Roland Vaschalde : Suivant Michel Henry

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Introduction

 

Ancien élève de Michel Henry, Roland Vaschalde a également réalisé plusieurs entretiens[1] avec lui et contribué à la diffusion de sa pensée à travers le bulletin mensuel La Gazette d’Aliahova depuis 2010[2]. Suivant Michel Henry, comme le souligne Vaschalde,  entend faire l’exégèse de la phénoménologie henrienne et prolonger ses idées dans des domaines jusqu’alors inexplorés. « Suivant » peut ainsi s’entendre à la fois comme « selon » ou « à la suite de » Michel Henry.  Mais l’expression du titre peut en outre renvoyer au fait que l’auteur ait littéralement « suivi » Michel Henry dans ses excursions dans les Cévennes. Expérience qui semble être la plus proche de cette intériorité affective qui constitue pour la phénoménologie de la praxis vivante l’essence de la manifestation, et qui nous ouvre à la problématique du « suivre » au-delà de toute dialectique herméneutique de la répétition et de la prolongation dans laquelle il ne semble pas y avoir de place pour la transformation – c’est-à-dire pour la trahison ou l’hérésie, non pas envers autrui, mais envers soi-même. Conformément à la topique henrienne, le « suivre » – en tant qu’un des pouvoirs propres à mon « je peux » – se fonde sur une « persécution ». La « souffrance » qui habite l’impossibilité de s’approprier autrui s’ensuit de celle de se sentir « poursuivi » selon la domination de l’autre dans l’impuissance de se libérer du poids de son propre soi, lequel à son tour « jouit » dans la réalisation que cette impuissance est en même temps ce qui fait mon pouvoir et sa « consécution » comme coïncidence de mon moi avec la vie. Néanmoins, ce qui reste à penser est la possibilité du « poursuivre » entendu comme l’abandon de la propre topologie henrienne. Et c’est ce « poursuivre » qui guidera notre lecture à travers les figures de l’onirique, du postcolonial, de la psychopathologie, du judaïsme et, enfin, de la cartographie du corps, en tant que l’« insuivable » de la phénoménologie henrienne.

 

La poursuite de l’onirique

 

Le livre s’ouvre sur cette sphère de la « persécution » qu’est le rêve, dans lequel l’auteur est frappé par une intuition énigmatique: « La vérité s’énonce de A à Z ; de là le mythe de l’activité »[3]. Pourtant, nous devrons nous demander si, bien que le rêve ne semble que révéler l’invisibilité de l’intuition henrienne par rapport à la lumière de la transcendance, son énonciation non pas à partir de la parole, mais de la « lettre » est ce qui garde son secret.

D’abord, cette révélation nocturne permet à Vaschalde d’introduire la critique d’inspiration henrienne du caractère représentationnel du langage comme signe doté d’une signification, ou de l’activité comme un vouloir dire accompagné d’un contenu prédéterminé. Une telle conception serait fondée sur une temporalité extatique, dont la structure tripartite rétention-impression-protention serait incapable à rendre compte du caractère matériel de l’expérience en sa qualité d’auto-affection d’un soi dans son ipséité[4]. Cette auto-affection qui révèle le moi à travers son « sentiment » ne consiste cependant ni en une immobilité ni en une intemporalité. Et ici Vaschalde ne fait que suggérer, étant donné qu’il s’agit de l’un des thèmes les plus complexes de la phénoménologie henrienne, que cette auto-affection du moi n’est pas uniquement ipséité, mais ipséisation, ce qui implique à son tour une dimension génétique et historique – nous pensons, par exemple,  aux concepts d’« habitude » dans le cadre de sa phénoménologie du corps[5], ou de « mémoire immémoriale » dans celui de l’incarnation[6]. En second lieu, l’auteur affirme que ce caractère processuel de la matière impressionnelle en tant que chair de notre vie consiste en un passage incessant d’une tonalité à une autre. Afin de ne pas tomber dans un psychologisme des affects, Henry décrit ce « passage » à partir des structures phénoménologiques de la « souffrance » et de la « joie », lesquelles ne désignent pas des tonalités affectives séparées, mais constituent conjointement l’affectivité de toute expérience[7]. Troisièmement, si un tel passage ne peut pas être décrit selon le flux de la temporalité immanente de Husserl, mais plutôt comme l’« auto-transformation » d’une affectivité transcendantale, cela ouvre le problème d’une téléologie historique qui – en ne la comprenant que comme un simple « auto-accroissement » [8] – mettrait en péril la « liberté » d’une phénoménologie de la praxis vivante.

 

Certes, la nature onirique de la révélation n’est pas étrangère à Michel Henry. S’inspirant notamment de l’herméneutique de Paul Ricœur, il soutient que l’interprétation du rêve chez Freud tente d’assujettir la dimension pulsionnelle ou affective à une structure linguistique. Cependant, bien que Vaschalde dénonce le peu d’attention que la philosophie a accordé à la topologie, c’est précisément la topique henrienne de la « duplicité de l’apparaître » (duplicité entre l’apparaître du monde et l’auto-apparaître de la vie) qui constitue l’un des problèmes centraux de sa phénoménologie. En effet, si cette révélation nocturne est irréductible à tout langage, comment peut-elle être énoncée dans une phrase qui demeure un souvenir à l’état de veille ? Le problème du langage est l’un des plus urgents dans l’œuvre de Henry. Le traitement de ce problème a été repoussé jusqu’à la célèbre conférence « Parole et religion : La parole de Dieu »[9] dont les thèses seront reprises dans le dernier chapitre de C’est moi la vérité puis développées dans son ouvrage posthume Paroles de Christ. La révélation onirique, d’une part, semble seulement énoncer de manière critique son irréductibilité envers l’apparaître du monde(à savoir envers son langage représentationnel et sa temporalité extatique) et, d’autre part, se dévoiler dans l’indicible de sa praxis matérielle en tant qu’épiphanie de l’auto-apparaître de la vie. Ainsi, la réponse classique affirmerait que c’est justement au niveau de ce qui est dicible que s’affirme ce que la vie n’est pas, tandis que ce qui persiste véritablement dans l’éveil – non pas comme mémoire, mais comme « répétition » – , c’est l’intuition secrète de son auto-affection. Cependant, cette structure topologique semble, d’une part, expliquer négativement ce qu’est la vie et, d’autre part, uniquement la comprendre (dans son aspect processuel) comme une « auto-affirmation » plutôt qu’en tant qu’« auto-transformation ». Le secret de l’onirique recèle plutôt ce qui entre en résonance avec le rêve décrit par Spinoza ( lettre du 20 juillet 1664 à Pierre Balling) dans lequel lui apparaît un « brésilien nègre et crasseux » (nigri et scabiosi Brasiliani), et où il est persécuté tout à la fois par la répression coloniale de l’Afrique et de l’Amérique du Sud par une Europe prétendument illustrée (dont il se fera l’idéologue). Comme le souligne Jean-Christophe Goddard, la répression semble s’appliquer à la condition de juif marrane du philosophe et, au fond, à sa propre hybridation, à son propre « devenir autre ». Ce qui, transposé en termes architectoniques, correspondrait au fait que le rêve révèlerait le refoulement contre l’hybridation de la topologie propre à Michel Henry[10]. En somme, annoncer l’affectivité comme ce qui ne se laisse pas être dit (parce qu’elle constitue le fondement de tout acte de déploiement extatique du monde pour énoncer la coïncidence avec soi-même de la force de l’acte dans son immanence) en fait quelque chose d’abstrait, c’est-à-dire dépourvu d’« é-motion ». Cela ne donne ni lieu à un mouvement au sens du déplacement intramondain d’un corps, ni au sens du surgissement extatique dans la présence. Mais cela permet plutôt, comme l’affirme Vaschalde (reprenant ici les formules oxymoriques de Henry dans son héritage eckhartien), de désigner cette matérialité impressionnelle, d’un « mouvement sans mouvement »[11]. Qu’est-ce qu’un mouvement sans mouvement ? Pour reprendre une expression de la phénoménologie de l’art de Henry, nous dirions : une « vibration »[12]. Et un rêve qui aurait laissé transparaître cette vibration consisterait, par exemple, en l’image kafkaïenne d’une légion de rats.

 

La légion de rats ou d’un Michel Henry gabonais

 

Le livre se poursuit avec deux sections qui s’occupent de l’œuvre littéraire de Michel Henry. D’abord, il soutient que le personnage principal de L’amour les yeux fermés est en fait la ville d’Aliahova. Ce point de départ permet à Vaschalde de déployer une sorte de phénoménologie de l’architecture. Certes, conformément à la problématique esquissée à propos du concept de « corpspropriation »[13], l’œuvre littéraire de Henry ne se compose pas de romans à proprement parler, mais de « récits métaphoriques » qui développent une trame narrative au service d’une idée philosophique (tout comme les Gedichte en tant que Gedachte chez Heidegger). En revanche, si l’équivalence établie au sujet de Le jeune officier entre, d’une part, la légion de rats et, d’autre part, la profusion et l’obstination nocturne de la vie à proliférer contre toute logique diurne est suggestive, on tomberait dans le psychologisme évoqué plus haut en assimilant les rats aux affects ou aux sentiments (et, plus encore, si nous considérons leur multiplicité comme analogue à un passage incessant représentatif d’un « auto-accroissement » de la vie). L’équivalence est suggestive parce que, malgré sa subordination supposée à la phénoménologie henrienne, la métaphore des rats ouvrirait précisément l’affectivité à la problématique de la multiplicité (non pas des affects, mais de l’impossibilité de sa réunion dans l’Un) et de l’animalité (à l’exception de certains cas d’hypnose animale empruntés à Scheler pour illustrer le « pathos-avec », Henry ne traite pas de l’animal[14]). Vaschalde a raison d’affirmer que son interprétation est peut-être plus henryenne que celle d’Henry lui-même, car, comme le raconte Anne Henry[15] , les rats symbolisent certainement le mal pour le jeune Henry en 1949. Dans son inspiration kierkegaardienne de l’époque, cette symbolique n’est pas sans lien avec le « désespoir » de l’homme lorsqu’il se découvre, après le saut dans le péché, comme un esprit doué d’un corps sexué. Cependant, cette détermination paradoxale n’est telle que pour celui qui a une conception objective de son propre corps (soumis à une mécanique appétitive qui doit être maîtrisée sous le contrôle de l’activité de la raison). Comme Henry le précisera six années plus tard, si les rats symbolisent le mal, c’est parce qu’au fond ils symbolisent notre corps subjectif non pas comme un sentiment d’effort vis-à-vis d’un obstacle extérieur impossible à surmonter, mais comme la découverte que cet effort est la passivité de chacune des facultés de mon corps et, en dernière instance, de mon « je peux ». Plus précisément, il est question de l’impuissance qui habite mon pouvoir non pas par rapport au monde et à une expérience objective, mais par rapport à l’archi-pouvoir de la vie. Archi-pouvoir qui se traduit dans l’impossibilité de rompre le lien qui m’attache à elle et qui se laisse sentir phénoménologiquement en tant qu’un « se souffrir » originaire.

 

Cependant, l’aspect le plus intéressant de Le Jeune Officier ne concerne peut-être pas vraiment son contenu, mais plutôt son inscription proprement vitale où la persécution coloniale du rêve de Spinoza revient nous hanter. Dans une note, Vaschalde précise que ce roman de 1954 fût plagié dans son intégralité et publié au Gabon en 1999 par un certain Georges Bouchard[16]. Bien qu’il conclue ironiquement que le roman a connu un succès considérable, il faudrait plutôt dire qu’il a fait l’objet d’une polémique considérable. Sa notoriété dans la littérature gabonaise est plutôt due à un article intitulé « Littérature gabonaise : un renouveau en trompe-l’œil » dont l’auteur, Luc Ngowet, soutient que toute la littérature gabonaise avait été plutôt médiocre en raison de son affiliation systématique à la « couleur locale », jusqu’à l’apparition du roman de Georges Bouchard, une œuvre digne de la « République mondiale des lettres » et qui doit son mérite précisément au fait que « ni le titre, ni le thème, ni les personnages, ni l’écriture (sans parler du nom de l’auteur lui-même), absolument rien n’est gabonais dans ce livre »[17]. Comme nous l’avons dit par rapport au rêve de Spinoza, c’est dans ce caractère hallucinatoire que la vie semble vibrer avec toute sa matérialité impressionnelle en tant que « devenir autre ». Comme l’affirme Goddard à propos du « culte du cargo » du chaman Pilina de la tribu Wayana de la Guyane française[18], il ne s’agit pas d’un millénarisme issu d’un syncrétisme religieux chrétien, dont l’attente de la venue d’un cargo célestiel appelé Tenkowa consisterait en la divinisation de l’idéal de la promesse d’abondance de la société capitaliste occidentale comme rédemption de la communauté indigène. Il s’agirait plutôt d’une « contre-anthropologie » – au sens précisément d’une « corpspropriation » – entendue comme « anthropophagie », c’est-à-dire comme « déglutition » et « intoxication » de l’autre. En ce sens, la procédure chamanique ne consiste pas en une appropriation épistémique mais en la capacité d’entrer en relation avec l’invisible à travers le rêve – avec une finalité thérapeutique en tant que « devenir l’autre ». Le chaman « ingère » l’identité du blanc comme s’il s’agissait d’une drogue, et le culte devient une sorte de performance où il est possible pour le contre-anthropologue non pas de « comprendre » l’idéologie occidentale, mais de la « vivre » dans un théâtre de l’absurde. Et la seule chose qui reste à « comprendre » pour l’anthropologue blanc est de se voir reflété dans une caricature, de la même façon que Platon a dû se voir reflété dans les comédies d’Aristophane[19]. De la sorte, Le jeune officier de Georges Bouchard ne reflète pas, comme semble le suggérer Vaschalde, le fait que le roman de Henry soit reconnu à sa juste valeur même sur le sol africain ou, plutôt, dans une colonie française. En tant que vivants nous participons tous – colonisateurs et colonisés – à la parole – française – de la vie (je france donc je suis, comme dit René Schérer[20]). Ce qui montre aussi que le colon français en tant que pirate extractiviste ne peut comprendre autrui, à l’instar de la dialectique du conflit chez Sartre, que sur la base de la piraterie comme appropriation intellectuelle. Au contraire, le roman de Henry est « avalé » ou « corpsproprié » par le Gabon, devenant ainsi une sorte d’objet transitionnel avec quoi jouer, dans la mesure où celui-ci, en tant qu’idéal occidental d’affirmation de soi, appelle à renoncer à tout localisme africain au profit de l’universalité française d’un soi qui ne peut être vécu que comme sa propre négation.

 

Le fils du roi

 

Les trois sections suivantes s’articulent autour du rapport entre la phénoménologie henrienne et des sujets tels que la santé, la psychothérapie et la psychopathologie. D’abord, Vaschalde établit l’équivalence, caractéristique de la phénoménologie, entre la maladie et la souffrance –  par exemple, dans son versant heideggérien, comme l’altération de la structure existentielle du Dasein dans la subordination de la corporéité à l’affectivité en tant que « désaccord » (Verstimmung) de la « tonalité affective » (Stimmung). Dans le même sens, dit Vaschalde, cette équivalence (que nous appellerions plutôt une « distorsion architectonique ») cherche à se distinguer d’une approche de la maladie comme modification en troisième personne du corps objectif pour la reconduire à sa réalité phénoménologique d’auto-affection en première personne. Ce qui est propre à l’essence de la manifestation comme affectivité correspond au « sentiment » de la vie elle-même comme « ipséité », alors que le « on » ou das Man heideggérien ne sent pas. Et pourtant, comme se le demande Marc Richir, ce « sentiment » est-il le sentiment de la vie ou de mon ipséité ? Et si c’est celui de ma vie en tant qu’ipséité qui est donnée à soi dans l’autorévélation de la vie (comme cela sera formulé dans C’est moi la vérité dans les termes du père et du fils), n’introduit-elle pas en moi un certain anonymat, certainement pas le « on » ou das Man, mais peut-être celui du « il y a » ( es gibt )?[21] En second lieu, l’approche de Vaschalde de la maladie en tant que souffrance cherche non seulement à réorienter le caractère pratique et affectif de chacun des pouvoirs de ce qui constitue notre « chair impressionnelle » comme révélation de notre ipséité en tant que « je peux », mais aussi à clarifier le rapport intersubjectif au-delà d’une interaction intramondaine. Cependant, dans ce rapport intersubjectif, et tout comme dans la subordination heideggérienne du Mitsein au Dasein, plutôt que de nous appréhender en tant qu’entités intramondaines, nous nous « co-pâtissons » en tant qu’egos transcendantaux selon notre « participation » commune à la vie. Cette « transposition » d’une interrelation horizontale avec autrui à une communion en tant qu’êtres vivants dans la vie, qui correspond à une subordination de l’éros à l’agapè chrétienne, fait en même temps partie de ce qui est affirmé comme vertu phénoménologique : dans cette « eucharistie » il n’y a ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme[22]. Il s’agit de la même subordination heideggérienne du « conflit » (Zwietracht) au « dialogue » (Zwiesprache) et à la duplicité (Zweifalt) et, de surcroît, de notre « facticité » comme « destin » (Geschick), avec les conséquences politiques que cela implique. L’invocation de la « neutralité » comme vertu phénoménologique, même s’il s’agit de la neutralité de l’épochè, n’est rien d’autre qu’une invisibilisation de la transformation qui impliquerait son abandon.

 

En troisième lieu, il faut dire que l’interprétation de la psychopathologie dont traite Henry dans Généalogie de la psychanalyse n’est pas tant ce que Vaschalde décrit comme un psychologisme objectiviste, mais plutôt sa réappropriation phénoménologique selon la Daseinsanalyse (ou herméneutique selon l’interprétation de Ricœur de l’œuvre de Freud), c’est-à-dire ce qu’il nomme « l’inconscient de la représentation »[23]. De plus, s’il y a un moment dans l’itinéraire de Freud qui résonne le plus étroitement avec « l’inconscient de la vie », c’est paradoxalement sa description neurologique en termes énergétiques avant le tournant herméneutique de la Traumdeutung. Malgré son insistance sur le fait que la vie n’est pas une énergie aveugle, lorsque Henry doit décrire le processus génératif à partir duquel la vie se retourne contre elle-même, il ne peut éviter de recourir à un vocabulaire énergétique[24]. Enfin, c’est peut-être dans la confrontation que Vaschalde détaille entre la phénoménologie de la vie et la pensée du philosophe et psychiatre japonais Bin Kimura que se trouvent les observations les plus intéressantes. Le point central correspond aux témoignages de patients schizophrènes recueillis par Bin Kimura. Ceux-ci décrivent leurs états dissociatifs soit comme la sensation de se retrouver dans sa sphère la plus intime sous la domination d’une entité extérieure, soit comme le « sentiment océanique »[25] d’être dilué dans l’extériorité du monde. Bien que de telles expériences semblent contredire l’essence de la manifestation en tant qu’ auto-apparaître immanent, elles nous permettent en fait, comme le souligne Vaschalde, de clarifier nos propos sur le risque d’un psychologisme dans la compréhension des structures phénoménologiques de la souffrance et de la joie comme états affectifs. À travers la distinction établie par Henry entre l’ontologique et l’existentiel, il est possible de différencier entre le contenu et la forme de mon expérience[26]. Même si, dans de telles expériences dissociatives, je fais l’expérience du « fardeau » de mon existence (entendu comme la passivité transcendantale de ne pas m’être porté à la vie, passivité qui peut certainement me conduire à me nier), c’est toujours moi qui fais l’expérience de cette perte de moi-même. En outre, Henry, dans C’est moi la vérité, introduit une distinction au sein de la sphère de l’immanence entre le soi et le moi ou entre auto-affection au sens fort et auto-affection au sens faible. Et Vaschalde de considérer que le moi correspondrait à une sorte de « je » en tant que sujet de représentations, qui serait mis en suspens dans la schizophrénie, moyennant quoi l’ipséité se révélerait précisément comme l’impossibilité de se débarrasser du moi. Or, si dans la schizophrénie c’est le sujet représentationnel qui est mis en suspens pour laisser le « moi » pur dans sa coïncidence absolue avec soi-même dans son auto-affection, n’est-ce pas cette figure d’une auto-affection au sens fort (ou de la vie elle-même) qui implique un anonymat de mon « je » ? Il ne s’agit pas d’opter soit pour le sujet représentationnel, soit pour l’ipséité de l’affectivité, mais, comme c’est le cas pour l’origine de la barbarie, de rendre compte du fait que c’est la vie qui se retourne contre elle-même, non pas comme un accident, mais sur la base de sa propre structure antinomique. En ce sens, l’expérience de la passivité transcendantale peut correspondre, d’une part, à la mise en suspens du sujet représentationnel afin de révéler l’impuissance qui habite tout acte transcendantal d’apparaître, impuissance qui constitue en même temps sa force. Cette expérience peut par ailleurs correspondre à une sorte de dépossession de soi non pas comme passivité mais comme aliénation. Néanmoins, ce qui génère cette aliénation, c’est de croire que mon moi puisse s’épuiser dans cette auto-affection au sens fort de l’autorévélation du père dans l’auto-donation du fils. L’illusion transcendantale ne consiste cependant pas uniquement à penser que mon moi ait l’origine de sa force en lui-même (dans un oubli de sa passivité transcendantale dans le soi), mais aussi dans la « joie » au sein de laquelle mon moi croit ressentir une sorte de coïncidence avec ce soi – c’est-à-dire dans la possibilité d’affirmer que « c’est moi la vérité », sans l’ambigüité inhérente au fait que l’on affirme en même temps que le « moi » est la vérité et que cette vérité n’a lieu que dans la singularité de mon « moi ». Certes, une telle affirmation proférée par le Christ n’est pas une affirmation à comprendre, dans la mesure où elle n’est pas de l’ordre du dire représentationnel du monde. Elle ne révèle sa vérité que dans sa « répétition », à savoir dans la performativité de sa perlocution par chacun de ceux qui participent à sa manifestation. Or, son ambiguïté concerne le fait que cette affirmation est précisément une citation, dont Henry a jugé nécessaire d’effacer les guillemets pour le titre de son livre[27]. C’est l’ambigüité qui se manifeste encore dans cette autre affirmation du titre du roman Le fils du roi où sa profération n’a pas perdu son caractère de folie.

 

Michel I.N.R.I

 

Suivant Michel Henry consacre ensuite quatre sections à la possibilité de penser le judaïsme en relation avec la phénoménologie de la vie– et ce, contre une interprétation qui prétend maintenir son incompatibilité en raison du « christianisme » de Henry. En premier lieu, Vaschalde souligne, à l’opposé de la vérité intramondaine et spatio-temporelle de ce qui s’énonce de A à Z, le caractère nocturne de l’aleph hébreu, consonne inaudible, à la fois première lettre et signe en marge de l’alphabet, origine divine de la création dans son retrait et son silence par rapport au monde. Cette nocturnité serait analogue à celle de l’invisibilité de l’affectivité de la vie par rapport à l’extériorité transcendantale propre à la compréhension grecque de la phénoménalité. Il y a cependant dans cette approche une tension qui est intrinsèque à la phénoménologie henrienne. Car ce dont l’invisibilité affective de la vie prend distance n’est pas seulement sa détermination représentationnelle ou intramondaine, mais bien davantage l’apparaître transcendantal lui-même qui consiste à instituer ce que Henry nomme « la loi de la disparition », autrement dit cet apparaître qui implique à son tour son disparaître dans ce qu’il laisse apparaître[28]. De telle sorte que si l’auto-apparaître de la vie est ce qui fonde l’apparaître transcendantal du monde, c’est parce que ce dernier ne peut pas rendre compte de la force qui constitue son acte. Si nous avons décrit ce rapport en termes de « fondation », Henry doit aussi le déterminer en termes d’« antinomie », sans quoi il retomberait dans une dialectique de l’apparaître et du disparaître qui ne relèverait plus de la structure interne de l’apparaître transcendantal du monde, mais du rapport entre celui-ci et l’auto-apparaître de la vie[29]. Au contraire, affirme Henry, cette antinomie propre à la duplicité de l’apparaître est « fondée » dans la structure antinomique de l’auto-apparaître de la vie elle-même en termes de souffrance et de joie transcendantales. Or, il y a toujours le risque de comprendre cette antinomie à nouveau en tant que dialectique. En effet,  la souffrance et la joie pourraient trouver leur « résolution » (Aufhebung) dans une auto-affirmation (Selbstbehauptung) du moi dans sa coïncidence avec la vie et sa généalogie, à savoir dans la téléologie d’un « auto-accroissement » et non dans son « auto-transformation ». Bien que Vaschalde prétende faire converger la phénoménologie de la vie et le judaïsme, il met en rapport le tzimtzum du Zohar (la « contraction » que Dieu effectue de sa propre infinitude afin de pouvoir générer l’espace vide dans lequel a lieu le monde fini) avec l’apparaître transcendantal du monde qui s’inscrirait dans la tradition « élohiste » de la Torah et serait incompatible avec la phénoménologie henrienne privilégiant la tradition « yahviste », plus proche de l’autorévélation de Dieu comme auto-donation de l’homme[30]. En outre, si le geste herméneutique de Vaschalde cherche la convergence entre la phénoménologie de la vie et le judaïsme, son recours opératoire à la technique de la combinaison et de la permutation des lettres de l’alphabet hébreu ainsi qu’à la gématrie – en somme à la procédure cosmologique du Sefer Yetzirah – contredit précisément cette intention. La kabbale juive ne se réduit pas à une lecture unilatérale de cette « contraction » comme transcendance divine absolue, mais peut aussi, comme dans le judaïsme hassidique, donner lieu à une sorte de panenthéisme. Il y a une double aporie en ce que, d’une part, tout caractère de retrait divin est soustrait au judaïsme et que, d’autre part, son caractère cosmologique, selon cette espèce d’ « émanation » néo-platonicienne des dix sefirot et des vingt-deux lettres, se veut une téléologie de l’ « auto-accroissement ». Si le judaïsme est une religion de la promesse, c’est parce que l’alliance qu’il entretient avec Dieu n’est pas une simple auto-donation comme autorévélation, mais l’exigence d’un abandon et d’un exil[31]. De surcroît, si Vaschalde propose comme alternatives soit l’origine comme retrait divin (que nous considérons au contraire comme analogue à l’Enteignis heideggérien, c’est-à-dire à ce qui empêche l’avènement de ne pas se perdre dans ce dont il est acte et de s’abriter dans l’invisibilité qui lui est propre), soit comme son autoréalisation dans le soi, l’interprétation du judaïsme par Levinas n’est-elle pas alors précisément l’alternative manquante ? Ne pourrait-on pas considérer que Dieu n’a pas besoin de s’ « incarner » en tant qu’homme (et ce, y compris en termes d’’autorévélation de la vie dans l’auto-donation du vivant) puisqu’il ne se manifeste qu’à travers le prochain ?[32] En ce sens, tandis que Vaschalde affirme que la question n’est pas de savoir « pourquoi  il y a quelque chose plutôt que rien », mais « pourquoi il y a quelqu’un plutôt que personne », nous devrions peut-être davantage demander « pourquoi il y a le prochain », en d’autres termes, « pourquoi nous sommes plusieurs et non pas simplement un seul ? »[33] Certes, la défense du judaïsme par Levinas contre ce qu’il appelle un paganisme heideggérien (retour à l’« enracinement » d’un monde) pourrait suggérer que Henry, dans sa dénonciation de tout apparaître transcendantal du monde, adopterait une position similaire. Or, ce que Levinas entend comme propre au judaïsme, c’est « la substitution de la lettre au sol »[34]. La lettre est l’absence de tout sol, l’exil du désert où rien n’est fixé ni enraciné. Et cet enracinement, que Levinas rapporte également au christianisme (et à un christianisme proprement antisémite), est celui qui soutient la coïncidence intérieure entre l’homme et Dieu. S’il y a certes une alliance et un pacte avec Dieu dans le judaïsme, il n’en reste pas moins qu’il ne consiste pas à faire l’éloge d’un peuple modèle, mais plutôt son invective[35].

 

Nous ne souhaitons pas désavouer une approche phénoménologique qui ferait usage de la lettre, mais plutôt nous interroger sur ce qu’elle implique pour une phénoménologie du langage qui prétend prononcer la parole de la vie. Il s’agit de la même conception du langage que celle d’Heidegger, qui non seulement condamne la lettre comme « destruction du mot »[36], mais qui effectue également sa propre gestation du sens dans sa tautologie performative : « l’avènement se dit dans la parole » (das Ereignis wortet)[37]. Et, paradoxalement, cela ne peut être dit par la parole de Henry, mais par la « parole » (Wort) heideggérienne en tant que « réponse » (Ant-wort) qui est « responsabilité » (Ver-ant-wortung) envers une « concession » (Über-ant-wortung). La Kabbale, à laquelle Vaschalde fait recours, manifeste le désaveu intrinsèque à l’avènement de l’archi-naissance en tant qu’éternelle venue en soi de la vie. Comment l’essence de la vie peut-elle s’inscrire dans le chiffre du signe linguistique, dans le domaine intramondain de sa réalité matérielle ? Si nous partons de l’épochè esthétique de Voir l’invisible, cela n’est possible que dans la mesure où son caractère de signe est réduit au silence afin de laisser vibrer son affectivité immanente en tant que « forme picturale ». Mais qu’en est-il d’une procédure quasi-dadaïste ou poststructuraliste comme celle de la numérologie mystique ?[38] Et surtout, de son usage dans la Kabbale comme source inépuisable de l’hérésie ? Il nous semble nécessaire d’essayer de penser la phénoménologie à partir de la Kabbale, tant dans ce qu’elle a de néo-platonisme que de judaïsme préchrétien. Mais ce non pas afin de s’approprier le corpus de l’autre (à travers un geste de « corpspropriation ») afin de lui faire dire la même chose que la phénoménologie[39]. Nous pensons au roman monumental d’Olga Tokarczuk, Les livres de Jacob[40], basé sur le personnage historique du 18ème siècle Jacob Frank, un juif polonais qui prétendait être la réincarnation du messie autoproclamé Sabbatai Zevi. Tout comme Zevi, ses doctrines et pratiques hérétiques contre la Kabbale lurianique, ainsi que contre le Talmud même, lui ont valu non seulement l’excommunication, mais aussi la reconnaissance comme messie. Même lorsque, comme Zevi qui finit par se convertir à l’islam sous la menace de mort de l’Empire ottoman, Frank se convertit au catholicisme, son geste, au lieu de représenter une désillusion pour ses adeptes, fut interprété comme la preuve la plus infaillible de son messianisme; de telle sorte que des milliers d’adeptes de Frank furent baptisés dans les années suivantes. Comme le soutenait également l’hérésiarque Nils Runeberg à propos de l’incarnation divine :

Dieu s’est fait pleinement homme, mais homme jusqu’à l’infamie, homme jusqu’à la réprobation et l’abîme. Pour nous sauver, il aurait pu choisir n’importe lequel des destins qui tissent la toile troublante de l’histoire : il aurait pu être Alexandre ou Pythagore ou Rurik ou Jésus : il choisit un destin infime : il fut Judas.[41]

 

Les Cévennes

 

Pour finir, revenons au sens littéral de « suivant », à savoir aux excursions communes de Vaschalde et Henry dans les Cévennes. Il s’agit d’un paysage familier auquel Henry fait allusion afin de montrer la « corpspropriation » grâce à laquelle je fais l’expérience du monde dans le « sentiment » de ma propre corporéité comme praxis matérielle. Dans cette expérience, mon corps ne « mesure du pied la dureté du sol, de la main la douceur d’une étoffe » que parce qu’il s’éprouve d’abord lui-même « dans l’effort qu’il accomplit pour gravir la ruelle, dans l’impression de plaisir en laquelle se résume la fraîcheur de l’eau ou du vent »[42]. Certes, la montagne accompagne Henry depuis son engagement dans la Résistance lorsqu’il rejoint le maquis du Haut-Jura. Cependant, si le rapport que j’entretiens avec mon corps lorsque je « plie ses organes »[43] ne semble pas se différencier de celui envers la pierre lorsque je « plie le monde sous ma main »[44], la mer ne recouvre pas la même docilité que la pierre : « Le milieu liquide signifie pour moi la fin du règne de la solidité, l’absence d’un sol et de tout point d’appui fixe. Le plaisir de la contemplation de la mer ne va pas sans une angoisse secrète »[45]. Comment comprendre la montagne en résonance avec ce « sentiment océanique » ? Ou avec ce qui reste comme éclats de l’expérience du Haut-Jura dans son Journal et qui ne se laisse pas extirper par une « corpspropriation » ?[46] Peut-être selon une approche où ma chair vivante ne s’approprie suivant aucune « persécution » –  que ce soit celle dont j’aspire à trouver son essence dans la transcendance de ma corporéité objective, ou celle au sein de laquelle je fais l’expérience immanente de sa passivité, à savoir l’angoisse dans laquelle je me sens « poursuivi » dans l’impuissance de ne pas pouvoir me défaire de la force qui me lie à la vie et qui constitue en même temps mon propre « je peux » –, mais plutôt où la transcendance est celle d’un « corps commun »[47] dans lequel s’inscrit sa « poursuite ». Nous pensons, même si nous ne pouvons pas nous y attarder, à la pédagogie expérimentale de Fernand Deligny qui s’est consacré dans les années 70 (et précisément dans les Cévennes) à la prise en charge aux enfants autistes qualifiés d’« irrécupérables » par les institutions françaises (autrement dit, davantage aux « invisibles » qu’à l’invisibilité en tant que catégorie transcendantale) [48]. D’une part, si Deligny parle de ceux qui se trouvent dans « la vacance du langage », il ne s’agit pas d’un manque auquel il faudrait remédier par la réintégration. Car celle-ci constitue la violence de la loi et, comme dirait Henry, son extériorité radicale par rapport à la vie. D’autre part, afin de leur fournir un espace vital dans lequel les adultes en tant que « présences proches » n’imposent pas leurs mécanismes de symbolisation et de subjectivation, Deligny et ses collaborateurs se sont livrés à une pratique cartographique dans laquelle les « lignes d’erre » des enfants sont tracées à l’encre de Chine sur du papier calque. Dans leur superposition, ils découvrent tout un réseau de « chevêtres », c’est-à-dire d’« e-motions » en tant que « nœuds » qui attirent diverses lignes d’erre et qui peuvent rendre sensible la manière dont ils vivent l’espace ou le « tout naturel » – et ceci, selon ce que Deligny appelle un « repérer », c’est-à-dire une sorte d’« agir » impersonnel qui, dans son intransitivité, est irréductible à tout « faire »[49]. Cette cartographie ne cherche pas à transcrire les mouvements des enfants, comme s’il agissait encore une fois de créer un langage, autrement dit un système de signes dans son caractère référentiel d’absence présente. Si Deligny s’occupe d’enfants autistes, c’est pour mettre en suspens le langage, étant donné que l’autiste a affaire à un réel présymbolique. Ce qui génère ses crises d’angoisse ou ses « balancements » (par exemple, devant une bifurcation), c’est précisément l’insertion du hiatus du signe (le fait que quelque chose bouge ou disparaisse ou ouvre sur quelque chose d’autre), que Deligny comprend comme une interruption de son « repérer ». Si ce « repérer » entre en résonance avec la critique de Henry par rapport à tout apparaître transcendantal en tant qu’horizon du monde, il met aussi à son tour en suspens toute auto-donation, dans la mesure où son « e-motion » désigne l’ « auto-transformation » de la joie dans son abandon de toute illusion transcendantale. Son invisibilité n’est pas une invisibilité par rapport au domaine représentationnel du visible puisque ce sentir est irréductible à toute mêmeté d’un se sentir. De sorte que l’invisibilité de mon corps n’est pas celle d’une archi-chair mais celle d’une corpo-graphie dans sa territorialité « arachnéenne ».

***

[1] Nous renvoyons le lecteur notamment à l’important entretien intitulé “Indications biographiques” publié dans les actes du colloque Michel Henry de 1996 à Cerisy-la-Salle, Michel Henry, L’épreuve de la vie, Le Cerf, 2000, p. 489-499, recueilli dans Entretiens, Sulliver, 2005, p. 11-22.

[2] Cf. http://lagazettedaliahova.over-blog.com.

[3] Roland Vaschalde, Suivant Michel Henry, Paris: L’Harmattan, 2022, p. 9.

[4] Cf. “Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle” dans Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990, p. 13-60.

[5] Cf. surtout le chapitre III intitulé « Le mouvement et le sentir » dans Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, 1965, p. 107-148.

[6] Cf. par exemple le §27 intitulé « La chair, mémoire immémoriale du monde » dans Incarnation, Paris, Seuil, 2000, p. 206-209.

[7] Une telle ambiguïté est néanmoins intrinsèque à sa pensée dès sa formulation au §70 de L’essence de la manifestation où la souffrance et la joie sont nommées autant des « structures ontologiques » que des « tonalités particulières ». Ce danger d’un empirisme phénoménologique de l’affect se manifeste également dans Voir l’invisible, en ce qu’Henry fait sienne la théorie des éléments picturaux de Kandinsky. Comme l’affirme Gilles Deleuze, bien qu’il s’agit de l’application d’un « code », c’est-à-dire d’une synthèse qui cherche à établir des unités discrètes, son statut « binaire » (verticalité/horizontalité, luminosité/obscurité, chaleur/froideur, activité/passivité, etc.) appelle également à leur articulation sur la base d’une force immanente (« La peinture et la question des concepts », quatrième séance du 5 mai 1981 à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis).

[8] Cette tension qui habite le caractère téléologique de la vie comme « l’historial de l’absolu » est surtout évidente dans La barbarie, où la vie en tant qu’« auto-transformation » désigne le mouvement à travers lequel elle n’arrête pas de se transformer afin de « s’accroitre de soi » (Paris, PUF, 2008, p. 14).

[9] Cf. Phénoménologie de la vie, tome V, Paris, PUF, 2015, p. 177-202. Dans cette conférence, Henry fait une distinction, conformément à sa topique, entre la parole du monde et la parole de la vie. La parole du monde ne désigne pas seulement la parole intramondaine mais aussi le dire en tant que l’apparaître transcendantal du monde, que ce soit dans sa version de l’In-der-Welt-sein ou celle de l’Ereignis. Ainsi, la parole de la vie est décrite en raison de son refus envers toute venue à la présence comme « oubli » et «  immémorial », termes à partir desquels il serait possible de penser la révélation divine selon le « désaveu » (Enteignis) de tout avènement. Et pourtant, cette parole de vie désigne en réalité, en sa qualité d’« archi-parole », l’autorévélation de Dieu dans l’auto-donation du fils. Nous ne nous attarderons pas sur l’aporie selon laquelle la référence faite à la « parole » ne peut pas éviter de répéter le jeu heideggérien de l’ « écoute » (Hören) d’une « appartenance » (Gehören). Il suffit de noter que la question que nous venons de poser est formulée par Henry lorsqu’il s’interroge sur ce que serait la nécessité de la parole évangélique en tant que « mémoire » de « l’immémorial » – étant donné que cet immémorial transcende tout souvenir et, par conséquent, tout oubli. La réponse de Henry consiste à affirmer, d’une part, que la parole évangélique refuse son caractère de parole du monde, qu’elle renvoie à cet autre lieu où parle la parole de la vie. D’autre part– dans un geste qui ne peut qu’éblouir par son hérésie, non pas contre le christianisme, mais contre sa propre topique–, le philosophe soutient que si la vie doit avoir lieu en tant que « bouleversement » et « devenir », alors elle doit reconnaître, pour ainsi dire, la nécessité de sa contingence : « la vie souffle où elle veut » (p. 202).

[10] Cf. Jean-Christophe Goddard, “Métaphysiques cannibales. Viveiros de Castro, Deleuze et Spinoza”, Artpress 2, numéro 20 “tous cannibales”, février/mars/avril 2011.

[11] Vaschalde, op. cit., p. 15.

[12] Cf. Voir l’invisible, p. 45.

[13] Cf. La barbarie, p. 82-83.

[14] Cf. “Pathos-avec”, Phénoménologie matérielle, p. 137-179. Pour une tentative d’appliquer la phénoménologie de la vie henrienne à la problématique de l’animalité, cf. Rolf Kühn, Radicalité et passibilité. Pour une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan, 2003.

[15] Cf. Jean-Marie Brohm et Jean Leclercq (éditeurs), Michel Henry, Lausanne: Les Dossiers H, 2009, p. 20-21. Anne Henry cite à cet effet des déclarations de Michel Henry en réponse aux critiques littéraires de l’époque.

[16] Vaschalde, op. cit., p. 38. Et nous pourrions ici faire allusion à l’expérience de l’anonymat que raconte Anne Henry en relation avec sa participation à la Seconde Guerre mondiale, anonymat à partir duquel l’essence nocturne et invisible de la manifestation lui fut révélée. Cependant, plutôt que l’anonymat, ce qui transparaît dans cette mythologie personnelle, c’est la nécessité du « masque », c’est-à-dire du nom de l’autre. Cf. Michel Henry, p. 13-14.

[17] Cet article a été publié dans le numéro 7124 du journal gabonais L’Union du 6 avril 1999, p. 5. Comme le raconte Brice Levy Koumba, Le jeune officier de Georges Bouchard était accompagné d’une dédicace à M.H. Les critiques littéraires gabonais ont supposé qu’il s’agissait de Martin Heidegger.

[18] Cf. Goddard, “Tenkowa, le cargo céleste du monde blanc. L’extractivisme capitaliste au miroir de l’anthropologie amérindienne”, Z: Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, 2018/1, numéro 12, p. 130-135.

[19] Et c’est dans ce sens que nous interpréterions la relation que Vaschalde établit entre le comique et la physique quantique – l’ « effet observateur » – dans son chapitre sur le sketch Le réfrigérateur de Fernand Raynaud, comme une réflexion non pas sur un référent objectif, mais sur l’institution symbolique qui établit les conditions de possibilité d’une telle référentialité, cf. op. cit., p. 154-164.

[20] Cf. « Être d’ailleurs, être ailleurs », préface à Guy Hocquenghem, La beauté du métis, Ramsay, 1979.

[21] Cf. Marc Richir, Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 31.

[22] Nous faisons allusion évidemment au verset de Galates 3, 28 que Henry commente dans Incarnation, op. cit., p. 355.

[23] Cf. le chapitre IX intitulé « Le singe de l’homme: l’inconscient » in Généalogie de la psychanalyse, París, PUF, 1985, où il est clair que Henry entre en dialogue avec l’herméneutique de Ricoeur, ainsi que « Phénoménologie et psychanalyse », in P. Fédida et J. Schotte (éditeurs), Psychiatrie et existence, Millon, « Krisis », 1991, p. 101-115, recueilli dans Michel Henry, Phénoménologie de la vie, tome V, op. cit., pp. 61-76, où la Daseinsanalyse est également abordée.

[24] Cf., par exemple, Vaschalde, op. cit., p. 63-64. Par ailleurs, l’« illusion transcendantale » comme anonymat de la vie dans le vivant est patent dans La barbarie lorsque Henry donne le nom d’« énergie » à l’expérience irrépressible de ce qui « vient à soi » en même temps comme ce qui « s’accroît de soi » et ce qui s’en charge jusqu’à l’excès. De la sorte, la barbarie en tant que négation de la vie est interprétée comme une « énergie inutilisée », c’est-à-dire non-« libérée » (privée de sortir d’elle-même comme auto-réalisation de la subjectivité).

[25] Il est intéressant de noter que Henry traite de ce « sentiment océanique » dans le cadre de sa critique de la « fusion cosmique » chez Scheler dont il empruntera néanmoins l’idée de « participation », cf. « La communication des consciences et les relations avec autrui », in Revue Internationale Michel Henry, numéro 2, 2011, p. 161. Henry opposera d’ailleurs cette fusion à l’« auto-érotisme » comme « égoïsme transcendantal », cf. Ms A 15-2852/2853, « Notes sur le phénomène érotique », in Revue Internationale Michel Henry, numéro 4, 2013, p. 30.

[26] Rappelons par ailleurs que cette distinction entre l’ontologique et l’existentiel est évoquée par Henry pour répondre aux accusations d’un certain « solipsisme » de la structure phénoménologique de l’immanence. Et ce, dans la mesure où, comme l’affirme Grégori Jean, autant « l’être-avec-les-autres » que « l’être-seul » sont des modalités existentielles, tandis que la catégorie ontologique de la « solitude » (que Henry attribue à l’affectivité) correspondrait à cette coïncidence entre forme et contenu de l’apparaître. Nous avons déjà dit à propos de cette sorte d’indifférence transcendantale à l’égard de toute différenciation ontique ou existentielle qu’elle n’est pas « indifférente ». En ce sens, par exemple, au sujet de l’indifférence ontique de la solitude ontologique envers « l’être-avec-les-autres » et « l’être-seul », il n’y a pas d’indifférence transcendantale, puisque la structure de l’autorévélation du père en tant qu’auto-donation du fils privilégie une expérience verticale de la relation intersubjective – et, par conséquent, l’être-avec-les-autres est transposé ontologiquement à la coparticipation de chaque être vivant à la vie. Cf. Grégori Jean, « De ‘l’expérience métaphysique d’autrui’ à ‘l’intersubjectivité en première personne’ », in Revue Internationale Michel Henry, numéro 2, 2011, p. 54-64.

[27] Henry affirme que ce qui détermine l’origine divine de la « parole évangélique » consiste dans l’usage des guillemets dans le texte biblique. Cf. « Parole et religion: La parole de Dieu », in Phénoménologie de la vie, tome V, op. cit., p. 177-178.

[28] Cf. L’essence de la manifestation, op. cit., p. 146.

[29] Cf. le paragraphe §51 intitulé “Visible et invisible”, ibid., p. 557-572.

[30] Cf. Vaschalde, op. cit., p. 109-112.

[31] Cette interprétation du judaïsme comme une religion de la loi que le Christ remplacerait par une religion de l’amour, est ce qui constitue l’argument central du chapitre sur l’éthique chrétienne de C’est moi la vérité. Comme le montre Didier Frank, interpréter la loi juive selon une sorte de calcul, en réalité une rétroprojection du droit roman, relève de la même aporie que celle que Heidegger dénonce à l’égard des penseurs présocratiques, à savoir que le judaïsme est déterminé à partir de l’interprétation rétroactive du christianisme. On pourrait ainsi radicaliser la dénonciation d’antisémitisme heideggérien et affirmer que toute phénoménologie qui se réclame de cette subsomption du désaveu de la rencontre intersubjective à la commune participation dans l’avènement de Dieu n’est pas moins antisémite. Cf. « Hors du Judaïsme, c.-à-d. du Christianisme », in Le nom et la chose. Langue et vérité chez Heidegger, Paris, J. Vrin, p. 209-252.

[32] Cf. Emmanuel Levinas, « La pensé juive aujourd’hui », in Difficile liberté, p. 241.

[33] Cf. Vaschalde, op. cit., p. 95. Notre réponse est qu’il ne peut y avoir de singularité que sur la base de la rencontre horizontale avec autrui et non selon la structure verticale de la coparticipation. Comme le dit Jean-Luc Nancy: « Mais pourquoi y a-t-il plusieurs individus ? pourquoi l’Identité ne fait-elle pas la différence d’un seul individu et d’un seul homme au regard de la Nature et de l’Animal ?» (« Identité et tremblement », in Mikkel Borch-Jacobsen, Éric Michaud, et Jean-Luc Nancy, Hypnoses, Paris, Galilée, p. 17).

[34] Ibid., p. 211.

[35] Levinas ne pense pas ici à Heidegger, mais plutôt à Simone Weil qui voue une haine particulière, ou pour mieux dire un « pathos », au judaïsme dans la mesure où, dans un double geste qui (on ne peut s’empêcher de le répéter) est le même que celui de Heidegger. D’une part, sur la base d’une rétroprojection philologique, Weil affirme une sorte d’antériorité universelle du christianisme et, d’autre part, elle manifeste un rejet de la possibilité du « conflit », c’est-à-dire de la manifestation de Dieu à travers la violence. Cf. “Simone Weil contre la Bible”, in Difficile liberté, p. 215-218.

[36] Martin Heidegger, Parmenides, GA54, édité par Manfred S. Frings, Frankfurt, Klostermann, 1982, p. 119.

[37] Heidegger, Zum Wesen der Sprache und zur Frage nach dem Kunst, GA74, édité par Thomas Regehly, Frankfurt, Klostermann, 2010, p. 99.

[38] On pense, par exemple, à l’interprétation par Quentin Meillassoux à partir de la numérologie cachée dans le poème de Mallarmé. Du fait que le mot “peut-être” peut être compté soit comme un, soit comme deux, elle révélerait en réalité une théologie de la “contingence”. Cf. Le nombre et la sirène, Paris, Fayard, 2011.

[39] Et cela ne concerne pas uniquement l’approche de Vaschalde de la phénoménologie henrienne, mais aussi, par exemple, l’approche de Elliot R. Wolfson à l’égard de Heidegger. Si le parallèle qu’il établit entre la conception de la vérité comme le dévoilement de ce qui se réserve dans le clair du monde et le mythe du tzimtzum du Zohar est certainement intéressant, ce qui est surprenant, c’est que dans tout le livre il n’est pas fait mention une seule fois de ce qui constitue l’irréductibilité de la Kabbale par rapport à la « parole » heideggérienne, à savoir la « lettre ». Cf. Heidegger and Kabbalah. Hidden Gnosis and the Path of Poiesis, Indiana University Press.

[40] Cf. aussi l’excellente critique de Fredric Jameson, « The Fog of History », in London Review of Books, volume 44, numéro 6, 24 mars 2022.

[41] Jorge Luis Borges, « Tres versiones de Judas » in Obras Completas, Barcelona, Emecé, 2002, p. 515.

[42] Incarnation, p. 8.

[43] Philosophie et phénoménologie du corps, p. 171.

[44] “L’Amour, les yeux fermés”, in romans, París, Les Belles Lettres, 2009, p. 152. On ne peut s’empêcher de voir ici encore une coïncidence avec la conception heideggérienne du corps, dans la mesure où le geste auquel Heidegger attache le plus d’importance est celui de la « prière » comme repliement des deux mains en une seule : « Deux mains se replient en une seule, un geste appelé à porter l’homme dans la grande unité » (GA8, Was heißt Denken?, édité par Paula-Ludovika Coriando, Frankfurt, Klostermann, 2002, p. 19).

[45] Philosophie et phénoménologie du corps, p. 44.

[46] Il y a une poursuite kafkaïenne permanente dans le Journal, car si Henry s’accroche presque désespérément à l’invisibilité d’un « monde spirituel » en rejetant toute extériorité de l’horizon transcendantal du monde( par exemple comme domaine de la loi et des signes qu’elle inscrit sur la base des oppositions et des exclusions), la « terre » à son tour transcende cette sphère dans son appel à tous à partir de sa « rumeur » (op. cit., p. 19).

[47] Cf. Fernand Deligny, « Cahiers de l’Immuable » (1975/76), in Sandra Alvarez de Toledo (éditrice), Œuvres, Paris, L’Arachnéen, p. 951.

[48] Cf. Deligny, « Nous et l’Innocent » (1975), op. cit., p. 691.

[49] Cf. Deligny, « Cahier de l’Immuable » (1975/76), op. cit., p. 949-951.

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