Hegel : Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé

Les éditions Vrin viennent de proposer au public français une version de L’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel en abrégé, ce qui constitue, à notre connaissance, la troisième édition disponible de ce texte1. Avant que Bernard Bourgeois ne réduise en effet à l’unité ses trois volumes de traduction de l’Encyclopédie parus chez le même éditeur, il existait deux versions de ce texte, également abrégées, que l’on devait à Maurice de Gandillac2 et Jean Gibelin3. Si l’édition de Gandillac eut l’immense mérite de traduire pour la première fois ce texte majeur de Hegel, elle avait pour défaut principal de traduire les mots allemands les plus techniques à l’aide de termes latins qui n’en facilitaient guère la compréhension et donnaient l’impression que le français courant échouait à accueillir en son sein la richesse de la langue hégélienne. Quant à celle de Gibelin, bien que fort élégante, elle commettait de nombreuses erreurs qui la rendaient presque inutilisable.

De ce fait, l’édition que propose aujourd’hui Bernard Bourgeois, dans un format de poche et à un tarif plus qu’abordable (15€), constitue la seule édition à la fois fiable et scientifique de cet ultime grand texte de Hegel, qui clarifie un très grand nombre de concepts – rappelons que ce livre était d’abord destiné à l’usage de ses étudiants en vue de les aider à comprendre ce qui, pour eux, pouvait rester obscur dans la pensée du maître – sans jamais perdre de vue le mouvement inhérent à l’être lui-même qui ne s’achève que dans l’esprit absolu.

A : Ce que signifie l’idée d’une Encyclopédie en abrégé

Il convient d’abord de s’entendre sur ce que signifie « abrégé » dans le titre de l’ouvrage. Il ne s’agit en aucun cas de désigner par-là des coupes arbitraires du texte ni de qualifier une ablation de passages jugés inutiles ou redondants. L’Encyclopédie des sciences philosophiques se compose, lorsqu’elle est complète, de trois éditions – celles de 1817, 1827 et 1830 – la première étant publiée à Heidelberg tandis que les deux dernières relèvent du Hegel berlinois. A cet égard, il est fréquent de considérer que la version de 1830 constitue l’expression la plus fidèle de la dernière pensée de Hegel, celui-ci étant mort un an plus tard du choléra. On qualifie alors d’ « abrégée » la seule version de 1830, ultime expression de la pensée hégélienne comportant l’ensemble des corrections qu’il avait jugé bon d’apporter.

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Mais il est un autre aspect de cette version abrégée que l’on ne saurait sous-estimer : l’édition classique comporte un certain nombre d’additions, qui sont autant de remarques professées par Hegel en cours et que ses étudiants ont annexées à l’édition de l’Encyclopédie. Ces additions ne figurent pas non plus dans l’édition abrégée de l’Encyclopédie, ce qui constitue un choix ambivalent : d’un côté, ces additions présentent une clarté presque inégalée par Hegel et permettent, dans un langage extrêmement accessible, de comprendre certains détails, parfois complexes, des analyses menées dans le texte écrit. A cet égard, leur absence peut être considérée comme dommageable quant à la bonne intelligibilité de l’œuvre. Mais, d’un autre côté, parce qu’il ne s’agit que de notes de cours, ces additions ne sauraient prétendre à l’authenticité du texte lui-même et la réduction du texte à ce qu’il comporte d’écrit nous ramène paradoxalement à la parole absolument légitime de Hegel, ne souffrant aucun doute quant à sa validité.

Ce sont donc deux aspects de l’Encyclopédie, et non des passages, qui disparaissent dans la version abrégée, à savoir les éditions de 1817 et 1827, et les additions finales constituées par les leçons hégéliennes. Bien que cela puisse paraître important en termes de suppression, il faut garder en tête que l’on utilise habituellement la seule dernière version – celle de 1830 – lorsque l’on cite L’Encyclopédie, à moins, bien sûr, de procéder à une analyse historique de l’évolution de la pensée hégélienne, ce qui réduit considérablement le handicap que pourrait être cette amputation.

B : Rappel quant au contenu de l’Encyclopédie : le hégélianisme en abrégé

Comme telle, l’Encyclopédie se présente en trois moments bien connus, formant chacun, dans l’édition française, un volume entier. Bernard Bourgeois avait ainsi traduit La Science de la Logique en 1970, puis la Philosophie de l’Esprit en 1988 et enfin la Philosophie de la Nature en 2004. Le temps écoulé entre chacun des volumes augure de la difficulté du texte, que cela se rapporte à son intelligibilité ou à sa transposition dans une langue autre que l’Allemand, mais le résultat fut tel qu’il n’est pas rare d’entendre courir une insistante rumeur susurrant que les Allemands eux-mêmes, lorsqu’ils doutent du renvoi d’un pronom, consulteraient l’édition française de Bernard Bourgeois afin de trancher quant au référent du pronom.

Le premier tome, La Science de la Logique, décline le mouvement de l’être, de l’essence et du concept, qui eux-mêmes se déclinent selon la qualité, la quantité et la mesure (l’Etre), le Fondement de l’existence, le phénomène et l’effectivité (l’Essence) et le concept subjectif, l’objet, l’idée (le Concept). Hegel opère ainsi un passage tout à fait vertigineux de l’être le plus pur et le plus indéterminé à l’Idée, c’est-à-dire que s’opère sous nos yeux le passage de ce qui est comme tel à la manière dont le concept structure l’être en son entier. Le second tome – que Bourgeois traduisit en dernier – concerne la Nature et décrit la structuration idéelle de cette dernière ou, pour le dire en termes hégéliens, l’aliénation de l’Idée qui se développe selon le mécanisme, la physique et la physique organique. Enfin, le dernier tome, qui réintègre avec une stupéfiante maestria bien des analyses de la Phénoménologie de l’esprit, ressaisit l’Idée hors de la nature et la développe cette fois sous l’angle de l’esprit, qui sera successivement subjectif, objectif et absolu. Cela donnera lieu, entre autres, à de mémorables analyses de la Moralité (Moralität) et des Mœurs (Sittlichkeit) ou à d’admirables développements sur la religion et l’art.

Rien ne serait donc plus faux que d’entendre le mot « Encyclopédie » comme une somme de savoirs positifs que Hegel se serait donné pour tâche de reproduire et de synthétiser. Il faut au contraire entendre ce beau mot d’Encyclopédie au sens étymologique, c’est-à-dire comme une instruction se bouclant, se totalisant elle-même – on reconnaît évidemment le mot « cycle » au cœur de cette Encyclopédie. Paradoxalement, donc, parce que les sciences positives ne sont jamais achevées, et toujours en attente de nouvelles découvertes, elles ne peuvent jamais véritablement se constituer encyclopédiquement ; comprenant cela, Hegel fait résonner dans les sciences philosophiques cette capacité inouïe que possèdent ces dernières de s’arracher, après leur aliénation, de ce qui court au-delà d’elles-mêmes afin de poser leur contenu et de se composer mutuellement dans un contenu totalisant. « Car, commente Bernard Bourgeois, ce contenu n’est pas la diversité empirique indéfinie originellement sensible, unifiée par des lois, qui habille l’identification de la différence ou le sens – tout sens est une différence ou détermination identifiée, non chaotique – supposée par l’expérience de sa manifestation sensible, et en son existence et en son essence propre. »4

Les trois volumes de l’Encyclopédie initialement parus en français entre 1970 et 2004 se retrouvent donc ici réunis et présentent ce qui pourrait être conçu comme le texte unique de Hegel, synthétisant l’ensemble de sa pensée, dont bien des textes édités ne sont guère que l’approfondissement. Ainsi pouvons-nous considérer que les Leçons sur la philosophie de l’histoire développent le passage de la Philosophie de l’Esprit consacré à l’Etat, tandis que les Leçons sur l’esthétique, sur la Philosophie de la Religion et sur l’histoire de la Philosophie approfondissent respectivement les sections Art, Religion et Philosophie de l’Esprit absolu. Lire l’Encyclopédie revient alors à pénétrer la matrice du hégélianisme à partir de laquelle se forment toutes les arborescences qu’en constituent les cours, si bien que l’édition de ce texte en abrégé met à disposition du public français l’outil le plus le plus économiquement propice à une rencontre avec le cœur de la pensée hégélienne.

C : Singularités de l’édition de Bernard Bourgeois

Quelles sont les spécificités de l’édition de Bourgeois, outre la certitude d’avoir affaire à une traduction impeccable, dénuée d’erreurs ou de surprenantes médiations latines ? Elles résident d’abord dans le choix de certains mots, déjà appliqués dans l’édition de la Phénoménologie de l’Esprit5 et que l’on peut brièvement rappeler. La distinction entre die Sache et das Ding se trouve marquée par la majuscule : Sache est traduit par Chose, tandis que Ding l’est par chose. Plus délicate, la différence entre Objekt et Gegenstand est exprimée par la décomposition du mot français : puisque l’Objekt est une catégorie de la logique du concept, il est possible de le rendre par objet ; mais Gegenstand se trouve traduit par ob-jet, afin d’en souligner la frontalité. Enfin, la redoutable Aufhebung est rendue par son sens négatif, celui de suppression, que Bourgeois justifie par une raison quantitative : la plupart du temps, c’est à ce sens négatif que songe Hegel, les quelques exceptions ne suffisant guère à légitimer une autre traduction.

Outre ces questions de traduction, il convient de saluer l’excellente présentation de l’œuvre qui, dans un style certes fort condensé, explique néanmoins le mouvement général de la pensée hégélienne. Au-delà des analyses de détail – notamment celle du passage de l’être au néant puis au devenir –, Bernard Bourgeois présente une magistrale synthèse de ce que signifie penser chez Hegel et fait comprendre pour quelle raison penser l’être en son sens signifie penser l’universalité du pensé de sorte que l’être doive être lui-même pris comme étant cette pensée. Il ne s’agit nullement de dire – comme le croient à tort quelques philosophes médiatiques croyant fin de ricaner sur le dos de l’idéalisme réduit, par leurs soins d’inculte, à une pensée absurde pour ne pas dire grotesque – que la pensée crée matériellement l’être mais bien plutôt qu’au sein du discours philosophique, il n’est d’être que pour une pensée.

Ce rapport permanent entre l’être et la pensée détermine l’ensemble de l’Encyclopédie, ce que l’éditeur explique très clairement dans une langue qui, toutefois, paraîtra quelque peu hermétique à qui n’a jamais été familiarisé avec Hegel. Mais l’immense mérite de ce texte est de détruire l’impression d’arbitraire que peut rencontrer le novice lorsqu’il découvre les réflexions hégéliennes : il n’est pas arbitraire, à tout le moins dans la logique hégélienne, de considérer que l’être vrai doive se déployer d’abord dans l’identité à soi (Logique) puis dans la différence à soi (Nature) qui disperse tant par l’espace que par le temps le Vrai. Et il n’est pas arbitraire de faire du lieu du Vrai celui par lequel se réalise l’identité de l’identité à soi et de sa différence à soi, soit l’identité de la Logique et de la Nature. « La totalité réelle qu’est l’être vrai, écrit Bourgeois, ne peut se réaliser que dans l’élément promouvant le moment de la totalité constitué par l’identité de son identité à soi et de sa différence d’avec soi, qui se réfléchissent l’une dans l’autre en un Soi réel dans cet élément qu’est l’esprit. »6

Conclusion

Cette édition fera, à n’en pas douter, date dans l’histoire française de la réception hégélienne ; enfin, pour une somme modeste (15€) à comparer avec les 144 € que suppose l’achat des trois volumes de l’Encyclopédie, se trouve mise à disposition du lectorat une édition à la fois rigoureuse, impeccable quant à la langue et intelligemment introduite qui ravira tout étudiant en philosophie moderne et même tout professeur soucieux de disposer d’un texte maniable et pratique pour préparer ses cours. Il s’agit là d’un événement qui concerne donc tout le monde, tant parmi les étudiants que parmi les professeurs, ce qui n’est pas si fréquent dans le monde philosophique et qui constitue un motif de réjouissance certaine.

Le seul vœu que nous pourrions émettre à destination de Bernard Bourgeois, maintenant qu’il a traduit et la Phénoménologie de l’Esprit et l’Encyclopédie et qu’il en a donné une version en abrégé, serait celui d’une traduction de la Grande Logique, parachevant cette monumentale entreprise de traduction dont le premier moment parut il y a plus de quarante-deux ans déjà.

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  1. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Vrin, 2012
  2. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Traduction Maurice de Gandillac, Gallimard, 1970
  3. Hegel, Précis de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, Vrin, 1987
  4. Bernard Bourgeois, « Présentation de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, in Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., p. 8
  5. cf. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Traduction Bernard Bourgeois, Vrin, 2006
  6. Ibid., p. 27
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).