Dans cet ouvrage inédit et inachevé auquel il travaillait au moment de sa disparition, en janvier 2010, Daniel Bensaïd examine en philosophe la généalogie du désespoir révolutionnaire et du « nihilisme », au sein même de la gauche intellectuelle radicale, dans les quarante dernières années.
Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise est avant tout :
1. un livre de philosophie, à classer parmi ceux que Daniel Bensaïd a régulièrement publiés (en particulier aux Éditions Fayard) : Walter Benjamin, sentinelle messianique ; Marx l’intempestif ; Le Pari mélancolique, etc. Autrement dit, s’écartant des aléas de l’action, Daniel Bensaïd fait ici retour aux fondamentaux de la philosophie politique.
2. Le dernier des livres de Daniel Bensaïd, conçu, imaginé dès 2004, peut-être rédigé depuis, mais travaillé jusqu’au bout, dans les derniers mois de sa vie. Preuve qu’il y attachait une importance particulière.
3. Le dernier de ses livres et, par le fait, malheureusement, un livre inachevé. C’est comme tel que nous le publions. De longues séquences étaient prêtes à la publication, des séquences assez longues pour constituer de véritables chapitres. Ailleurs, il arrivait que des développements possibles, indiqués comme tels par lui, ne soient qu’évoqués (un nom, une phrase les signalent). Nous les avons conservés, assortis d’une typographie particulière.
Le titre, de même qu’un plan complet existaient dès l’origine du projet. Le titre est celui que nous reprenons. Le plan, quant à lui, indique six chapitres que les notes de Daniel Bensaïd explicitaient quelque peu (nous le donnerons dans une notice bibliographique placée en fin d’ouvrage). En définitive, nous avons bien six chapitres, reprenant pour l’essentiel les idées-forces du plan d’origine, même si, comme il est assez naturel, des déplacements y ont eu lieu et que les développements prévus ne se retrouvent pas nécessairement là où ils étaient annoncés.
Il est important de noter que, pour bensaïdien que soit ce livre (lecture scrupuleuse des textes, toujours cités dans le détail, commentaires serrés – lesquelles démontrent une fois de plus l’honnêteté intellectuelle de son auteur que sa volonté démonstrative n’entraîne jamais à tricher), c’est à un tout autre registre idéologique qu’il s’attache là : il dessine en philosophe une généalogie du désepoir révolutionnaire, au sein même de la gauche intellectuelle radicale depuis le début des années 1970.
Parmi ceux-là se trouvent certes des « adversaires », mais des adversaires qui l’intriguent quand ils ne l’attirent pas (secrète attirance dont il se défend). Comment les nommer ? Dans la conversation, celui-ci aurait dit : les « nihilistes ». Mais pas n’importe lesquels ; il ne s’agit pas de faire pièce à un nihilisme cynique (caractéristique de la droite intellectuelle), seulement de contrevenir aux effets de séduction d’un nihilisme politique de principe (de gauche, donc, radical même et par définition), lequel devrait nous convaincre du caractère définitif et sans issue de la domination. Attitude logique somme toute de la part d’un homme qui n’a jamais cédé sur la nécessité du combat. Mais on l’imagine : l’auteur du Pari mélancolique n’est pas sans pouvoir se montrer sensible aussi aux sirènes d’une représentation close, hermétique.
Le pas de côté que forme Bensaïd dans ce livre, qui l’éloigne pour finir de ses travées habituelles, consiste à se poser la question de l’art. Pas pour se la poser seule, certes. Mais pour la poser avec celle de la politique. C’est-à-dire, il fait ce constat : l’art, un certain art, instruirait la politique de son impuissance essentielle (elle en aurait même eu l’intuition). Ou le prétendrait du moins. Il est parfois difficile, lisant les développements de l’auteur, de savoir si tout en lui proteste là-contre, ou si, insidieusement, il se laisse gagner par la vigueur de cette thèse. C’est l’un des charmes ambigus de ce livre
Le marxiste qu’il est avant tout prend d’abord appui sur les éléments les plus valides (aujourd’hui encore) de la marxologie : la réification, le fétichisme de la marchandise. La thèse de ce livre pourrait donc être, comme son titre l’indiquerait clairement : le « spectacle », ainsi que Debord a su le nommer, n’est jamais qu’une forme supérieure ou supplémentaire du fétichisme de la marchandise (un fétichisme qui aurait touché jusqu’à l’art). Ce qu’il soutient âprement, contre Debord justement. Et, il faut le remarquer, il n’est pas si fréquent qu’un marxiste (même trotskyste) prenne au sérieux l’« hérésie » situationniste. À tort, d’ailleurs, ce qui donne raison à Bensaïd : somme toute, le compagnonnage historique du trotskysme et du surréalisme (la déclaration Breton-Trotsky de l’entre-deux guerres) aurait dû nourrir de semblables développements plus tôt. Mais qu’est-ce à dire alors ? Que Debord se trompe (ou ment) quand il prétend soit que l’art serait ce qu’il reste de l’ancienne disposition à subvertir à laquelle il prétend ? Soit que l’art est fini en tant qu’histoire, auquel cas il est le même que la fin de l’histoire en tant que telle qui détermine la suprématie de la domination (son absence d’issue).
Daniel Bensaïd reprend les choses de loin d’abord : par La Boétie. On le comprend aussitôt : la servitude volontaire constituera l’une des clés de ce livre qui ne veut pas consentir à la servitude, encore moins à ce qu’elle puisse être volontaire (et c’est l’une des suppositions que forme en effet la pensée de la domination sans que ce livre s’emploie à démonter). Il les reprend ensuite, plus près de nous, à l’année 1968. Non pas pour les « événements » , mais parce que c’est cette année qu’a paru en France L’Homme unidimensionnel de Herbert Marcuse. Livre qui vient avec, après, avant, Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre (1961), La Société de consommation de Jean Baudrillard (1970), Les Choses de Georges Pérec (1964), La Société du spectacle de Guy Debord (1967) ou encore La Reproduction de Bourdieu et Passeron (1971).
Il y a un tremblement dans ce livre, tout du moins quelque chose qui n’y semble pas assuré (mais c’est sans doute dû à son inachèvement) : on y devine son auteur quelquefois tout près de partager cette vision, contre laquelle tout en lui, moralement, politiquement, proteste. Mais c’est ce qui lui donne un ton d’authenticité qui fait tout son prix. Outre que ce sera la dernière fois qu’il nous aura offert de le lire.
Table
I. De la servitude involontaire
II. Mythes et légendes de la domination
III. De l’aliénation à la chosification
IV. À la recherche de la totalité perdue
V. Éclipse de la raison critique
VI. Du spectacle au simulacre