « Bibliothèque secrète »[3], J.-M. Mandosio a en effet édité et traduit à partir du manuscrit parisien – avec quelques variantes – le premier livre d’un traité étrange de Lefèvre d’Etaples, intitulé La magie naturelle [De magia naturali], publié vers la fin du XVè siècle et semblant trancher avec le reste de son œuvre.

Présentant de manière substantielle aussi bien le traité général que le livre 1, l’éditeur et traducteur propose de nombreuses pistes pour aussi bien dater le traité que situer la place de ce dernier au sein de l’évolution d’une pensée plus complexe qu’il n’y paraissait.

A : La magie oubliée de Lefèvre d’Etaples

Profondément humaniste, Lefèvre d’Etaples connut une « carrière » pour le moins surprenante car une grande partie de sa vie se déroula au service de l’un de ses anciens élèves, Guillaume Briçonnet (1470-1534), abbé de Saint-Germain-des-Prés puis de Meaux. Avec ce dernier, d’Etaples chercha à remettre de l’ordre dans les dérèglements de la vie monastique tout en publiant des traductions et des commentaires du Nouveau Testament. Cela put occasionner dans le premier tiers du XVIè siècle de nombreuses querelles car, en bon humaniste, il visait moins à respecter une autorité figée qu’à aborder le texte de manière philologique et comparative, mettant en regard la Vulgate et la Septante, et corrigeant s’il le fallait celle-là par celle-ci.

Soucieux de la compréhension originale des textes, proche en cela de positions réformistes sans jamais être partisan de la Réforme, il put apparaître comme plus audacieux qu’il ne l’était vraiment sur le plan théologique, son érudition encyclopédique l’amenant à mettre en perspective un certain nombre de textes dont il voyait autant les biais de traductions que les points aveugles dans le commentaire. Ce fut pourtant avec grande surprise que l’on découvrit en 1916, grâce à Augustin Renaudet, que Lefèvre d’Etaples avait composé six livres de Magie naturelle dont seuls quatre furent d’ailleurs publiés à l’occasion. Mais, mal édités et peu compris, ils furent vite méprises voire oubliés, ce dont témoigne le colloque de 1992 qui lui fut consacré et dont les actes ne mentionnèrent pas une seule fois la présence de ce traité. Aujourd’hui encore, la page Wikipédia de Lefèvre d’Etaples ne fait pas une seule fois mention de la dimension hermétique de son œuvre, si ce n’est pour évoquer en bibliographie la récente édition du livre I du De magia naturalis. On peut ainsi, avec J.-M. Mandosio, dresser un constat sévère en la matière :

« Faute d’avoir été publié, le De Magia naturali est resté une simple bizarrerie. Même les spécialistes de la magie s’y sont peu intéressés, malgré les travaux pionniers de Renaudet, Thorndike, Rice et Copenhaver. Les deux historiens de la magie médiévale qui se sont penchés il y a peu sur ce traité, Richard Kieckhefer et Jan Veenstra, n’ont rien apporté de nouveau : le premier est mal informé, le second superficiel[4]. »

Disons dès à présent que la nouvelle édition de ce Traité répare avec brio le mépris voire l’oubli dans lesquels était tombée la présentation de la magie par Lefèvre d’Etaples ; entre la précision de la présentation qui, tout à la fois, examine de près la datation – et donc le contexte – de sa rédaction, le sens de la magie astrale qui y est défendu, la place de la magie au sein de l’œuvre et, par ailleurs, la qualité de l’édition du texte et de sa traduction, mais aussi le commentaire suivi du texte s’étendant sur plus de 120 pages, le lecteur dispose désormais, avec ce premier volume, d’une porte d’entrée fiable et bienvenue dans une partie méconnue des œuvres de Lefèvre d’Etaples qui crée une certaine impatience quant à la publication des volumes suivants.

B : Le contexte et la date de rédaction

1°) L’enjeu de la rencontre avec Pic de la Mirandole

Un des points particulièrement sensible tient aux raisons pour lesquelles Lefèvre d’Etaples fut poussé à s’intéresser à la magie et aux œuvres qu’il put être amené à lire pour y puiser sa motivation. Il semblerait ainsi que ce soit en Italie, en 1491-1492, qu’il découvrit une passion pour la magie et le néoplatonisme. Il y rencontra assurément Ermolao Barbaro, figure essentielle de l’humanisme renaissant, mais aussi les philosophes emblématiques de l’Italie renaissante, Marsile Ficin et Pic de la Mirandole. On sait qu’à cette époque Lefèvre d’Etaples travaillait à la traduction en français de la traduction par Ficin des Ennéades ainsi qu’à une traduction commentée de la Théologie mystique du Pseudo-Denys sur laquelle nous reviendrons car elle jouera un rôle crucial dans le retournement de 1499 ; mais il semblerait que c’était surtout le jeune Pic qui piquait sa curiosité et qu’il souhaitait rencontrer par-dessus tout. Pourtant, note prudemment l’éditeur, « il est peu vraisemblable qu’il ait pu lire les écrits de Pic sur la magie et la cabale avant son voyage en Italie. Les 900 Conclusions et l’Apologie avaient été interdites et retirées de la circulation[5]. » Et J.-M. Mandosio d’enfoncer le clou : « Que l’orthodoxie désormais professée par Pic ait été ou non entièrement sincère, la magie et la cabale ne sont plus pour lui à l’ordre du jour au moment où il rencontre Lefèvre[6]. »

Mais à peine a-t-on dit cela qu’il convient de nuancer les certitudes qui pourraient en découler, et ce pour deux raisons. D’abord parce qu’un disciple de Politien et admirateur de Pic, à savoir Pietro Baldi del Riccio, laissa un témoignage selon lequel il avait assisté à une conversation entre Pic, Savonarole et Lorenzo Lorenzi au cours de laquelle Pic avait défendu la prisca theologia et le caractère sacré de la magie de Zoroastre supposément transmis par les Oracles chaldaïques. Or, au regard des circonstances que décrit le témoin, il n’est pas exclu – pour ne pas dire qu’il est très probable – que cette conversation ait eu lieu entre 1490 et 1492, plusieurs années donc après la condamnation de 1487 et plusieurs mois, voire années, après la publication de l’Apologie que Lefèvre a, par ailleurs, sans doute consultée lors de son premier séjour italien. La rencontre avec Pic ne saurait donc être interprétée de manière certaine comme l’occasion d’une discussion avec un homme ayant rompu avec les Oracles chaldaïques, la théurgie et une certaine approche de la prisca theologia. Par ailleurs, on sait que Pic donna à d’Etaples la traduction de la Métaphysique d’Aristote accomplie par Bessarion, figure du néoplatonisme renaissant.

Quel intérêt peut-on tirer de cette série de détails historiques ? D’abord et avant tout que les premières lignes du traité de Lefèvre d’Etaples semblent nettement inspirées de l’Apologie, laquelle contient de larges extraits des 900 Conclusions. Recopions à cet effet les premières lignes de La magie naturelle pour en humer le vocabulaire et la teneur :

« Chez les Chaldéens, les mages correspondaient à peu près à ceux que les Grecs appelaient philosophes. Ce qui les distingue semble être que les philosophes s’adonnent à la contemplation [contemplationi] et à la spéculation [speculationique] plus qu’ils ne se consacrent à mettre à l’épreuve les effets secrets de la philosophie [ad philosophiae secretos effectus probandos] ; les mages, en revanche, essaient les merveilles de la Nature [naturae miracula], de telle sorte que l’ancienne magie des Chaldéens semble bien n’avoir rien été d’autre qu’une certaine discipline pratique accomplissant la philosophie naturelle par des opérations.

C’est pourquoi la magie concerne essentiellement ce qui nous conduit vers les productions occultes de la Nature. Occultes, en effet, sont les attractions produites par l’amitié, occultes les répulsions produites par la haine, occultes, dis-je, sont aussi les transmutations réalisées grâce à la magie naturelle et à une très ingénieuse investigation[7]. »

Profitons de la mention de ces premières lignes pour rappeler que, chez Pic, et notamment dans les 900 Conclusions, était effectuée une sorte de distinction entre la magie « moderne », illicite et fausse parce que privée de sa source vivifiante, et la magie dite « naturelle », licite et non prohibée, et tirant sa force de Dieu[8] :

« 2. La magie naturelle est licite, non prohibée, et sur les fondements théoriques universels de cette science, j’établis ci-dessous mes conclusions personnelles.

  1. La magie est la partie pratique de la science naturelle. (…).
  2. .Il n’est dans les cieux ni sur terre de force latente ou séparée que le Mage ne puisse actualiser ou réunir[9]. »

2°) La datation

Un autre élément essentiel de la présentation du Traité tient à la date de rédaction habituellement située en 1493, véhiculant l’idée qu’il se fût agi d’un livre « rédigé à la hâte » selon un « engouement momentané ». Par une étude précise, J.-M. Mandosio invalide cette date pour les livres II et III par l’invocation d’un argument décisif :

« Etant donné que la fin du livre II de La magie naturelle contient des emprunts à un ouvrage publié dans les dernières semaines de 1494 ou au début de 1495, que l’ensemble du livre s’appuie sur la notion des « chaînes » chaldaïques inspirées du manuscrit dionysien envoyé par Ficin à Germain de Ganay entre le printemps et octobre 1494, et que les éloges du Dauphin qui figurent à la fin du livre III sont nécessairement antérieurs à la mort de l’enfant en décembre 1495, nous pouvons dater avec précision cette partie de l’ouvrage : les livres II et III ont été écrits en 1495[10]. »

Décisive, cette datation renouvelée montre et démontre que, loin d’être rédigé à la hâte dans le cadre d’un enthousiasme irrationnel et passager, ce traité de magie naturelle répond à une préoccupation durable – à tout le moins plus durable que le temps d’un transport de quelques mois – et résiste également à la condamnation de février 1494 contre les magiciens impies, auxquels de toute évidence ne s’identifie pas Lefèvre d’Etaples.

Quant à la fin du texte, la datation stricte est impossible mais « les parallèles que l’on peut établir avec les écrits publiés de Lefèvre vont jusqu’en 1496. On peut dès lors raisonnablement situer la fin de la rédaction vers 1496 ou 1497, à une date en tout cas antérieure à 1499, car cette année-là notre auteur manifeste un changement d’opinion assez spectaculaire[11]. »

3°) Le retournement de 1499 et ses mystères

En 1499, Lefèvre d’Etaples, à la faveur d’une préface pour la traduction et l’édition des œuvres de Denys, rompt de manière explicite avec toute célébration de la magie, rupture qu’il réaffirmera en 1504 puis en 1505 à l’occasion de la réédition des Hermetica, allant jusqu’à supprimer la référence élogieuse à Marsile Ficin : en revanche, il conservera pour Pic une vive estime qui ne se démentira pas.

Comment expliquer pareil revirement ? J.-M. Mandosio constate la chose mais confesse son impossible explication. « On ne dispose pas, écrit ce dernier, d’éléments objectifs permettant d’expliquer le revirement de Lefèvre[12]. » Par ailleurs, le revirement est également sensible lorsque l’on compare ses deux éditions des Hermetica, à savoir celles de 1494 et de 1505. Pourtant, comme le souligne Isabelle Pantin, l’évolution de Lefèvre ne signifie pas la rupture avec toute forme d’hermétisme et la réédition des Hermetica, en dépit des notes exprimant de sévères réserves, consiste à réaffirmer une certaine adhésion De ce fait, « il faut bien altérer un peu cette vision trop nette du « de transitu » de Lefèvre, puisqu’il est évident que sa période hermétisante s’étend au minimum entre les années 1494 et 1505. Sa seconde édition du corpus suppose en effet qu’il a continué à s’y intéresser bien après avoir achevé son travail sur le Pseudo-Denys. C’est donc après avoir pris sévèrement position contre le ficinisme et après avoir condamné toute indulgence excessive contre la pensée païenne, même et peut-être surtout quand elle se mêle de traiter des mystères divins, que Lefèvre juge bon de compléter la collection des écrits du « vetustissimus theologus », selon les termes de l’Argumentum de Ficin[13]. »

N’oublions pas, en effet, que les Hermetica contiennent de la magie, notamment avec l’Asclépius qui structure en grande partie la magie renaissante sous ses formes ficiniennes et kabbalistiques : « Si Marsile Ficin avait promu au rang de connaissance supérieure les écrits de Trismégite et de la magia naturalis, Pic de la Mirandole s’avère être l’artisan d’une autre forme de magia, la magia kabbalistica, ou Kabbale pratique. Celle-ci est complémentaire de la première. En effet, rien n’interdit d’aligner, dans le contexte florentin de la Renaissance, ces deux formes de magie. Tout comme le Corpus [hermeticum] contenait, avec l’Asclepius notamment une doctrine magique, la tradition mystique juive tolère elle aussi une pratique magique[14]. » A cet égard, il n’y a pas qu’un seul mystère dans le revirement de Lefèvre mais bel et bien deux : 1) pourquoi a-t-il brutalement rompu avec la magie vers 1499, et 2) pourquoi ne rompt-il pas, dans ce cas, avec les Hermetica et, en particulier, avec l’Asclepius, qu’il réédite en 1505 ? Voilà deux interrogations auxquelles il est aujourd’hui impossible de répondre.

 

C : Qu’est-ce que la « magie naturelle » de Lefèvre d’Etaples ?

L’idée centrale de toute magie naturelle doit être pensée à partir de la notion de « force » et peut être résumée dans la 776ème conclusion de Pic :

« Il n’est dans les cieux ni sur terre de force latente [virtus] ou séparée que le Mage [Magus] ne puisse réactualiser ou réunir[15]. »

Le mage ou le magicien est ainsi celui qui parvient à saisir la virtus de la nature, ce qui signifie que le mage ne crée rien mais utilise à son profit une force latente déjà présente dans la nature. Cela suppose à la fois une excellente connaissance des forces naturelles, mais aussi une certaine pureté interne du mage sans laquelle aucun usage de ladite vertu – conçue comme force – ne sera envisageable. C’est pourquoi, d’ailleurs, la notion de « réitération » est si étrangère à l’approche magique qui engage l’état de l’expérimentateur et qui refuse donc de penser de manière séparée celui qui expérimente et ce qui est expérimenté : dans ces conditions, il est contradictoire de réclamer de la part de la pratique magique le caractère réitérable qui est exigé de l’expérimentation au sein de la physique moderne. L’idée même de réitération suppose de tenir pour négligeable l’identité et l’état de l’expérimentateur, et donc contredit la logique même d’une approche « magique ».

La question qui se pose au sein de cette dernière concerne le « lieu » où trouver les forces afin de les capter et de les utiliser en vue d’unir – ou de « marier » pour reprendre un vocabulaire alchimique – les éléments qui se présentent comme distincts. La distinction première du mage est celle du Ciel et de la Terre, dont il convient à la fois de viser l’union mais aussi de capter les forces. De ce fait, se dessine de manière primordiale dans l’approche magique du monde la nécessité de tirer les « vertus » du Ciel et donc de décrire une astrologie, puis de penser cette union avec la Terre, donc de penser une « sympathie » par laquelle s’attirent un certain nombre de qualités :

« Par conséquent, écrit Lefèvre, les mages furent autrefois soit des astronomes, soit des médecins, soit des transmutateurs, soit encore tout cela à la fois. Leur attention se tourne en effet de préférence vers l’accomplissement de l’œuvre magique [magicum opus] sous deux aspects, à savoir : l’exploration des choses célestes et celle des choses terrestres.

En effet, la vertu masculine [virtus mascula] du ciel épouse la force féminine [vi feminae] des choses terrestres, et c’est ce qui produit leurs étreintes et attractions mutuelles [mutuus amplexus attractusque][16]. »

La magie de Lefèvre présente de ce fait un sens traditionnel, à savoir celui de capter les influences célestes afin d’opérer selon la « volonté » du mage une série de transformations au sein de la nature sans rompre avec la nature puisque les forces permettant d’obtenir pareil résultat proviennent de cette dernière ; ainsi, la magie n’est-elle rien d’autre que l’expression pratique d’une compréhension intime des forces qui parcourent la Nature au sens large afin d’en tirer un certain usage par lequel s’unissent les choses célestes et terrestres et par lequel aussi un certain usage médical puisse en être tiré.

Par là se dessine déjà un certain refus du cosmos aristotélicien qui, isolant en quelque sorte le monde sublunaire, en fait un domaine avec ses principes propres, coupé des autres sphères ; la magie naturelle procède au contraire d’une approche universelle de l’univers et non localiste, en vertu de laquelle « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas et ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » ; il faut ici saisir la profonde remise en cause de la cosmologie aristotélicienne que véhicule toute forme de défense de la magie qui, intrinsèquement, préfigure un univers unifié selon de mêmes principes – de mêmes forces. Comme le dit volontiers Pic, « Faire de la magie n’est pas autre chose que marier le monde[17]. »

Une telle approche est évidemment en partie – mais en partie seulement pour des raisons que nous expliciterons plus tard – ficinienne. Ficin avait en effet considéré que la magie agit sur le spiritus, car circule entre l’âme du monde et le corps naturel un spiritus mundi qui, « omniprésent dans l’Univers, attire et absorbe les influences astrales, depuis son propre esprit jusqu’au corpus mundi tout entier. Le mage, en se servant des éléments que la nature lui offre dans ses différents règnes, peut donc attirer le spiritus, substance subtile et éthérée[18]. » Et cela permet entre autres de dessiner les contours d’une « magie médicale », les forces captées permettant de détenir une sorte de pouvoir thaumaturge, ce que décrit le livre III du De Vita de Ficin.

De telles pratiques sont accompagnées, chez Ficin, de toute une série de descriptions concrètes de figures permettant de capter de manière privilégiée les forces naturelles, conduisant à une « constellation talismanique[19] ». Or, ce qui frappe à la lecture du premier livre du traité de Lefèvre est l’approche très théorique de la dimension opératoire de la magie, comme s’il la décrivait en intellectuel et non en praticien ; aucune description précise de la fabrication d’objets destinés à capter les forces ne se trouve menée. En revanche, la question médicale y est omniprésente à telle enseigne que l’éditeur parle de « médecine astrale », médecine dont les modalités s’éloignent nettement de celles de Ficin. Par ailleurs, soucieux de légitimer la magie naturelle, Lefèvre convoque les autorités religieuses, à commencer par Albert le Grand dont le Mirabilibus mundi – compilation tardive attribuée au Grand Albert – servait de légitimation à l’ensemble de la pratique.

Ainsi, la lecture de ce premier livre de la Magie naturelle s’avère-t-elle en grande partie fastidieuse ; comme le dit excellemment Jean-Marc Mandosio, nous avons sous les yeux une sorte de « combinatoire formant réseau », décrivant les sympathies et antipathies célestes dont l’approche demeure purement descriptive, et sans que l’on ne sache concrètement ce que sont les « forces » qui parcourent l’univers – à ce titre, le Traité n’est pas spéculatif – ni comment concrètement les capter.

Illustrons, pour finir, la manière de faire par un passage consacré à Saturne et au Bélier :

« Saturne avec le Bélier, favorable et heureux, est salutaire pour la tête, la poitrine, l’estomac, les poumons, la rate et les genoux, et les protège contre la chaleur et l’humidité. Il engendre des minerais, des pierres précieuses qui chassent les fantômes, des arbres, des plantes, des racines, des sèves, des écorces, des feuilles, des branches, des fruits, des graines, des animaux, froids au deuxième degré et secs au quatrième, qui sont bons pour la tête, la poitrine et l’estomac, les poumons, la rate et les genoux, et qui ont envers eux une concordance et une attirance mutuelles. Défavorable et malheureux, il est funeste pour la tête, la poitrine, l’estomac, les poumons, la rate et les genoux[20]. »

Conclusion

L’édition et la traduction de ce premier livre du De Magia naturali sont évidemment une excellente nouvelle pour tous les lecteurs de philosophie renaissante mais aussi pour la compréhension de l’histoire de la magie naturelle. La nature même de la philosophie de cette époque, son éclatement entre approche humaniste et scolastique, sa manière d’intégrer ou non des dimensions hermétiques, la place du platonisme sont ici en jeu et l’on est mis face à l’extrême difficulté de faire le départ entre des domaines que nous avons l’habitude de nettement différencier. Quant à la philosophie italienne de la Renaissance, on peut en mesurer les effets et le rayonnement, mais aussi les prises de distance, parfois brutales, qu’observent ses contemporains ou encore les sens différenciés que revêtent les figures de Pic et Ficin, Lefèvre ayant manifestement rompu avec la pensée de celui-ci, et non avec celle de celui-là.

On comprend également que, quelles qu’en soient les profondes différences par ailleurs, les formes modernes de la physique, en particulier les formes newtoniennes reposant en grande partie sur l’idée de « force », ne peuvent être pensées indépendamment de la question de la virtus dans le cadre magique de la Renaissance et de l’aube de l’âge moderne : ces « forces » qui agissent à distance dans le cadre gravitationnel newtonien, qui créent des attractions et des répulsions, des amitiés et des inimitiés entre les corps, relèvent au sens propre du terme de la magie ; or, il a souvent été remarqué que Newton, qui impose en physique la notion de « force », avait connu l’alchimie – et l’avait pratiquée – et la démonstration du livre de Jean-Paul Auffray, Newton ou le triomphe de l’alchimie, paraît extrêmement convaincante. Ainsi, contrairement à une croyance parfois étonnante, la « force » n’est pas une réalité observable mais est, bien plutôt, une sorte de « concept » dont la mesure ne peut être que très indirecte, ce que rappelle fort bien Arthur March dans son classique La physique moderne et ses théories :

« La force comme telle n’est pas susceptible d’être mesurée ; seuls sont mesurables ses effets qui, comme on le verra plus loin, consistent en ce que le mouvement d’un corps est accéléré par l’action d’une force, l’accélération étant d’autant plus grande que la masse du corps est petite. Par conséquent, la seule définition pour le physicien est celle-ci : la force est le produit de la masse par l’accélération ; ce qu’on pourrait exprimer plus précisément de la façon suivante : pour déterminer la puissance d’une force donnée, on agira sur un corps d’une masse connue, le corps subira une accélération et celle-ci, multipliée par la masse, fournira la mesure de la force[21]. »

Néanmoins, il ne faut pas dissimuler le fait que la lecture du Traité de Lefèvre est quelque peu décevante tant l’élucidation conceptuelle de ce dont il est question fait défaut : que sont les « amitiés » et les « inimitiés » dont parle Lefèvre d’Etaples ?  De quelle nature sont ces forces qui structurent l’Univers ? Comment peut-on concrètement les capter ? Lefèvre d’Etaples se borne à établir des tableaux de correspondances et à décrire sans véritable mise en perspective les effets médicaux et humoraux des alliances et des hostilités célestes.

Lefèvre confesse d’ailleurs en conclusion s’être considérablement écarté de toute spéculation sur son objet et affirme avoir établi les correspondances à partir de son savoir propre, appelant à aller bien au-delà de son traité, c’est-à-dire à revenir aux sources :

« Nous avons ajouté ces choses comme autant d’exemples, tirés davantage de nos disciplines que de celles des mages. En effet, la manière de philosopher et la méthode d’investigation ne sont pas les mêmes chez nous et chez les mages. Celui qui désirerait connaître chaque chose plus en détail aurait par conséquent besoin du secours des Latins, mais surtout des volumes des mages chaldéens et indiens qui, ayant sondé les secrets de la Nature [naturae secreta], rattachent chaque chose à son astre propre, à la force intelligible de l’astre [sideris intelligibilem vim] et de l’idée [atque ideam] ; c’est chez eux que Platon se rendit au cours de ses voyages[22]. »

[1] Cf. Isabelle Pantin, « Les « commentaires » de Lefèvre d’Etaples au Corpus Hermeticum, in Présence d’Hermès Trismégite, Paris, Albin-Michel, 1988, p. 167-183.

[2] Garth Fowden, Hermès l’égyptien. Une approche historique du paganisme tardif, Traduction Jean-Marc Mandosio, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

[3] On trouvera une présentation de cette nouvelle collection ici.

[4] Jean-Marc Mandosio, « La Magie naturelle » de Jacques Lefèvre d’Etaples, in Jacques Lefèvre d’Etaples, La magie naturelle, Tome I, L’influence des astres, Traduction Jean-Marc Mandosio, Paris, les Belles Lettres, 2018, p. XII.

[5] Ibid., p. XXI.

[6] Ibid., p. XXIII.

[7] Ibid., p. 1.

[8] Nous renvoyons pour un exposé de cette distinction à l’ouvrage de Jérôme Rousse-Lacordaire, Esotérisme et christianisme, Paris, Cerf, 2009² ainsi qu’à l’entretien qu’il nous avait accordé pour la revue.

[9] Pic de la Mirandole, 900 Conclusions, « 26 conclusions magiques selon mon opinion personnelle », 2-5, traduction Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2002, p. 193-195

[10] Mandosio, art. cit., p. XXXVII.

[11] Ibid., p. XXXVIII.

[12] Ibid., p. XL.

[13] Isabelle Pantin, art. cit., p. 168.

[14] Jean-Paul Corsetti, Histoire de l’ésotérisme et des sciences occultes, Paris, Larousse, 1992, p. 197

[15] Pic, 900 conclusions, 776ème conclusion, op. cit., p. 195.

[16] Lefèvre d’Etaples, De la magie naturelle, I, 2, 3-4, p. 2.

[17] 784ème Conclusion, op. cit., p. 195.

[18] Corsetti, op. cit., p. 194.

[19] Ibid., p. 195.

[20] Lefèvre d’Etaples, La magie naturelle, I, 5, 22, op. cit., p. 13.

[21] Arthur March, La physique moderne et ses théories, Traduction Serge Bricianer, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1965, p. 35.

[22] Ibid., I, 12, 86, p. 38.

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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).