Maël Lemoine : Petite philosophie de la dépression

Dans ce petit livre consacré à la dépression, l’auteur se défend d’emblée de vouloir faire un énième ouvrage de philosophie « feel good », enseignant les voies du bonheur avec quelques facilités,  et annonce vouloir « réfléchir à ce qu’est, et n’est pas, la dépression, en passant au crible les représentations que nous en avons, ainsi que leurs conséquences. »[1] Autant dire qu’il s’agit là d’une gageure, compte tenu du format de la collection que la maison Hermann consacre aux « petites philosophies de… », dont l’auteur avait déjà fourni un opus.[2]

 

I – La dépression et son traitement : quatre difficultés majeures

 

La première difficulté, pour qui se penche sur ce phénomène qui demeure si mystérieux malgré l’attention qui peut lui être portée de nos jours, est liée aux réactions qu’il suscite. Très souvent perçu comme le simple caprice d’un esprit sans doute encore trop attaché aux formes juvéniles de sa psychologie, la dépression  – et donc, le dépressif -, doivent faire face à de très nombreux préjugés. Le sujet atteint par cette pathologie sombre alors dans une grande culpabilité, dans la honte, et par un engrenage implacable est exclu de la société. La confusion entre les mauvais passages d’un individu et la maladie qui frappe le dépressif est entretenue, rappelle justement Maël Lemoine, par la multiplicité des expressions utilisées pour décrire un mal qui ne cesse de demeurer obscur. En effet, si le langage populaire parle de « coup de blues », de « bourdon », de « vague à l’âme », le médecin emploiera plus volontiers celui de neurasthénie, le poètes de « spleen », le chrétien d’ « acédie », etc…). Or, souligne-t-il encore à juste titre, il convient de ne pas confondre coup de fatigue et détresse psychique.

 

Mais c’est précisément là qu’intervient la deuxième grande difficulté : celle du diagnostic. Lorsque l’on consulte son médecin pour ce qui pourrait ressembler à une dépression, il est difficile de dire, d’emblée, s’il s’agit d’une déprime passagère ou des prémisses d’une lourde maladie nécessitant une hospitalisation. L’auteur rappelle que la référence en matière de dépression a longtemps été l’ouvrage de Freud, Deuil et mélancolie (1917), qui fait une importante distinction entre les pensées négatives et la profonde dévalorisation de soi. Véritable maladie de la volonté, la dépression se caractérise par une anxiété généralisée, et des phobies multiples. L’état du patient pouvant s’aggraver jusqu’à la tentation du suicide, renforcée par la honte ressentie de ne plus être en mesure de contrôler ses émotions.

 

Cet état psychique général est d’autant plus déstabilisant qu’il est intangible. D’où la troisième grande difficulté : à quel moment faut-il prendre la décision de solliciter de l’aide? Dans son livre Face aux ténèbres, publié en 1990, l’écrivain William Styron tente de décrire le mal qui l’a touché pendant plusieurs mois. Pris d’une attaque de panique en pleine visite du musée Picasso en France, alors qu’il venait recevoir un prix, il écrit :

 

« […] mon esprit était assailli par ses habituels tourments : panique, désintégration, sensation que mes processus mentaux sombraient peu à peu dans un flot délétère et innommable qui oblitérait toute réaction agréable au monde et à la vie. »[3]

 

Styron compare ce tourment à une sensation de noyade, de suffocation. Cela laisse imaginer à quel point ce mal peut être difficile à exprimer pour le commun des mortels, seul, face à un médecin lui-même en situation de solitude face à un diagnostic à poser, parfois en urgence. L’écrivain William James, qui eût également à lutter des années contre la dépression, écrit dans Les formes multiples de l’expérience religieuse, qu’il s’agit « d’une angoisse positive et active, une sorte de névralgie psychique totalement étrangère à la vie normale. » Or, comme le rappelle Yves Hersant dans l’introduction à sa remarquable anthologie consacrée à la mélancolie, « Chez [les] écrivains et [les] artistes, la mélancolie se dépasse elle-même, en s’écrivant, en se peignant, en s’arrachant à l’  »asymbolie », elle se transcende ou se sublime. »[4] Mais qu’en est-il de tous les autres ? A quel moment doivent-ils s’inquiéter, demande de l’aide ?

La quatrième grande difficulté est liée aux médicaments. Maël Lemoine rappelle que le médecin dispose de pas moins de cinq catégories de psychotropes, entre antidépresseurs et anxiolytiques. C’est d’autant plus perturbant que leurs effets ne sont pas anodins, et que règne quant à leur prescription une grande confusion. Le médecin, confronté à de la pâte humaine, doit choisir au mieux sa cible (Le manque de sommeil ? Les attaques de paniques ? Les fluctuations d’humeur?), décider du nombre des médicaments à prescrire, et faire avec le flou qui entoure la définition de cette pathologie. Ainsi le praticien avance-t-il à tâtons, et la prescription idoine relève alors d’un « parcours du combattant ».[5] Il n’est évidemment pas aidé par la bataille que se livrent les laboratoires pharmaceutiques sur le marché des psychotropes, qui génèrent, rien qu’en France, près de 700 millions d’euros de chiffre d’affaire par an.

 

2 – Guérir ?

 

L’auteur, dans ce que l’on pourrait qualifier de seconde partie de l’ouvrage, rappelle les différentes approches psychologiques et cognitives de la dépression : la psychanalyse et ses écoles, les théories cognitives, et la « phénoménologie existentielle» de Ludwig Binswanger. Ce bref rappel est suivi d’une analyse des données scientifiques connues concernant cette maladie. S’il semble qu’un terrain génétique favorable à l’apparition de maladies mentales ait pu être détecté chez certaines familles, il n’en demeure pas moins, comme le souligne l’auteur, que « comme le mécanisme biologique de la dépression est mal connu, la conviction que certains ont d’avoir trouvé la cause première de la dépression repose souvent sur une ‘‘illusion rétrospective ». Cette illusion, dont beaucoup de psychiatres et de chercheurs sont très conscients, consiste à faire les choses à l’envers, c’est-à-dire à construire son raisonnement en partant d’une molécule utilisée dans le traitement de la dépression (par exemple la sérotonine), à explorer son mode d’action biologique qui produit certains effets, puis postuler que l’absence de cet effet précis est un signal de dépression, et, enfin, à prétendre avoir ainsi élucidé le dysfonctionnement biologique à l’origine de la dépression. C’est exactement le même genre de raisonnement que celui qui permet de conclure que, parce que l’alcool fait dormir, l’insomnie serait due à un déficit en éthanol. »[6] Ce serait en effet tomber là dans un scientisme aveuglé par ses connaissances scientifiques et oubliant qu’avant d’être un objet d’étude, le patient est un sujet vivant et pensant.

Mais comment guérir ? Faut-il se tourner vers les psychothérapies et leur immense diversité, au risque de tomber sur un charlatan ? Et l’auteur de rappeler comment définir une bonne psychothérapie. Le ressort qu’elles actionnent toutes est la suggestion. Au fond, insiste Maël Lemoine, peu importe la méthode privilégiée, « ce qui importe avant tout, c’est qu’il y ait une méthode choisie et qu’elle soit réellement suivie. »[7] L’auteur se place ainsi dans la lignée de l’instrumentalisme en philosophie des sciences, qui considère « les théories scientifiques comme des outils pour agir sur les phénomènes, plutôt que comme des représentations exactes de ces phénomènes. »[8], et nous sommes convaincus, avec lui, que « n’importe quelle psychothérapie [peut] être efficace, à la condition qu’elle offre une représentation de la dépression crédible pour celui qui en souffre. »[9]

Il n’était pas aisé de traiter un si vaste problème en si peu de pages. D’ailleurs, l’exercice des « petites philosophies de… » est souvent considéré avec dédain et une forme de snobisme, dont on pourrait identifier deux types. Le premier, garant d’une orthodoxie universitaire, consisterait à estimer que seule la philosophie académique serait à même de définir le fond et la forme des sujets à aborder, et que celui de la dépression ne saurait en relever. Le monde de la philosophie universitaire peut en effet se révéler parfois très frileux à l’endroit de sujets, d’auteurs, ou de courants de pensée auxquels – pour d’obscures raisons – il a décidé de ne pas donner son approbation. Le second type de snobisme consisterait à mépriser certains auteurs au seul prétexte qu’ils vendent beaucoup de petits livres de vulgarisation, en mettant sur le même plan Frédéric Lenoir, Alexandre Jollien, Charles Pépin, Alain de Botton, André Comte-Sponville et Luc Ferry. Or, s’il ne peut être accusé du premier, l’auteur s’adonne au second. En effet, il serait absurde de nier que certains des philosophes qu’il cite ont écrit de très bons livres de philosophies, même si le reste de leur production peut relever de la vulgarisation. Mais là encore, il ne nous semble pas que la vulgarisation relève d’une quelconque honte de la pensée, d’autant que l’objet de cette recension est lui-même un ouvrage ne faisant qu’effleurer la surface des choses. Nous regretterons également qu’à aucun moment ne soient cités les travaux de Michel Foucault, et surtout l’œuvre de Pierre Hadot. Lorsque l’on évoque la question de la nature éventuellement thérapeutique de la philosophie et que l’on entend lutter contre la philosophie feel good, il apparaît surprenant que l’on puisse ne pas les évoquer, ne serait-ce qu’en note de bas de page.

 

[1]Maël LEMOINE, Petite philosophie de la dépression, Paris, Hermann, 2018, 123 pages.

[2]Maël LEMOINE, Petite philosophie du rhume, ou le remède pour ne plus jamais « attraper froid », Paris, Hermann, 2017.

[3]  William Styron, Face aux ténèbres, Gallimard, NRF, 1990, p. 30.

[4]  In Yves Hersant, Mélancolies, de l’Antiquité au XXème siècle, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2005, Introduction, p.XVIII.

[5]Maël  Lemoine, op. cit., p. 52

[6]Ibid., p. 83-84

[7]Ibid., p. 95

[8]Ibid., p. 99

[9]Ibid., p. 100

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