De la lecture de Maine de Biran, Stendhal affirme qu’elle lui fit connaître « le bonheur habituel ». Peut-on rendre plus bel et plus paradoxal hommage à celui qui ne connut que des états fugitifs et ponctuels, ignora les transitions, ne vécut pour ainsi dire que de courte haleine ? La seule continuité de son être fut d’être ramené sans cesse à soi. Biran aura voulu retrouver et fonder, par delà nos habitudes dont la première est de vivre, le sens de l’individualité. Ecrire, c’était installer la durée, heure après heure, jour après jour.
Le métaphysicien de l’expérience intérieure aura trouvé en Stendhal un lecteur à la hauteur de l’écriture du moi, un écho qui ne s’épuise ni ne s’essouffle. Si sens de l’individualité persévérante il y a, c’est dans le sentiment d’effort que Biran alla le chercher. A la persévérance de celui qui ne se départit jamais de l’étonnement d’être un moi, répond celle d’une écriture ou acoustique singulière dont la voix apparaît comme le canon, la « marque du vrai ».
C’est que l’œuvre ici fait entendre sans rien donner à voir : actes de « vouloir sensibilisé », l’incantation et le ressassement biraniens rendent le son de l’effort auquel on ne peut sans naïveté ôter toute affectivité, tout timbre et cadence propres.
A partir d’un même thème (le moi), Le philosophe harpiste développa autant de variations. L’effort immanent, inintentionné, dessine la figure d’un moi toujours aux aguets, d’une vigilance sans répit. Sentinelle tendue, le moi possède l’acuité moins d’un regard que d’une écoute. Il faut alors comprendre comment le mouvement ouvre un espace intérieur, des temporalités et des manières de s’y adosser. Temps et mouvement se nouent dans une métaphysique de l’individu, sorte d’antagonométrie que son auteur appelle « arithmétique intérieure ».
Mais s’« il y a bien des manières de dormir ou de veiller », c’est que subsiste une matière qu’aucun mouvement n’atteint. Dès lors, scindée entre intuition simple et affection pure, la sensibilité exige que l’on pense le statut d’une intériorité sensible. Ce sont en effet trois et non deux ordres de faits que le philosophe thématise : celui de l’aperception (ou réflexion), de la représentation, et enfin du « sentiment immédiat ». Le musicien français de la philosophie s’est affecté de sa propre puissance et a toujours gardé le sentiment d’un véritable malheur : sa trace affective est mélancolie. La tension qui travaille l’éthique biranienne, vrai fond de son œuvre, c’est elle qu’il s’agit d’exprimer, jusque dans son irrésolution.