Né en 1981, Édouard Jourdain est docteur en philosophie politique ou il a soutenu en 2011 sous la direction de Pierre Bouretz (EHESS) une thèse intitulée La Politique entre guerre et théologie : la révision du marxisme à l’ombre de Carl Schmitt. Il enseigne actuellement cette discipline à l’École des Ponts et Chaussées et à l’Institut Catholique de Paris. Édouard Jourdain est actuellement l’un des meilleurs spécialistes de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) auquel il a consacré trois ouvrages : Proudhon, Dieu et la guerre (L’Harmattan, 2006), Proudhon, un socialisme libertaire (Michalon, 2009) et, tout dernièrement, Proudhon contemporain (CNRS éditions, 2018). Il est également l’auteur d’un livre plus général sur la pensée anarchiste (L’Anarchisme, La Découverte, 2013).
Nous l’avons rencontré autour de son dernier livre pour faire le point avec lui sur la figure de Proudhon, un peu marginale et pas très étudiée dans la pensée politique française.
Propos recueillis par Henri de Monvallier
Actu Philosophia – Proudhon contemporain1 est votre troisième livre consacré à l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ?. Comment votre pensée sur lui a-t-elle évolué depuis votre premier livre de 2006 ? En quoi ce livre propose-t-il un angle différent par rapport aux précédents ?
Édouard Jourdain – Le premier ouvrage que j’ai consacré à Proudhon était un livre à thèse sur sa pensée, où j’émettais l’hypothèse que Dieu et la guerre, ou encore la question du religieux et du conflit constituaient les thématiques de fond qui nous permettaient de mieux saisir sa pensée dès lors que l’on comprenait comment il les articulait. Il a été maintes fois répété que la pensée de Proudhon était brouillonne et contradictoire. Par ce travail j’essayais de le systématiser un peu plus, avec toutes les limites nécessaires à la notion même de système qui c’est vrai ne colle pas parfaitement avec l’esprit libertaire que l’on retrouve dans son œuvre. L’ouvrage de 2009, Proudhon, un socialisme libertaire, se voulait plus modestement un livre de synthèse de sa pensée, de manière à ce qu’elle soit accessible à un large public. Enfin, mon dernier livre, Proudhon contemporain, entend confronter sa pensée à des auteurs du XXe siècle qui souvent ne l’ont pas lu. Ici je me fais plus philosophe politique qu’historien des idées, en assumant une lecture subjective de Proudhon que j’hybride avec des lectures d’auteurs plus contemporains en essayant d’en tirer les analyses qui me semblent les plus pertinentes.
AP – Comment expliquez-vous la place mineure que tient Proudhon dans la philosophie politique française ? Peut-on dire que la réception de Marx en France a « écrasé » Proudhon ? Qu’il y aurait ainsi une sorte de « devenir minoritaire » (comme dirait Deleuze) de Proudhon ?
ÉJ – La place mineure qu’a pu prendre Proudhon est je pense de deux ordres. Historique et intellectuel. Historique tout d’abord. Il faut tout de même bien avoir en tête que Proudhon demeure jusqu’à la guerre de 14-18 une référence fondamentale dans les mouvements socialistes et anarchistes, français tout du moins, de la deuxième moitié du XIXe siècle. Les communards de 1871 se réclament de Proudhon, puis les anarcho-syndicalistes, le mouvement des coopératives, des auteurs aussi différents que Jean Jaurès, Georges Sorel ou Georges Clémenceau sont de fervents lecteurs de Proudhon. Le premier coup qui « minore » la pensée de Proudhon est la révolution bolchévique de 1917. A ce moment-là le mouvement socialiste va se prendre d’admiration pour la révolution russe et beaucoup de socialistes vont se rallier au marxisme. Ce n’est qu’avec la chute du mur de Berlin que Marx va quelque peu tomber en désuétude et Proudhon renaître de ses cendres. Intellectuel ensuite. Il est vrai que l’œuvre de Marx est une véritable machine de guerre, très systématique, qui a pu faire passer les écrits de Proudhon comme trop faibles du point de vue de la logique malgré des intuitions souvent plus géniales que celles de Marx.
AP – Ces dernières années, on a assisté à un regain d’intérêt pour la pensée de Proudhon avec, par exemple, Michel Onfray qui se réclame de son socialisme libertaire non marxiste ou bien encore avec le livre de Thibaut Isabel, Pierre-Joseph Proudhon. L’Anarchie sans le désordre (Autrement, 2017), préfacé justement par Onfray. Pourquoi ce regain d’intérêt pour Proudhon ? Avez-vous lu le livre d’Isabel ? Qu’avez-vous pensé de ses analyses ? « L’anarchie sans le désordre », est-ce une expression qui synthétise bien la pensée de Proudhon ?
ÉJ – Ce regain d’intérêt est lié, me semble-t-il, d’une part à la faillite du marxisme historique, d’autre part au besoin de trouver de penseurs qui soient susceptibles de proposer des alternatives à la démocratie représentative et au capitalisme, tout en étant antitotalitaire. C’est cette alliance des deux : critique du système politique et économique contemporain, et critique des dictatures, fussent-elles celles du prolétariat, qui fait de lui un penseur éminemment actuel. Je n’ai pas lu in extenso le livre de Thibaut Isabel mais j’ai pu le feuilleter, il me semble constituer une assez bonne synthèse, comme j’avais pu faire en 2009. Les notions d’anarchie et de désordre sont en fait des notions assez complexes dans l’œuvre de Proudhon, je les développe d’ailleurs dans un chapitre de mon livre.
Grosso modo, il faut distinguer chez Proudhon l’anarchie négative, c’est-à-dire le chaos, et l’anarchie positive, qui est une forme sociale ordonnée. Proudhon inverse les termes usuels, en montrant que tout gouvernement est chaotique dans la mesure où il réduit le réel à une subjectivité, un point de vue : en fait il ne peut pas maîtriser grand-chose. Le véritable ordre résulte de l’autonomie des forces collectives qui composent le réel. Pour lui le pluralisme est la véritable expression de la réalité et ce n’est qu’à partir de la composition des différents points de vue subjectifs qu’il devient possible de la maîtriser et de l’ordonner. Cependant le chaos ou l’anarchie négative ne peuvent jamais être totalement éradiqués, c’est ce qui permet finalement la création, la marche incessante de l’histoire, l’indétermination et aussi la possibilité de la tragédie.
AP – La plupart des gens ne connaissent de Proudhon (quand ils le connaissent) que le livre Qu’est-ce que la propriété ? (1840). Et dans ce livre, ils ne connaissent qu’une phrase qui est un peu le « Je pense, donc je suis » de Proudhon : « La propriété, c’est le vol ». Pourriez-vous nous expliquer clairement le sens de cette phrase, son contexte et les erreurs d’interprétation qu’il ne faut pas commettre sur elle ?
ÉJ – Ici Proudhon a réalisé a formidable coup de « com’ » qui l’a fait davantage connaître pour son côté sulfureux et révolutionnaire que pour ce qu’il concevait à travers cette formule. Nous retrouvons dans les années 1840 des caricatures où il est représenté comme le diable en personne, véritable épouvantail à effrayer le bourgeois (voir encadré ci-après). En réalité sa conception de la propriété, lorsqu’il en dit que c’est le vol, induit la conception capitaliste de la propriété. Autrement dit, il s’agit de la propriété entendu comme capacité de produire sans travail, ce qu’il appelle aussi le droit d’aubaine. C’est pour cette raison qu’il sera contre le taux d’intérêt, le fermage, le loyer, et les profits entendus comme vol par les capitalistes qui ont exploité les travailleurs grâce à la propriété de leur moyen de production (sans qu’ils aient eux-mêmes à travailler). À la propriété capitaliste, Proudhon va opposer la possession, qui est en gros la propriété sans le droit d’aubaine. Il ne suffit donc pas pour lui de passer à la propriété collective pour dépasser le capitalisme en gardant les attributs de la propriété, il est nécessaire de s’attaquer, si j’ose dire, à ses propriétés intrinsèques tout en sauvegardant la possession.
« P.-J. Proudhon sur le point de terminer sa besogne.
– Eh bien, mon bourgeois, j’espère que vous êtes contents… Les voilà tous démolis !
– Est-ce que vous ne pourriez pas me rendre un dernier petit service… Ce serait de vous démolir vous-même… Après cela je serai bien tranquille !… »
Commentaire d’Édouard Jourdain sur cette caricature :
« Il s’agit ici d’une caricature de Cham (1818-1879) qui date de juillet 1850. Dans cette caricature, Proudhon est montré ayant tué et enterré quelques socialistes importants de son époque, ce qui satisferait la bourgeoisie à condition qu’il aille jusqu’au bout en se détruisant lui-même, constituant en quelque sorte le danger ultime. Ces socialistes en question sont Pierre Leroux et Louis Blanc. Sa critique de Pierre Leroux concerne la dimension religieuse de sa pensée et son caractère utopique, bien que l’on y retrouve des éléments d’un socialisme associationiste assez proches des théories de Proudhon. Quant à Louis blanc, sa critique concerne son socialisme autoritaire, où la résolution du problème social passerait par l’Etat, préfigurant d’une certaine manière la critique que fera Bakounine de Marx au sein de la première internationale. »
AP – La pensée de Proudhon sur cette question de la propriété a-t-elle évolué ? En quoi diffère-t-elle de celle de Marx (qui critique aussi, comme on le sait, la propriété privée et vise l’appropriation collective des moyens de production) ?
ÉJ – A la fin de sa vie, notamment dans son dernier mémoire sur la propriété, Théorie de la propriété, publié après sa mort en 1866, il affirme que « La propriété c’est la liberté ». D’aucuns ont voulu y voir un renoncement ou une contradiction avec ses théories de 1840, mais pas du tout. Il s’agit au contraire d’un aboutissement logique, dès lors que l’on comprend ici la propriété en termes de possession et non dans sa dimension capitaliste. De la même manière, certains ont vu un premier Proudhon anarchiste et un second favorable au fédéralisme, mais comme il le dit lui-même c’est très logiquement que le fédéralisme devient l’expression politique de l’anarchie. Le problème de Proudhon est qu’il aime parfois jouer sur les mots pour provoquer, y compris dans son propre camp (je pense notamment à son ode à la guerre dans son ouvrage La Guerre et la paix). Il faut donc bien le lire pour comprendre ce qu’il met derrière les mots qu’il emploie. Lorsqu’il parle de la propriété comme liberté, c’est aussi dans un cadre stratégique où il entend montrer que la propriété peut être un contrepoids à l’État dont le pouvoir tutélaire est grandissant (nous sommes à la fin du second Empire). La différence avec Marx est que Proudhon a une conception de la possession qui est centrale, elle peut être aussi bien collective (il parle alors de socialisation) qu’individuelle. Le plus important est qu’elle soit débarrassée du droit d’aubaine. Marx, lui, va insister sur la centralisation de la propriété par l’Etat dans une phase transitoire qui doit aboutir au communisme. Proudhon réfute ces deux stades : le premier car l’Etat est toujours un propriétaire, comme peut l’être un propriétaire capitaliste, le deuxième car le communisme suppose l’absence de possession et la fin des conflits, état utopique semblable à l’Éden des mythes bibliques, ce qui horrifie Proudhon.
AP – L’une des idées centrales de votre livre est que Proudhon est « radical » mais qu’il n’est pas « extrémiste » ? Pouvez-vous préciser la distinction entre ces deux adjectifs qu’on confond souvent ?
ÉJ – Il me semble nécessaire de réhabiliter le terme de « radicalité ». De nos jours l’amalgame entre radicalisation et terrorisme me semble une véritable tartufferie intellectuelle pour mieux entériner le fameux There is no alternative et surtout mettre en garde les gens de penser sérieusement pour les empêcher d’agir. Car qu’est-ce que la radicalité sinon prendre les choses à la racine ? Toute pensée, par définition, si elle n’est pas radicale, est superficielle et aboutit à ce que Proudhon appelle « l’éclectisme », c’est-à-dire à un mélange de compromissions caractérisées par la lâcheté et la bêtise. L’extrémisme n’est pas radical, au contraire, il est caractérisé par une surréaction superficielle sans aucune analyse des origines des problèmes, sans la mesure qui permet de les cerner et de les résoudre (ce qui implique le sens de nuances et l’appréhension de la complexité) : en ce sens l’hybris est l’apanage des extrémistes et non des radicaux. Dans une lettre qu’il adresse à Marx le 17 mai 1846, après avoir affirmé son antidogmatisme et son refus de fonder une nouvelle religion, fût-elle la religion de la raison, Proudhon ajoute qu’il serait « d’une mauvaise politique pour nous de parler en exterminateurs ; les moyens de rigueur viendront assez ; le peuple n’a besoin pour cela d’aucune exhortation. »2. Il est flagrant de constater au contraire que l’extrémisme est mis en œuvre par quelques avant-gardes auto-proclamées ayant la prétention de diriger et manipuler les masses de manière à assouvir leur désir de toute puissance. C’est lorsque le peuple n’est plus actif mais passif que la terreur institutionnalisée devient possible.
AP – Quels sont vos projets d’écriture et de recherche en cours après la publication de ce troisième livre sur Proudhon ? Allez-vous continuer à labourer le champ de la pensée proudhonienne et anarchiste sous d’autres angles ? Ou bien allez-vous investir d’autres champs de la philosophie politique ? Par ailleurs, avez-vous prévu de publier (sous forme partielle ou totale, réécrite ou non réécrite) votre thèse de 2011 sur la révision du marxisme à partir de Carl Schmitt ?
ÉJ – La pensée de Proudhon est bien sûr toujours inspirante pour mes travaux en cours. Je suis actuellement dans la rédaction de deux ouvrages dans la veine d’un socialisme libertaire qui explore la notion de commun. Le premier concerne la conception politique des normes comptables, consistant à montrer que celles-ci sont loin d’être un instrument neutre mais impriment toujours une conception de la valeur, liée à une vision du monde et de la société. En cela elles ont un effet considérable : aucune transformation de société ne peut se réaliser sans une autre conception de ces normes comptables. Le deuxième concerne le développement de la dimension identitaire en politique, qui entend montrer comment le néolibéralisme intègre les théories de la reconnaissance et participe à l’élaboration de nouvelles formes de propriétés excluantes à partir de la culture. Il s’agirait ici de comprendre les raisons de la balkanisation des luttes et d’explorer les possibilités d’un pluralisme réellement émancipateur. Quant à ma thèse sur Carl Schmitt et la révision du marxisme, je suis actuellement en train de la réécrire, il me reste à trouver un éditeur. Enfin, il est aussi question de la rédaction d’un roman à quatre mains, où il sera question notamment d’anarchisme, de finance et de Macron, mais c’est une autre histoire…