On n’est pas sérieux quand on a cent ans.

Dans une précédente « chronique de la philosophie médiatique », consacrée à Jean-Luc Marion, je prétendais que seule une élection à l’Académie française pouvait faire entrer un intellectuel profond et discret dans le panthéon populaire du journal télévisé de 20h. J’avais tort. Je corrige. Franchir le cap du centenaire est aussi un excellent moyen d’intéresser les journalistes des médias généralistes. Avoir cent ans, c’est insolite. Pour se le prouver il n’y a qu’à regarder une pyramide des âges. Avoir cent ans cela déclenche une sympathie universelle, on vous tape amicalement dans le dos en vous disant des blagues du genre : « Alors, t’es immortel ? » ou bien encore « La vache, la camarde a paumé ton dossier ! » Passer ce cap on devient un vieux de concours. Un phénomène de foire. Après ce n’est que du rabe. Un jeu-concours que vous engagez contre les cadors de la longévité, de type tortues des Galápagos ou Jeanne Calment (qui, dans une seule vie, a rencontré Victor Hugo, et enregistré un Compact Disc).

Claude Levi-Strauss n’en est pas là. Mais cet homme, né presque avec le siècle (1908) a passé son enfance dans des villes traversées par des voiture à chevaux, et quittera la scène en ayant vu l’homme marcher sur la lune et la femme arriver à la tête du Parti socialiste français. Un bel itinéraire, assurément. La célébration anniversaire a commencé au début de l’année, avec l’entrée de l’œuvre de Levi-Strauss à la Bibliothèque de la Pléiade, elle s’est poursuivie avec la publication de nombreux livres en hommage au scientifique, et a connu son point d’orgue au Musée du Quai Branly par une journée de célébration festive, avec à la clé : des lectures, le lancement d’une exposition d’objets appartenant à l’ethnologue, et finalement l’inauguration en grande pompe d’une salle « Claude Levi-Strauss » au sein de l’établissement.

Les médias se sont donc emparés de l’anniversaire hors du commun d’un intellectuel français majeur qui, au-delà de ses écrits d’anthropologie (dont Tristes tropiques demeure le plus célèbre), est aussi une figure de vieux sage philosophe. S’il semble en retrait depuis quelques années, Levi-Strauss répondait encore à moult interviews de presse au début des années 2000, pour donner son avis sur un monde qu’il se refuse obstinément d’abandonner. Parole de sagesse d’un penseur incontournable, dont le grand âge donne des accents de gravité prophétique.

Disons, en bref, que Lévi-Strauss, déjà vieux depuis des décennies, a acquis dans les médias (qui ont déjà fêté avec une ferveur de lit de mort les 80 et 90 ans du bonhomme…) un statut de bon client et une image de sage du village, voire de « conscience » du siècle. Mais le traitement journalistique de cet anniversaire a été fort différent selon les médias. Voyons de quelle façon un événement de ce genre (plutôt mineur, car ayant trait à la biographie du grand homme, mais non à son œuvre…) peut donner lieu à des « angles » savamment choisis en fonction de la nature de l’auditoire.

Le vendredi 28 novembre (la date anniversaire de l’anthropologue), la plupart des journaux télévisés ont consacré quelques secondes, ou quelques minutes, à cette information. Naturellement il ne s’agissait pas seulement de célébrer les cent ans de Levi-Strauss, mais aussi de donner écho à l’opération de communication organisée par le Musée du Quai Branly, qui s’offrait là une jolie tranche de promotion télévisuelle.

Le journal de Claire Chazal, sur TF1, évoque l’information en toute fin de programme, juste après un sujet de divertissement sur le retour fracassant des Kool and the gang. Etrange hiérarchie de l’information télévisée. L’actualité des Kool and the gang est certainement plus brûlante que celle de Levi-Strauss (ce dernier n’a pas de CD à vendre et il ne se produira certainement pas, dans les prochains jours, sur la scène du Palais Omnisport de Bercy. Disons que la probabilité est faible), voire plus sympa (Levi-Strauss ne se trémousse plus sur scène en costume moulant argenté depuis les années 30…), voire plus fédératrice (beaucoup ont siffloté les plus grands tubes du groupe, peu ont lu Tristes Tropiques… ). Alors à la fin du journal de vieux ! Juste à côté du générique de fin ! De simples images, avec un commentaire en off. Typiquement le genre d’information donnée en fin de journal, que l’on peut si facilement sabrer si du retard a été pris.

Ce n’est pas que Claire Chazal semble se foutre comme de son premier direct des cent ans de Levi-Strauss… mais elle se doit de garder un ton neutre et déférent en parlant de l’éminent ethnologue. D’autant que cette ultime information de son très long journal (pour cause d’attentats terroristes à Bombay) est pour elle l’occasion d’insister sur la présence de plusieurs ministres du gouvernement Fillon à la cérémonie organisée au Quai Branly, et de glisser – au passage – que Nicolas Sarkozy a pratiqué un détournement de vieillard éhonté en rendant une visite de courtoisie au scientifique centenaire (ce qu’il avait déjà fait, durant la campagne électorale, en allant serrer la main du poète Aimé Césaire). Mais on note que la présentatrice vedette de la chaîne ne termine pas son journal sur ce ton neutre et respectueux, dévolu à Levi-Stauss… il s’agit d’accrocher le téléspectateur pour supporter le tunnel publicitaire à venir, jusqu’à la Star Academy, en présence de Britney Spears. Et soudain le visage de Claire s’illumine à l’évocation de la chanteuse pour ado… comme si elle se devait de marquer un contraste d’humeur, et de ton, entre l’évocation d’un scientifique et d’une chanteuse légère. Qu’aurait dit le téléspectateur moyen de TF1 si la journaliste blonde s’était montrée enthousiaste et passionnée en parlant du vieux sage, et avait ouvertement fait la gueule en parlant de la soupe de l’émission de Nikkos Alliagas ?

Pour TF1 la présence de plusieurs ministres lors de cette cérémonie, au Quai Branly, prime sur l’évocation de la vie et l’œuvre du scientifique. C’est une approche finalement assez factuelle : les reporters se sont rendus au musée du Quai Branly, ont filmé les ministres faire leurs shows respectifs (ils sont très présents à l’image) devant la plaque commémorative. Mais ils ne se sont pas attardés sur la célébration organisée par le musée, ni encore moins sur le parcours scientifique de Levi-Strauss.

A l’inverse, le journal de 20h de France 2, accorde beaucoup d’importance à l’instance organisatrice ; mais de la même manière que TF1, la chaîne de service publique relègue l’ethnologue en queue de journal. Cependant le personnage central n’est plus – comme sur TF1 – la plaque commémorative (veillée par les politiques), n’est toujours pas véritablement Levi-Strauss, mais s’incarne dans le fameux musée voulu par Jacques Chirac, sur le quai Branly. France 2 fait donc le choix de placer ce musée, et son actualité, au cœur de la narration. Avant de rendre hommage à Levi-Strauss, France 2 rend compte de la commémoration organisée par le musée, avec tout ce que cela implique de decorum (la musique africaine en arrière plan, la lecture des textes de l’ethnologue au cœur même de l’établissement, et devant un public d’étudiants chics, sorte de happening artistique branché faisant des mots du scientifique de vrais objets d’adoration, etc.…). Les journalistes de France 2, vont même réussir à ancrer la branchitude absolue de ce centenaire dans l’apologie du discours écologique… à la toute fin du sujet, nous entendons Levi-Strauss défendre la planète… Pour la télé publique, si baba de la couche d’ozone, il est même éco-compatible notre vieux philosophe briscard…

Le Soir 3, dernier journal de France 3, souvent diffusé après 22h30, s’adresse à un public beaucoup moins populaire que celui des journaux de 20h de TF1 et de France 2. Ce journal est diffusé, par ailleurs, juste avant un programme culturel parfois assez exigeant Ce soir (ou jamais). Disons… un tout petit peu plus exigeant que la Star Ac’ ! Ce n’est pas un journal télévisé destiné aux ouvriers ou aux ménagères de moins de 50 ans. Les cibles sont clairement situées dans des catégories sociales favorisées, instruites, ayant la disponibilité horaire et intellectuelle de suivre un programme d’information à cette heure si tardive de la journée. Le Soir 3 de Francis Letellier propose un angle beaucoup plus original sur cet événement. A la différence de TF1 et France 2, qui restent un peu à la surface d’une commémoration mollassonne, il tente véritablement d’approcher l’homme, et son œuvre. Le reportage est d’ailleurs lancé en plateau par une citation de l’ethnologue qui s’affiche à l’arrière plan, comme sur un tableau noir… Et la rédaction a choisi de rendre visite à des chercheurs et étudiants qui ont été directement inspirés par l’œuvre de Levi-Strauss. Non pas tant par l’homme, que par sa pensée. D’ailleurs, la seule véritable trace de l’homme Levi-Strauss, dans ce reportage, est – en creux – son absence à son bureau du Collège de France où il ne vient plus depuis seulement un an… Le sujet de ce reportage beaucoup plus ambitieux que les précédents, est l’héritage intellectuel de l’ethnologue, et la mise en lumière de son influence. Qu’il ait cent ans, cent-vingt ans, deux-cent ans, la question fondamentale demeure : que restera t-il de lui lorsqu’il se sera éteint ? Certainement davantage qu’une plaque commémorative… mais bien une œuvre, et peut-être même une pensée. Ce point, seule la rédaction de France 3 l’a intégré. Ce sont les seuls à n’être pas tombés dans la facilité des symboles cousus de fil blanc, des totems africains avantageux, et de l’extension absolue du domaine de la commémoration festive.

La mise en lumière de ces différents angles (notamment au sein des rédactions de France Télévisions) vient appuyer la nécessité de la co-existence de différents journaux télévisés au sein de l’audiovisuel public. Nous espérons vivement que la réforme de France Télé, qui est en cours, ne nous privera pas de ces différents points de vue : et qu’il y aura toujours quelque part sur terre un journal télévisé de la nuit, absolument impossible à rentabiliser, adressé à quelques milliers de noctambules lettrés, austère comme une encyclopédie, pour aborder le fond des sujets avec toute l’intelligence et toute la morgue qu’il se doit…

Mais TF1 n’est pas en reste ! Le même jour, le journal de 13h de Jean-Pierre Pernaut, épuisant pourvoyeur de reportages régionalistes un peu moisis, ne dit évidemment pas un mot du centenaire de Levi-Strauss. On imagine le chef d’édition dire à ses troupes : « Levi-Strauss a cent ans ? Rien à foutre ! Cent ans c’est pas assez vieux ! Les français sont restés sur l’effet Jeanne Calment … Cent ans c’est rien ! Moi je veux plus ! C’est pour ça qu’on vous paie, bordel ! Ecoutez, on va niquer la concurrence… vous allez me trouver un vieillard de 110 ou 115 ans ! (Silence) Alors… qu’est-ce que vous foutez encore là merde ? Exécution ! Je veux vos sujets dans deux heures ! Et on va le court-circuiter le centenaire du mec des jeans’ ! »

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