La première partie de la recension se trouve ici :
Jacques Derrida : Geschlecht III. Sexe, race, nation, humanité (partie I)
F : Le nationalisme philosophique de Heidegger
Mais si la question de l’être est inséparable de celle de la langue, et celle-ci de l’entretien entre pensée et poésie, le retour à l’origine est chez Heidegger dans un lien intime avec ce recours à « notre langue ». Nous sommes ainsi amenés à l’autre thème majeur de Geschlecht III, à savoir la question politique du « nationalisme philosophique », qui constitue le titre général des séminaires de Derrida pendant ces années à l’EHESS. Le lecteur trouvera dans la préface de R. Therezo (p. 18 sq.) les indications nécessaires pour placer cette analyse dans le contexte plus large du séminaire de Derrida, qui avait déjà repéré une forme subtile et « métaphysique » de nationalisme chez Fichte, au moment même où celui-ci fait appel à une proximité des autres peuples au Geschlecht allemand : ce que Derrida repère c’est « l’association paradoxale mais régulière du nationalisme à un cosmopolitisme et à un humanisme »[1], en d’autres termes un nationalisme qui consiste à élire une nationalité comme la meilleure voie d’accès à l’humanité en général et en même temps à donner à cette nationalité une dimension cosmopolitico-universelle. Dans une forme peut-être encore plus complexe, raffinée et surdéterminée, c’est ce même schème que Derrida, mutatis mutandis, retrouve à l’œuvre chez Heidegger, qui termine sa « situation » du poème de Trakl par les thèmes du pays, de la patrie, du Geschlecht « regagnant son propre foyer »[2] : non pas un nationalisme « vulgaire », empirique ou racial, mais un appel aux allemands, à partir d’une destination non empirique et donc d’un horizon qui les déborde, pour qu’ils assument leur rôle dans un nouveau commencement de tout l’Occident, qui doit être à son tour pensé de façon non empirique à partir de la proximité à l’origine.
La question du nationalisme chez Heidegger nous semble être dans l’analyse derridienne le résultat de la conjonction des thèmes du retour à l’origine et de l’idiome. D’une part, le schème du retour comme ressourcement, dit Derrida, est le thème à partir duquel tout nationalisme se détermine et se laisse penser (cf. p. 152) : « le retour n’est pas un prédicat accidentel ou supplémentaire de l’habitat ou de la patrie (Heimat), c’est le mouvement essentiel qui constitue ou institue originairement la patrie ou le pays comme promesse d’habitat » (p. 171) – même si dans ce cas (ou peut-être surtout parce que dans ce cas) le pays n’est pas un lieu empirique qu’on a quitté un jour ou qu’on devra effectivement retrouver, mais « n’apparaît comme tel que depuis la promesse du retour » (ibid.). D’autre part, si le Gedicht qui traverse et rassemble la poésie de Trakl demeure comme tel silencieux et imprononcé, il n’est cependant nulle part ailleurs que dans les poèmes singuliers auxquels il donne lieu et il doit donc avoir un rapport privilégié avec leur langue : « son silence est allemand, il parle allemand » (p. 102). C’est pourquoi Derrida, dans un des passages les plus denses de son texte qu’on nous permettra de citer in extenso, écrit :
[Trakl] chante cette Sprache qui frappe et en frappant juste apporte la paix, la douceur. Est-il abusif de prétendre que cette juste frappe, en tant qu’elle parle et appelle la douceur, a un rapport essentiel avec la possibilité de la langue, l’allemande, dans laquelle cela se dit ; et donc que le pays du soir (qui n’est pas l’Occident) que chante la poésie de Trakl a un rapport essentiel avec cette Sprache ; et donc qu’une certaine Allemagne – non pas l’Allemagne nationale de fait […] – est le lieu de cet appel de l’Occident par-delà l’Occident, du pays du soir par-delà l’Occident européen métaphysico-chrétien : l’Allemagne appelée autant que lieu de l’appel ? L’Allemagne comme ce qui est tu par cette parole silencieuse, comme ce qui est chanté ? Et donc comme lieu d’avènement, d’événement et d’appropriation (Ereignis) de cet « Ein Geschlecht » […]. (p. 156).
G : Rassemblement, polysémie, dissémination
Le « retour » dont nous avons parlé est un « rassemblement en retour » (p. 152) : rassemblement du chemin de l’« âme étrangère » chantée par Trakl vers l’origine et vers l’avenir, rassemblement de l’Occident dans son avoir-été vers son nouveau commencement, qui sera aussi le rassemblement de la dissension entre les sexes dans la « douceur » de la dualité simple. On l’a vu, le rassemblement (Versammlung) n’est pas ici seulement un thème parmi d’autres, mais un motif transversal qui guide aussi bien toute la méditation heideggérienne que la lecture de Derrida, qui n’a eu de cesse de s’en démarquer, ici comme dans d’autres textes[3]. Nous l’avons vu : Derrida s’assigne la tâche de questionner ce privilège de la Versammlung, qui constituerait l’axiomatique même de la lecture heideggérienne de Trakl. Tout en relevant constamment la présence de ce motif dans tous les passages du texte de Heidegger, Derrida le thématise plus explicitement à propos de la question du rapport entre polysémie et dissémination. Heidegger souligne en effet la nécessité de saisir la plurivocité de sens des mots dans la poésie de Trakl au-delà de toute univocité plate, mais il affirme en même temps que cette pluralité de sens « ne s’éparpille [ou dissémine] pas en une polyvalence indistincte »[4] : la plurivocité de sens se rassemble donc dans l’unité d’une « bonne » polysémie, qui correspond par ailleurs à l’unicité rassemblée du « Dict » (Gedicht) régissant tous les poèmes particuliers de Trakl. Or, écrit Derrida, « par un geste que je trouve, pour ma part, très classique, voire aristotélicien […] Heidegger n’imagine pas d’autre alternative que celle d’une polysémie rassemblée ou rassemblante dans l’unité de ton du Gedicht – poésie de rigueur – et d’autre part une dispersion négligée » ou une dissémination : par conséquent il doit y avoir « un lieu un, unique et rassemblant » et « pas de différence irréductible, la différence elle-même doit être […] unie » (p. 97). C’est cette subordination de la dissémination et, plus profondément, l’alternative elle-même ainsi construite par Heidegger que Derrida entend dépasser en lui opposant la « logique des rapports entre la déconstruction et le déconstructible » (p. 106). Au présupposé heideggérien pour lequel il arrive certes au « lieu » de se diviser, mais le lieu « devrait ne pas se diviser », et le mouvement de rassemblement devrait l’emporter, Derrida oppose deux arguments, dans l’une des pages centrales, du point de vue théorique, du séminaire – page dans laquelle les spécialistes derridiens reconnaîtrons une formalisation rare et remarquable de l’argument omniprésent chez Derrida de la « possibilité nécessaire » : 1) le fait de la possibilité de la division (ou dissémination) implique que « la structure de ce à quoi cela peut arriver soit telle que cela puisse lui arriver » (ibid.). Lisons : si au lieu (au Gedicht, au sens, etc.) arrive de se diviser, cela signifie qu’il est fait de telle sorte dans sa structure même que la division puisse lui arriver et que donc il n’est jamais purement un, rassemblé et sauf en lui-même, mais toujours déjà divisé, disséminé, contaminé. On pourra considérer la dissémination comme un accident, mais alors « si l’essence est accidentable, elle est a priori accidentée » (ibid.). 2) Cet accident, la divisibilité, n’est pas un simple mal : pas de rassemblement, de lieu ou de désir du lieu sans la division ou la divisibilité, qui en est donc la condition de possibilité et d’impossibilité. S’il n’y avait pas de division, de différance, ce sont les forces de mort qui l’emporteraient, comme elles l’emporteraient dans le cas d’une impropriété ou d’une expropriation radicale. « Il faut donc qu’entre le lieu et le non-lieu, le rassemblement et la divisibilité (différance) les rapports soient autres » (ibid.) que ceux pensés par la logique classique de la philosophie, encore à l’œuvre chez Heidegger, qui suppose une extériorité de l’essence et de l’accident, du pur et de l’impur, du propre et de l’impropre, du bien et du mal.
H : La performativité de la promesse
C’est donc la « logique » de la différance, de la dissémination, de la contamination que Derrida oppose aux motifs traditionnels qu’il relève à l’œuvre dans le dialogue de Heidegger avec Trakl. Faut-il en conclure que le rapport de Derrida à Heidegger ne serait-il ici que critique et déconstructeur ? Nous ne le pensons pas, et Derrida lui-même reconnaît que chez Heidegger les survivances de motifs traditionnels n’excluent pas de « puissants mouvements déconstructeurs » (p. 107). Et la complexité de cette confrontation est donnée aussi par le fait que les deux mouvements de reconnaissance et de critique ne sont pas toujours clairement séparables, mais s’entrelacent autours des mêmes textes, concepts, analyses. Ainsi Derrida remarque-t-il que le lieu du poème de Trakl, tout en étant marqué par le rassemblement, est déterminé par Heidegger comme une Abgeschiedenheit, un Dis-cès ou Départ : il ne s’agit donc pas d’un lieu où élire domicile, mais d’un lieu qui est en lui-même et déjà départ, qu’on habite en s’en départant (p. 126). Heidegger a eu certes tendance à comprendre finalement une nouvelle différence sexuelle sous le signe de l’unité rassemblante et apaisante – il n’en demeure pas moins que, en se détachant d’une image déjà figée de l’humain, nous a donné à penser la possibilité ou la promesse d’une autre configuration de la différence sexuelle. Et c’est justement le thème de la promesse, avec celui de la performativité, qui domine les dernières pages de Geschlecht III, pages denses et qui restent à interpréter, mais dans lesquelles Derrida nous semble trouver chez Heidegger une source d’inspiration pour ces questions qui jouent un rôle central dans sa pensée de ces années. Bien que dominée par le motif du retour à l’origine, la répétition historique heideggérienne est en même temps détachement vis-à-vis de ce qui est donné et ouverture de la promesse de ce qui reste à venir : ce qui est en jeu n’est pas telle ou telle promesse déterminée, ou la promesse de telle ou telle chose, mais l’être comme « promesse de soi » (p. 171). Si Derrida déjà pendant ces années se penche sur la question de la promesse et sur ses paradoxes, celle-ci est à son tour la prémisse pour le thème du messianique qui dominera les textes des dernières années. Mais la promesse est un acte performatif et c’est précisément la dimension performative du texte heideggérien qui retient l’attention de Derrida. À plusieurs reprises Derrida souligne que le texte de Heidegger ne consiste pas seulement de certains « thèmes » et « contenus », mais aussi d’une opération active sur la langue qui veut contribuer à réaliser ce qu’il annonce. C’est dans les tout dernières pages, qui reviennent sur la question de l’historicité, que cette dimension s’impose, d’une façon telle que la distance et la proximité de Derrida envers Heidegger semblent enfin indiscernables. Heidegger affirme en effet que, malgré les apparences, la poésie de Trakl est historique au plus haut point, non pas parce qu’elle serait une représentation objective des faits historiques (Historie), mais parce qu’elle est proprement « historiale (geschichtlich) », en tant qu’elle chante le destin du Geschlecht humain. Et Derrida de commenter :
en quoi consiste cette événementalité [sic], avènementalité [sic] de la poésie de Trakl ? […] c’est qu’elle fait advenir l’histoire et le destin, elle est en elle-même l’événement, quelque chose de l’événement qu’elle dit, ou plutôt qu’elle chante […] On pourrait parler ici d’une sorte de performativité du chant poétique qui ne se contente pas de représenter des objets historiques pour historiens mais qui est historiale en ce qu’elle meut, émeut, promeut des événements. En tout cas, ce qu’elle chante, ce ne sont pas des représentations de ce qui arrive, des objets, mais l’arrivée même, la venue de ce qui vient. (p. 168-169).
Penser l’événementialité comme l’arrivée, la venue de ce qui vient, et en réalité non seulement la penser, mais l’accompagner, opérer activement pour garder l’avenir ouvert pour cette arrivée de ce qui vient : n’est-ce pas là la tâche même que Derrida assigne à la déconstruction[5] et la définition qu’il donnera de l’historicité[6] ?
Conclusion
Geschlecht III est sans aucun doute une lecture complexe, pour la difficulté de ses thèmes, pour leur enchevêtrement, pour la stratification des textes dont il résulte, pour le caractère non-linéaire des démarches de Heidegger et Derrida. Il nous offre cependant à la fois une analyse pénétrante du difficile texte de Heidegger sur Trakl, une importante pièce supplémentaire de la confrontation entre Derrida et le penseur allemand, une discussion qui devient de plus en plus passionnante au fil des pages de l’entrelacs entre histoire, nationalité, langue, différence sexuelle, humanité, entrelacs qui dessine la tâche de penser et dire un autre Occident à venir
[1] J. Derrida, La main de Heidegger, cit., p. 417.
[2] M. Heidegger, La parole dans l’élément du poème, cit., p. 82.
[3] Rappelons, parmi d’autres éléments, que Heidegger choisit le mot Versammlung comme traduction pour le sens originaire de Logos : cf. en particulier M. Heidegger, Logos (Héraclite, fragment 50), in Id., Essais et conférences, tr. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 249-278. Pour sa part Derrida ira jusqu’à affirmer, dans L’oreille de Heidegger, cit., p. 378 : « Au fond le logocentrisme, ce n’est peut-être pas tant le geste qui consiste à mettre le logos au centre que l’interprétation du logos comme Versammlung, c’est-à-dire le rassemblement qui précisément concentre ce qu’il configure ».
[4] M. Heidegger, La parole dans l’élément du poème, cit., p. 77.
[5] Cf. par exemple, parmi beaucoup de textes, Psyché. Inventions de l’autre, cit., p. 53, 60, 391.
[6] Cf. par exemple la deuxième partie de J. Derrida, Voyous, Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003.