Paul Valéry : Cours de poétique I – Le corps et l’esprit (1937-1940)

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Introduction

Après des années de secrétariat au ministère de la guerre puis à l’agence Havas, Paul Valéry obtint une place au Collège de France en 1937 jusqu’à sa mort en mars 1945. Cette chaire de poétique fut défendue par les disciples de Bergson – auquel Valéry rendit hommage en 1941 – mais aussi Étienne Gilson contre la proposition de constitution d’une chaire d’histoire littéraire du mouvement romantique en France.

La poétique que se propose de décrire Paul Valéry consiste à cerner non pas l’art poétique en tant que composition ou mode d’écriture à l’instar d’un Nicolas Boileau, ni par ailleurs à la manière dont Aristote détermine les modes et affects que la tragédie suscite et opère sur le public, mais de considérer la manière dont l’esprit humain produit, c’est-à-dire à la façon dont il agit et en vient à l’action, et comment à cette occasion certains types de rapports se produisent  avant toute production d’objet proprement dite.

Dans son poème le plus célèbre, Le cimetière marin, Valéry met en exergue (sans le traduire) le vers de Pindare, « O mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible », et c’est peut être là déjà l’orientation générale de son propos sur que l’on peut appeler aussi le poïétique, comme principes de production comme modes multiples des possibles humains que Valéry va tenter de susciter à leurs sources, et jauger jusqu’à leurs limites dans ces cours reconstitués et publiés aujourd’hui pour la première fois sous la direction de Monsieur William Marx.

Nous disions susciter car Valéry indique dès le début que

l’objet de ce cours n’est pas d’enseigner. Il est d’éveiller autant que possible vos esprits à certains points sur lesquels généralement on passe très facilement. Il s’agit en somme non point de vous rendre certaines choses plus faciles, mais au contraire de vous les rendre plus difficiles (p 131).

 

Et le fruit promis par cet effort est d’abord d’évaluer les pouvoirs et fonctionnements de la faculté majeure de production en l’homme : la sensation. Elle sera le « guide » et « l’indicateur » (p 134) pour découvrir les potentiels productifs en l’homme jusqu’au moment de sa rupture pour l’action et, éventuellement, de son envol créatif dont il faudra évaluer la qualité et l’originalité. Dans ce premier volume, Valéry cherche donc l’antériorité de l’acte même dans la sensibilité pour aborder ce qu’il appelle « les œuvres de l’esprit » (p 143).

Nous allons donc répartir notre propos sur ces premiers cours de Paul Valéry selon trois parties : la sensibilité, l’art puis enfin sa critique de la philosophie, dans la mesure où cette critique est récurrente tout au long de ces cours, et parce qu’elle nous renseigne sur l’approche et la consistance du propos de Valéry. Là-dessus, si nous lisons dans cette perspective le commentaire de Agamben dans son ouvrage, La puissance de l’esprit, « comme le sujet métaphysique de Wittgenstein, le Je de Valéry est une pure limite sans substance » (p 109sq), aussi, ces cours au Collège de France peuvent être une excellente introduction à cette approche du pouvoir poïétique de l’esprit humain selon Valéry et de sa remontée en-deçà du Je au niveau de la sensibilité pure, et peut être aussi au-delà du Moi avec l’Action. Nous ne voulons pas cependant sauver Valéry conceptuellement mais le restituer ici autant que possible avant d’évaluer la teneur réelle de ses propos et sa prétention à s’affranchir et résister à l’approche philosophique.

Disons encore quelques mots sur la constitution de ce texte inédit. Si comme l’indique l’éditeur sur le bandeau publicitaire du livre ce « testament » est certes bien inédit, le texte général est souvent parcellaire ou de seconde main, donc très inégal dans le rendu qui, dans le meilleur des cas, restitue des écrits préparatoires très rédigés par Paul Valéry lui-même, ou reprend des prises de notes d’élèves – on pense ici aux douze leçons de 1938, quand Gaston Gallimard avait délégué une sténotypiste –  et dans le pire des cas, ne mentionne que des traces qui tiennent parfois sur un seul paragraphe, comme par exemple la 25è leçon du 18 mars 1938 à partir de laquelle on se retrouve ensuite sans texte jusqu’à la 28ème leçon du 26 mars 1938. Malgré les nombreuses répétitions, d’un point de vue strictement scientifique, il est donc souvent difficile de rendre réellement justice aux termes exacts employés par Valéry en s’en tenant à ce seul texte. Pour ce qui fut là le dernier grand travail de sa vie, Valéry eu le projet de reprendre ce cours vers 1938, mais il ne mena pas ce projet d’essai vaguement évoqué et les feuillets restèrent à l’état de brouillon auprès des 2500 feuillets du fonds de conservation de la BNF (p 13).

 

I. La sensibilité

Valéry insiste tout d’abord sur l’aspect immédiat, spontané et par là « indéfinissable » (p 136) des sensations que l’on « ne peut reconstruire par un système d’acte » (ibid.). Ainsi, on ne peut pas non plus penser la sensibilité (Valéry passe d’un terme à l’autre sans toujours préciser) à partir de son œuvre ou de son acte parce que la fin, la cause et les modes sont à ce stade fondamentalement « inutile » (p 149), les sens ne recevant aucune prescriptions utiles dans leurs impressions et leurs sensations, leurs fonctionnement ayant plus un rôle de sélection que de captation, laquelle est continue et quasi illimitée dans ce que reçoivent les sens.

Valéry note alors ce qui caractérise au fond toute son approche et la stylisation de celle-ci quelque soit le sujet dans ses cours et son propos : « la difficulté n’est pas que nous ne sachions pas ce qu’est la sensibilité, mais plus grave, on ne sait pas ce qui n’est pas elle. » (p 203), et ici se pose le problème du « Moi », lequel, en tant que produit paradoxal de la sensibilité, est plus un ensemble de réaction sensible (qui ne fait pas système), et n’est donc surtout pas une substance : « nous instituons un moi et un non-moi instantanés, qui constituent le fait sensation » (p 435). Le Moi que décrit Valéry comme produit immédiat de la sensibilité (p 203), donc des productions de l’esprit, se révèle comme une sorte d’épiphénomène issu du bouillonnement des immédiats sensibles – lesquels, nous y reviendrons, ne peuvent donc rien signifier (p 182) – comme un « centre de gravité » (p 418) qui est partout et nulle part dans ce déploiement des sensations, lesquelles n’ont rien à voir dans cette perspective avec un organe strictement réceptif. Ainsi donc, puisque la production sensible est toujours également et symétriquement réceptive (p 181), dans le fonctionnement de la sensation,

rien ne viendra de l’extérieur si ce n’est l’impulsion qui ferme simplement le circuit. Rien n’entre, si vous voulez dans le circuit : l’impression extérieure est simplement une modification de la conduction du circuit. Rien n’entre là-dedans. Par conséquent, la source, en quelque sorte, qui produit l’énergie est recueillie par un récepteur qui appartient au même être que la cause. Et l’intervention extérieure se borne simplement à ouvrir ou fermer un commutateur. (p 433)

 

A partir de là se dessine une redéfinition, ou plutôt une nouvelle organisation du cours qui examine ce qui configure le monde comme étant ce que nous ne produisons pas et que nous ne sentons pas se produire à travers ces émissions sensorielles. Le Moi est donc non pas sujet des sensations selon Valéry, mais forme contemporaine de l’articulation de leurs productions et des possibles alors dégagés par cette même sensibilité (p 464). Et Valéry distingue alors dans cette double production des sortes de césures à partir des bords retroussés de ces possibilités (qui ne sont pas pour autant des facultés), à savoir : « le corps », « le monde » et « l’esprit ». Alors « le moi se trouve équidistant du corps, du monde et de l’esprit. Il ne s’identifie donc pas à l’esprit. » (p 472).

 

Comme nous l’indiquions avec Agamben, Valéry ne fait évidemment pas la dialectique du moi et du non-moi même s’il pourrait paradoxalement en indiquer la nécessité – nous verrons plus loin ce que cela signifie et la manière dont il cite Fichte comme « psychologue » (p 203) –, mais dans la production du possible, le Moi atteint certaines limites dans leurs ambivalences, révélant alors certains seuils des sensations dans leurs modalités productives et expressives (p 495) : selon Valéry, ceux-ci se classent « de soi » (p 459). D’abord

le monde, se place tout ce qui ne nous révèle pas notre production. Au contraire, nous avons une sorte de difficulté, si ce n’est de répugnance à nous attribuer la formation de cet ensemble : nous ne pouvons guère nous concevoir quelque part dans cette variété ; et ni sa durée, ni son infinité d’aspects, ni ses propriétés ne paraissent entièrement  notre fait. Il faut beaucoup de philosophie, de dialectique pour y penser. (ibid.).

 

On le voit, parce que selon Valéry « toute perception contient un élément possible » (p 486), le monde apparaît dans un détachement, une sorte d’épuisement perceptif, une impossibilité du Moi à constituer, qui paradoxalement révèle la conscience de s’articuler au Tout et à la partie ; c’est alors que dérivent les modes mêmes de cette articulation : le corps et l’esprit (p 468). Mais Valéry stylise apophantiquement ces modes dans leurs limites constitutives : le premier parce « la vue nous cache l’œil » (p 459) – comme le disait par analogie avec l’esprit Comte, « l’œil ne pouvant se voir lui-même » –  puis Valéry en dérive la nécessité du second, l’esprit, comme étant une « inconnue » au carré du possible dégagé par la sensibilité.

Ainsi les « œuvres de l’esprit » qui ne se connaissent pas mais s’apparaissent immédiatement, s’apparaissent « de soi », sont alors longuement expérimentées par Valéry jusqu’à l’apparition de l’action. Valéry en indique les trois phases : « désordre initial, accommodation et spécialisation, enfin construction de l’appareil moteur qui va exécuter l’ordre. » (p 632).

 

Aussi l’action est-elle à la fois ce qui dépasse la consommation de la sensibilité et ce qui tranche dans les possibles de la sensibilité : l’action « ferme le circuit » (p 193) et réduit en quelque sorte le pouvoir sensible en le vérifiant par l’utilité, ou bien par l’Art. Selon Valéry, on ne peut pas reconstruire l’acte à partir de la sensation (p 136), aussi l’Art est-il cette marque d’épuisement du possible comme œuvre (p 139), mais l’œuvre d’art est cependant une marque qui n’est pas une « remise à zéro de notre sensibilité », cette « grande affaire de notre vie » (p 192).

 

II. L’Art

On pourrait presque dire que l’art est un mode intermédiaire entre sensation et action dans ce que Valéry appelle les œuvres de l’esprit puisque l’art n’est « qu’une manière de faire, rien de plus » (p 145). Son activité propre est ainsi indissolublement liée à la sensibilité en tant que possible qui s’actualise mais comme inutilité même, reflet du possible dans l’inutile : l’abord est intéressant de ce point de vue puisque l’œuvre d’art finale procède de cette inutilité et conserve ce fourmillement des possibles non actualisés tout en les exprimant pourtant comme tels. Autrement dit, l’œuvre procède d’une expérience et d’un choix qui révéle des modes à l’état virtuel, aussi ceux-ci sont selon Valéry toujours fondamentalement « inutiles » (p 149), c’est-à-dire sans nécessité vitale.

C’est là le cœur de l’Art selon Valéry, l’activité qui produit une œuvre selon et à partir de l’inutilité des sensations et en témoigne comme « vanité » (p 166), et y revient. Cette inutilité suscite le possible, elle lui est même favorable, et c’est précisément là qu’apparaît l’art :

Cette forme favorable s’oppose à toutes les formes possibles, car elle nous tente singulièrement de poursuivre sur elle un échange de sensations motrices et de sensations de contact et forces qui, grâce à elles, se font comme complémentaires les unes des autres, les pressions de la main et ses déplacements s’appelant les uns les autres. Si nous cherchons ensuite à façonner dans une matière convenable une forme qui satisfasse à la même condition, nous faisons œuvre d’art. On pourra exprimer grossièrement tout ceci en parlant de « sensibilité créatrice » ; mais ce n’est là qu’une expression ambitieuse, qui promet plus qu’elle ne tient. (p 159)

 

Reprenons brièvement ce que cherche à décrire ici Valéry : si l’on expérimente un objet en le palpant, sans recherche de prise, de captation particulière, puis que l’on place ensuite cette expérimentation de l’objet en cherchant à exprimer ce que ces tâtonnements ont de complémentaires, l’œuvre d’art apparaît si elle thématise une forme à partir de cette série interconnectée de tentative de saisie convenable : l’art serait donc le moule de ces mêmes modes sériels. Il n’a certes rien créé au sens strict dans les sensations, mais opéré une expérimentation de possibilité dont il présente le mode « convenable », c’est-à-dire ultimement favorable – parfaite – dans la série des possibles.

 

L’art est donc dans cette perspective une activité qui développe la gratuité des sensations sans recours à la conservation, mais sans être non plus un simple loisir vide qui émousserait la sensation, car c’est le but de l’art que de régénérer sans fin les sens et leurs aptitudes sensibles à goûter  :

on a beau respirer une fleur qui s’accorde à l’odorat, on ne peut en finir avec ce parfum dont la jouissance ranime le besoin ; et il n’est de souvenir, ni de pensée, ni d’action, qui annule son effet et nous libère exactement de son pouvoir. Voilà ce que poursuit celui qui veut faire œuvre d’art. (p 160).

 

L’art exploite et prolonge donc l’ambivalent principe de la sensation dans sa propriété réceptive et productive que l’œuvre excite et suscite simultanément parce que

Toute œuvre est comme à double entrée, et son effet est en quelque sorte le produit de ses deux facteurs : l’un, qui s’analyse dans le détail en similitudes et contrastes élémentaires ; l’autre, qui nous communique une excitation d’événements connus, où ce que nous savons est mis à contribution, tandis que dans le premier cas notre savoir ne joue aucun rôle. (p 181 sq).

 

Aussi l’artiste est-il celui qui pose cette double entrée pour faire opérer son œuvre : à la fois il communique cette prolongation indéfinie de la sensibilité dans son œuvre, et à la fois il produit une forme analysable. Ainsi, Valéry offre vers 1940 de dithyrambiques leçons sur Léonard de Vinci dont les investigations n’étaient pas simplement esthétiques, anatomiques mais également et surtout « physiologiques » (p 628) : son œuvre est à l’image de ce dialogue qui fait circuler les connaissances et spécialisations entre elles ; à chaque œuvre, quelque soit le domaine, Léonard en « vérifiait » l’action selon Valéry ; Léonard opérait à travers elle la vérification de son approche théorique ou expérimentale initiale.

chez Léonard, le savoir, quoique mêlé de métaphysique, mais chez lui beaucoup moins qu’à certaines époques, était cependant affecté d’un vice très particulier. En réalité, en dépit de quelques phrases qu’on trouve dans ses œuvres où il cède, il consent au point de vue métaphysique, à sa façon d’ailleurs, il y a toujours ce point par lequel il est essentiellement moderne, et on peut dire de la science la plus récente : il ne conçoit pas de savoir véritable auquel ne corresponde pas un pouvoir d’action extérieur. (p 635)

 

Pour singulariser l’approche de Léonard dans ce rapport du savoir et de l’action avec la métaphysique, Valéry développe alors sans réellement expliquer ce qui va nous occuper dans notre dernière partie sur ses rapport avec la philosophie :

quand je dis « une table », c’est que je n’ai pas la puissance de considérer toutes les tables. Je substitue à une variété infinie d’expériences possibles des concepts, des catégories, des entités, mais ce n’est qu’une nécessité misérable de notre esprit.

Dans un homme comme Léonard, la connaissance intellectuelle ne suffit pas à épuiser le désir et la production des idées. C’est en quoi il s’oppose carrément aux philosophes. La production des idées, même des idées les plus précieuses et les plus belles, ne parvient pas chez lui à le satisfaire, à satisfaire son besoin de créer (p 641)

 

Alors même que ces descriptions de Valéry procèdent du concept de sensibilité, de l’action, du corps, du monde, et qu’il les illustre avec Léonard ou encore Newton dans leurs interrogations fondamentalement « naïves » et examen métaphysique (voir alchimique), Valéry refuse d’y lire ou thématiser là une pensée philosophique dont il expose régulièrement, en y consacrant même des leçons entières, les « raisons » que nous allons à présent détailler.

 

III. La philosophie

Dans la continuité de ce que nous disions plus haut, Valéry classe ouvertement le questionnement philosophique comme un art, lequel est évidemment indissolublement lié à l’homme et ses goûts, ses modes de reconstruction du monde. Mais si l’Art est encore une forme d’action dont on peut déterminer les opérations et intentions selon les dérivés des impulsions sensibles, la philosophie est un art particulier (p 327) : « entre le domaine des choses pratique et le domaine de la sensibilité, il y a le domaine « intercalaire » de l’objectivité, de la science : et entre les deux, celui qui se tient aux limites, la philosophie, « ils sont chargé du border land ». » (p 230). L’activité philosophique est donc une « notation » (p 231) de frontières significatives avec sa géographie de problèmes (p 323), et celle-ci varie selon l’homme parce la prétention philosophique n’est pas scientifique selon Valéry, ni même du domaine du savoir, elle ne peut se vérifier (p 350), car elle n’est même pas apte à définir les termes qu’elle emploie (p 400) :

les philosophes emploient des termes non définis ou mal définis, c’est là leurs vices, inévitable dans leur métier. Mais également des concepts qui n’ont pas d’explication, parce qu’ils n’osent pas la donner aussi simple qu’il faudrait…. L’œuvre philosophique doit se centrer sur la personne. C’est ce qui semble bien qui a été perçu par Descartes. Qu’est-ce que dit Descartes ? « Je suis » « Je pense, dit-il, donc je suis. L’important, c’est que je suis ». Ce « Je suis » signifie : « Moi, Descartes, c’est moi qui interviens actuellement. C’est autour de moi que je vais grouper tout ce que je sais, tout ce que je puis savoir. C’est moi qui vais exercer le doute. C’est moi qui vais construire ensuite. (p 400sq)

Valéry va ensuite longuement insister sur le caractère invérifiable, intransmissible et « vain » du travail philosophique, le réduisant à partir de la production sensible à une sorte d’hyper-concentration sur des termes ou des sensations qui n’auraient en fait de sens réel que dans le flux de l’action ou du moins rapporté à celui-ci. Or, comme ce que nous avions vu avec l’œuvre d’art, le philosophe veut tout résoudre par le possible sans réalisation (p 332) sans poser de but extérieur pragmatique (p 338 sq).

Apparaissent alors ici « les questions de l’esprit et de la matière, la causalité, la finalité » ; ces questions « me font l’effet de questions de notation ». « la frontière est pour moi aussi, je ne la dépasserai pas ». Les philosophes discutent de questions extrêmement connues, dont l’une se réfère à la question de la réalité. Je n’ai pas l’intention d’y entrer. Je pourchasse les philosophes dans le domaine de la notation, parce que, qu’on décide ou non sur la réalité – celle du monde extérieur s’entend – qu’elle existe ou non, rien n’en résulte que la discussion elle-même. Et nous n’avons aucun autre moyen de décider ce point, que de dire : « Au fond, ça m’est égal » (…) je classe cette question en somme avec les questions d’art. (p 231)

 

C’est avec ce haussement d’épaule, « c’est égal » qui témoigne et décide de la prudence de Valéry dans ses discours. Alors Valéry va déployer des trésors de sarcasmes afin de ne pas trop assimiler philosophie et activité proprement artistique, notamment en poésie, mais également son approche proposée dans ses propres cours. Ce que dénonce à longueur de temps Valéry, c’est que le philosophe s’arrête abusivement sur des « notions » (p 338) qui deviennent à cause de cet arrêt des sorte de tumeurs abyssale de possible en cours, produisant alors un monstrueux débordement du Moi sur le langage que le philosophe imagine être une pure reconstruction mondaine valable. A cela, Valéry répond et note en bon pragmatique : « Il m’est arrivé de comparer les mots à des planches sur lesquelles on peut passer en courant, et alors on passe. Mais si on s’arrête sur la planche, elle casse, et l’abîme est sans fond : on est dans la philosophie. » (p 338). La philosophie est donc selon Valéry un indéfini exercice sans fin, un jeu de mot inconnaissable, car « malheureusement, la philosophie n’a pas cette ressource de l’expérience terminale, de la vérification finale » (p 350).

On pourrait ici répondre pour commencer que l’activité philosophique a une prétention et une ressource d’un ordre supérieur puisqu’elle expérimente généralement la vérification même et tout processus s’y rapportant quelque soit les domaines, types d’expériences et modes, mode du Savoir que Valéry n’admet d’ailleurs pas par principe: « la science, en tant que non philosophique, en tant que non-savoir, n’est qu’une collection de pouvoirs d’action. » (p 397). A partir de là, on assiste alors chez Valéry à d’incroyables aveux scientistes aussi considérables que grotesques :

ayant pris conscience, d’abord, de la vanité d’une poursuite du savoir sur les pas de la science, puisque la science s’en charge, qu’elle nous surprendra toujours par quelques tours de physique nouveaux, qu’elle escamotera devant nous quelque chose, nous fera apparaître un pigeon sous ce verre dans quelque instants – nous n’avons, par conséquent, pas à fonder notre pensée, notre vie intellectuelle et sensible sur ce moyen, sur ce terrain. (p 404).

 

L’aveu est d’autant plus caricatural et contradictoire chez Valéry qu’il considérait, comme on l’a vu plus haut, que les plus grandes découvertes scientifiques de Léonard à Newton étaient tributaires voir indissolublement liées à leurs métaphysiques, ou du moins possible grâce à un mode de questionnement de type philosophique dans son apparente formulation naïve :

Nous avons vu, il y a quelque temps, à quel point une question enfantine a pu jouer un rôle dans la découverte du grand Newton. Il s’est demandé : « pourquoi est-ce que la lune ne tombe pas ? », question entièrement enfantine, de type tout à fait enfantin.

Eh bien, il faut avouer que toutes nos questions métaphysiques ont un peu ce caractère, tandis que la science a compris, pas depuis très longtemps, pas depuis l’époque… – du moins, je veux dire, jusqu’à l’époque où elle se confondait avec la philosophie, la science pouvait également poser des questions de cet ordre-là. Elle les pose encore, mais elle se pose des questions que dans la mesure où elle pourra y répondre, où elle croit pouvoir y répondre par un résultat, par une action déterminée. (p 349)

Il est difficile de prendre au sérieux ces genres de louvoiement sous ses formules contradictoires et ses pétitions de principe, mais étant donné la teneur et les prétentions initiales de ce cours, il nous semble cependant nécessaire d’évaluer la portée réelle de cette critique qui réapparaît très régulièrement dans les propos de Valéry. Valéry sent confusément la contradiction dans l’approche même qu’il présente sur les productions de l’esprit et la manière dont il en ordonne l’examen. Mais il croit pouvoir échapper au concept et stylise avec un haussement d’épaule systématique ses amorces de définition quand il tente d’approcher un problème. On en trouve un exemple quand Valéry interroge le Moi sous l’aspect psychologique :

qu’est-ce que la psychologie ? (…) c’est que, si nous imaginons un ensemble de choses – déjà un ensemble est considérable – un ensemble de choses aussi différentes qu’on voudra, tellement différentes que nous ne puissions pas concevoir un système de choses plus hétérogènes, un magasin de bric-à-brac plus compliqué et plus nombreux, eh bien, s’il y a un moyen, s’il y a quelques traits qui puissent s’appliquer à tout cet ensemble, s’il y a quelque chose que nous puissions appliquer, une idée commune, un traitement commun, c’est cela qui est psychologie. On ne peut pas concevoir autrement une étude de l’homme dans cette partie de son être qu’en la concevant comme l’étude des caractères communs à tout ce qui n’a rien de commun.

Une définition qui ne peut pas servir à grand-chose. Peut-être a-t-elle l’avantage de nous empêcher d’en chercher une autre. (p 223-224)

Nous avons ici un résumé du style de Valéry vis-à-vis de sa réduction de l’investigation philosophique : celle-ci est réduite à une posture psychologique qui cherche le Même dans l’Autre et veut désespérément en faire un système, c’est-à-dire faire circuler le Même en l’Autre et réciproquement. C’est pour Valéry une simple tendance psychique propre à la façon de sentir et rapporter l’Autre au Moi-même : c’est ce rapport qui est abusivement signifiant alors qu’il devrait selon Valéry rester sensoriel au lieu de classifier des caractères irréductiblement incompatible puisque ce qui est rapporté au Moi est simplement senti, donc insignifiant même si la sensation semble significative au Moi puisqu’elle est productrice de réaction. L’éthique valérienne est simplement de ne pas tirer de conclusion (ce qu’il appelle de « définition », donc de conception d’ensemble systématique) de ces affects, aussi séduisants que peuvent être leur force productrice dans leur virtualité, leur possibilité engageant le Moi.

L’aspect cependant insupportable chez Valéry est sa réduction conceptuelle au tautologique alors que celle-ci provient essentiellement de son approche et des éléments qu’il a mobilisé pour produire cette même réduction. « Newton se pose une question enfantine : il voit tomber une pomme, il voit la lune et il dit : « pourquoi pas la lune ? Pourquoi est-ce que la lune ne tomberait pas ? » (…) la réponse est extrêmement simple : elle ne tombe pas, parce qu’elle ne tombe pas. » (p 207).

 

Ainsi, mobiliser Fichte est-il assez savoureux de ce point de vue, tout autant que de le qualifier comme le fait Valéry de « psychologue »

Un psychologue du commencement du XIX siècle (Fichte) disait déjà que « le moi se pose en s’opposant », formule très séduisante au point de vue verbal. Je dirais d’une façon plus simple, que le moi est une réaction à quelque chose, et la preuve c’est que ce n’est pas le même moi qui agit dans les diverses circonstances. (p 203)

 

Un peu comme Wittgenstein, nous avons donc droit à de longue circonvolutions faites pour prévenir sans fin les développements conceptuels et ses « séductions », ceci grâce à ce que Valéry appelle des « notions » qui veulent désamorcer « systématiquement » – excusez du peu ! – toute conception pour de plate descriptions justifiées par un scientisme gorgé de vues mécanistes. Le fond final du propos est l’habituelle docte ignorance qui promet beaucoup dans ses circonvolutions, mais qui au final n’est qu’une dissimulation hautaine de la culture de l’esprit. C’est cependant là l’intérêt du texte : c’est un échauffement de l’esprit qui mesure ses pouvoirs (« productifs ») et défini l’arrêt de la définition, son moment critique.

 

Mais peu à peu, presque comme en passant, Valéry atteint les limites de ses petites évaluations sur la nécessité de ne pas philosopher et de son caractère illusoire ou purement artistique. Il a l’intégrité d’en reconnaître le ridicule avec l’argument d’autorité, la mystique indémontrable. D’abord il avance comme d’autre : « la liberté, je n’en ai jamais vu de définition… les questions « l’homme est-il libre? » sont des questions qui sont presque inexplicables… » (p 359), puis plus loin le scrupule le rattrape :

J’ai parlé tout à l’heure de liberté, de déterminisme. Vous savez les conséquences qu’on en a tirées, en particulier, les notions de responsabilité, etc. Nous avons, en somme, en présence d’une possibilité de critique, qui se fonde sur un examen tout à fait impartial, je vous le garantis, je vous le jure, des notions fondamentales – même un examen que je pourrais pratiquer, aussi bien, sur les notions fondamentales d’une science, ce que je ferai peut-être quelquefois : par exemple, notions fondamentales de la géométrie et de l’algèbre, en me plaçant au point de vue direct, au point de vue de la sensibilité, c’est-à-dire de celui qui ne sait encore rien du tout et qui éprouve, par sa propre sensibilité et par les effets qu’il cherche, à donner un sens à ces notions, un sens parfaitement vérifiable par chacun (p 364)

 

On voit ici la méprisable chute d’une considération de la philosophie longuement dépeinte comme une sorte d’art égotique aberrant, fortuitement, futilement « naïf » et « enfantin», mais dont Valéry va ensuite adopter les mêmes modes pour considérer son résultat comme « impartial » dans la mesure où il est « direct » et « ne sait rien du tout », pouvant alors donner assurément (nous « jure » même Valéry !) le « sens vérifiable » par chacun des « notions fondamentales ». Mais bien sûr, ces notions sont fondamentales car elles « servent », alors même qu’en tant que « conséquence », leurs causes initiale abyssale et puérile ne pouvait pourtant rien fonder de par son « questionnaire » d’adverbes, pas même former une définition.

Comment ces notions questionnées par le mode philosophique pourraient seulement avoir une conséquence pratique et seulement produire une « notion » quand, selon Valéry, la philosophie s’éteint dès qu’elle atteint une définition ? Aussi Valéry glisse-t-il ensuite assez rapidement sur ce qu’il appelle « le mythe du savoir » et de son « unité » (p 364). Il est assez désagréable de lire ici ce genre d’incohérence organisée selon des motifs bassement utilitariste sur le savoir, avec en plus cette outrecuidance de chaire absurde qui conclut une leçon. Quelle est cette « possibilité critique », sinon la propre philosophie que s’autorise et dont s’autorise Paul Valéry ? Ainsi pouvons-nous lire toutes ces leçons comme l’examen de cette possibilité dont Valéry ne va que sentir les limites rapidement alors même que malgré lui s’opère ce repérage qu’il veut pourtant éviter tout en en constatant les traces et les effets. On retombe alors au final sur le même genre que les formules positivistes, lesquelles deviennent avec Valéry d’élégante formulation : « L’œil semble, est sensible à soi-même, et alors, sensible à soi-même, il l’est moins à ce qui n’est pas soi-même » (p 447).

 

Ne pouvant cependant pas trop capitaliser sur ce « point de vue direct de la sensibilité » et son immédiateté simplement postulée qui révélerait infailliblement  – nous jure-t-il – les notions fondamentales, Valéry va dès la leçon suivante restreindre et rabaisser les prétention de cette même sensibilité et de ses tendances aux possibilités critiques. Ainsi va-t-il l’appeler « susceptibilité » (p 368) afin de justifier cette tendance humaine à l’insatisfaction. La sensibilité est donc le « fonds » de la possibilité critique ; heureusement, quand elle est vouée à l’action et disposée vers un espoir d’effet, le cancer philosophique s’éteint. Celui-ci ne naît en réalité que par le langage (p 378) comme on l’a vu, mais Valéry y revient à nouveau : « le langage a permis à la fois ces constructions gigantesques, un peu illusoires en elles-mêmes, et a permis de déployer les ressources d’esprit d’invention, de finesse, extraordinaires, à partir de question initiales, naïves ou même enfantine » (p 381).

Valéry ne va plus sortir de ce cercle catégoriel dans le couple sensibilité-langage dont il ne va alors plus chercher qu’à repérer que la susceptibilité de projection possible de l’une et le mythe mystificateur de l’autre, revenant interminablement sur leurs illusions tout en constatant par ailleurs leurs forces significatives pratiques ou les résultats scientifiques, puisque ces derniers forment surtout « l’ensemble de recette qui réussissent toujours » (note p 384).

 

Conclusion

Au terme de ce parcours rassemblé dans ce premier volume, nous pourrions dire pour résumer qu’il s’agit d’une intense réflexion ou expérimentation sur la vanité, à la fois comme fond productif de la sensibilité et problème face à ses dilemmes applicatifs et significatifs de la condition humaine. Il faut de la vanité substantielle pour penser la production corporelle et spirituelle, et ceux-ci doivent être vérifiés dans leurs notions même selon application au monde. Comme nous l’avons vu avec la « vanité » de l’art que thématise Valéry à la fois en « protestant » contre Pascal puis en l’acceptant finalement et poussant cette réflexion pascalienne jusqu’à la géométrie – « Oui, la peinture est vanité, et il faut qu’elle soit vanité. Que serait-elle si elle servait à quelque chose ? Pascal oubliait que les neuf dixième de la géométrie ne servent absolument à rien » (p 166) – nous pouvons dire que tout le propos des cours de Valéry repose en définitive sur une discussion avec Blaise Pascal, notamment ce qu’il en disait en 1942 dans ses Mauvaises pensées et autres, avec le passage fameux des Pensées :

La vraie éloquence se moque de l’éloquence. La vraie morale se moque de la morale, c’est‑à‑dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit qui est sans règles. Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l’esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l’esprit. Se moquer de la philosophie c’est vraiment philosopher (Pascal, Pensées, Géométrie-Finesse II – Fragment n° 2 / 2 – Papier original : RO 169-2 ; Brunschvicg 4 et 356)

A cela Valéry répondait par la raillerie suivante qui résume peut-être même tout les propos indiqués plus haut et développés dans ses Cours :

« Esprit de finesse, esprit de géométrie : sottises que l’on fait dire à ces mots.

Cela a le vice de toutes les expressions auxquelles il faut commencer par donner un sens avant d’en considérer l’application. Mais alors, il est trop tard…

Davantage : pour que la comparaison des deux « esprits » ait elle-même un sens, il faut imaginer qu’ils fonctionnent entre un état initial et un état final supposés identiques. Il faut qu’ils aient un même objet de leur travail ; de mêmes impressions ou de mêmes notions sur lesquelles ils s’accordent au départ…

Sinon ce sont comme des animaux d’espèces toutes différentes ; l’un vole, l’autre nage : ils ne voient pas les mêmes choses, ne se rencontreront jamais, ne peuvent que s’ignorer, et pas même s’exclure  » (Paul Valéry, Mauvaises pensées choisies et autres, Gallimard Nrf 1942, p 311 sq)

Mais en dehors du titre, Pascal ne parle rigoureusement pas d’esprit de géométrie : la finesse est de l’ordre de la délibération pratique, alors que celui de géométrie de la déduction. A cause de ce genre de confusion que s’autorise en permanence Valéry – ambiguïté qu’il sait lui-même arranger et entretenir puisqu’il répondrait que Pascal ne dit pas, mais que l’on fait dire à Pascal…–, les propos et l’activité du philosophe est stylisée comme une rétrocession de son acte et de son discours : Valéry peut alors légitimement se moquer de cette surenchère apparente, de cette auto-réflexion obnubilée par l’activité de l’acte puisqu’il n’en voit pas « l’application », « l’utilité » : en bon scientiste pragmatiste confiant en « l’immédiat », Valéry ne peut alors qu’en juger les prétentions et moquer ses insuffisances. Nous ne pouvons malheureusement pas théoriser et réfuter plus avant un contre-sens ; et par ailleurs – si nous nous fions à l’édition de ces cours – sur la qualité même de son propos Valéry a déjà répondu en une formule : « la vérité pure est insignifiante » (p 465).

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