F. Fischbach, A. Merker, P.-M. Morel et E. Renault (dir.) : Histoire philosophique du travail

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Le « travail » sera le thème du prochain concours de l’agrégation interne de philosophie ; aussi les candidats peuvent-ils se réjouir de pouvoir désormais s’appuyer sur le récent ouvrage collectif Histoire philosophique du travail[1] pour préparer l’épreuve de la composition. Ce volume sera d’ailleurs très prochainement complété par un recueil intitulé Philosophie du travail. Activité, technicité, normativité, toujours publié chez Vrin et dont les textes sont introduits et commentés par F. Fischbach et E. Renault. Il est vrai que les ouvrages philosophiques portant sur le travail paraissent bien souvent à l’occasion de concours, et plus particulièrement de ceux qui suivent les classes préparatoires aux grandes écoles. De telle sorte qu’à côté des thèmes classiques, et peut-être jugés plus nobles, comme le pouvoir, la justice, la vérité, ou encore la volonté et la conscience, le travail fait figure d’objet délaissé voire méprisé.

Le travail, objet de sciences humaines

Ce n’est ainsi pas une surprise si les travaux conceptuels les plus stimulants se trouvent du côté des sciences humaines. Du côté de l’histoire et de la sociologie, François Vatin propose dans Le travail. Économie et physique, 1780-1830, une remarquable généalogie du concept de travail dans les sciences physiques en montrant comment l’étude du travail humain dans le Mémoire sur la force des hommes de Coulomb a fortement influencé un groupe d’ingénieurs qui s’empara du concept de travail pour penser le rendement d’une machine.

Le psychiatre Christophe Dejours, dont on trouvera la recension de son Travail vivant à cette adresse se situe plus près de nos préoccupations : si son objectif demeure bien la prise en charge de la souffrance au travail, il en vint à bâtir une véritable philosophie du travail qui s’appuie sur la psychanalyse (pour le concept de sublimation), sur la philosophie politique aristotélicienne (et la place centrale que la délibération y occupe), sur la tradition vitaliste française (avec au premier plan Maine de Biran) et la phénoménologie de Michel Henry (c’est l’importance principielle du corps qui est ici en jeu), et sur l’analyse que Marx a proposée du travail et de son organisation dans le système capitaliste.

Dernier auteur à faire exception, cette fois-ci en philosophie : dans les deux sommes Expérience et connaissance du travail (1988) et Le paradigme ergologique ou un métier de Philosophe (2000), Yves Schwartz développe un véritable système philosophique de l’activité, qu’il nomme « ergologie », dont l’ambition est de mettre en évidence la réappropriation des normes par les travailleurs – la renormalisation. Une telle optique se fonde sur le concept de « normativité » utilisé par Canguilhem dans le cadre des sciences de la vie, Canguilhem qui d’ailleurs préfaça le premier des deux ouvrages de Schwartz (issu de sa thèse).

Il faut également noter l’actualité littéraire du travail, de la crise du travail salarié et de la revalorisation de l’activité manuelle. Robert Linhart, avec L’établi, fut assurément l’un des précurseurs du genre en 1978 ; mais Le journal d’un manœuvre de Thierry Metz (1990), L’éloge du carburateur de Matthew Crawford (2009), À la ligne de Joseph Ponthus (2019) et La vie solide d’Arthur Lochmann (2019) sont quelques exemples, parmi d’autres, de cette lancinante interrogation sur le travail qui tiraille les sociétés modernes. Le nombre très élevé de démissions pendant la période de la crise sanitaire et la difficulté actuelle des entreprises à remplacer ces départs ne font que révéler ce malaise, cette souffrance et cette envie d’un autre type de travail, ce désir d’autres formes de rapports de travail.

Projet et structure de l’ouvrage

Quoi qu’il en soit, et en dépit des entreprises menées et mentionnées dans les paragraphes précédents, force est de constater que nous manquons à l’heure actuelle d’une histoire philosophique systématique du travail. C’est bien cette lacune que les maîtres d’œuvre de ce volume espèrent en partie combler :

« L’objectif du présent ouvrage est de revisiter l’histoire de la philosophie occidentale du point du travail et ainsi d’élever le thème du travail à la dignité philosophique qu’il mérite et qui a rarement été reconnue par l’histoire de la philosophie. Sans prétention à l’exhaustivité, l’objectif général est de rendre manifeste la présence constante du thème du travail, de rendre perceptibles le plus grand nombre de ses implications, et de faire apparaître la richesse des concepts et des problématiques à travers lesquels il a été pensé – en espérant ainsi contribuer à relancer les recherches dans ce domaine » (p. 10-11).

L’ouvrage se partage en deux parties : la première, plus courte, est consacrée à la philosophie ancienne, tandis que la seconde, dont le nombre de textes atteint quasiment le double de ceux contenus par la précédente, se penche sur la philosophie moderne. Cette proportion, aussi arbitraire soit-elle, est néanmoins symbolique car elle reflète la centralité du travail dans les sociétés modernes et plus encore industrielles ; centralité qu’il convient d’entendre peut-être moins au sens de l’importance accordée à la fonction productive qu’à son rôle sociopolitique fondamental : comme le notent les directeurs de l’ouvrage dans l’introduction,

« la centralité du travail change ainsi de sens dans les sociétés modernes : elle ne signifie plus seulement […] que le travail joue un rôle structurant dans les représentations économiques, psychologiques et politiques, mais que le travail est l’un des principaux porteurs de la socialisation […] » (p. 18).

Alors que la division du travail, dans l’Antiquité, impliquait la séparation et l’isolement des travailleurs, chacun étant tout occupé à son métier, et par conséquent que l’unité de la cité se réalisait ailleurs que dans la sphère productive, le travail moderne, par la concentration des travailleurs en un même lieu, continue à faire de l’atelier, et par extension de l’entreprise, le lieu privilégié de la socialisation et de la conscience de l’unité sociale.

Quoi qu’il en soit, et pour revenir au plan de l’ouvrage, les deux grands absents de l’enquête menée sont, de l’aveu même de ses concepteurs, la philosophie médiévale et la philosophie contemporaine – à l’exception, dans ce dernier cas, d’un chapitre consacré à André Gorz. Il est vrai que le lecteur doit réaliser un grand écart pour enjamber la période qui sépare le Jardin d’Épicure aux Lumières ; et il est par ailleurs regrettable que les évolutions les plus récentes du travail et de son organisation – au sein de la société dite de la « connaissance » et du capitalisme cybernétique – ne soient pas inscrites dans la continuité des chapitres consacrés à Hannah Arendt, John Dewey et à Simone Weil. Mais cet ouvrage, par son caractère pionnier et l’inévitable incomplétude qui s’ensuit, constitue également un appel à poursuivre l’effort entamé, et l’on ne peut qu’espérer qu’un ou plusieurs autres volumes viendront parfaire et enrichir cette première concrétisation.

Si la partie sur la philosophie moderne peut apparaître comme « classique », dans la mesure où la question du travail chez Hegel, Marx, Nietzche, Heidegger ou encore Weil et Arendt ne réserve que peu de surprise pour le lecteur aguerri à ce type de problématique, celle sur la philosophie antique comporte de belles découvertes et s’avère un peu plus dépaysante. L’enquête sur le salaire de l’esclave et les formes juridiques du travail dans l’Antiquité puis l’analyse de la présence des esclaves lors des banquets, y compris celui de Platon, sont assurément les chapitres les plus originaux et les plus audacieux de ce recueil. Et elles se trouvent idéalement complétées par les chapitres portant sur les penseurs atomistes (Démocrite puis Épicure) et le cynisme. Il reste enfin à noter que la structuration chronologique de l’ouvrage en interdit par définition l’organisation thématique. Néanmoins, il est évident que plusieurs fils directeurs traversent les différents chapitres et que ceux-ci ne sont pas déconnectés les uns des autres. On trouve en première place celui de l’esclavage, de l’Antiquité aux Lumières et au capitalisme ; mais sont également présentes les interrogations sur le statut juridique du travail, sur son rapport à la nature, sur ses liens à la technique, sur sa place dans la société. 7

Conclusion

En somme, si cette Histoire philosophique du travail est loin d’être exhaustive, elle offre néanmoins, à l’exception de la période médiévale, un bel aperçu des problématiques, des conceptualisations et des enjeux du travail à travers l’histoire occidentale.

 

[1] F. Fischbach, A. Merker, P.-M. Morel et E. Renault (dir.), Histoire philosophique du travail, Paris, Vrin, « Histoire de la philosophie », 2022.

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