Stanley Cavell : Philosophie des salles obscures

Le présent ouvrage1 constitue la traduction française de l’un des plus importants écrits de Stanley Cavell sur le perfectionnisme moral : Cities of Words, « Cités de paroles ». Rappelons que le perfectionnisme est ce courant moral représenté notamment par Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson, dont l’examen traverse les réflexions du philosophe de Harvard : dans cet ouvrage comme dans d’autres écrits sur le perfectionnisme2, celui-ci entreprend de montrer comment l’individu peut devenir lui-même, être en accord avec sa propre vie et avec ses propres choix, résister à la tentation du conformisme pour s’acheminer, selon la formulation d’Emerson, vers un « moi non réalisé mais réalisable »3. C’est à l’exploration du sens de cette quête que sont consacrés les vingt-trois chapitres de la Philosophie des salles obscures, qui reprennent les cours sur le perfectionnisme proposés par Cavell pendant une quinzaine d’années, en alternant analyses de film et présentation des thèses majeures proposées sur ces questions par un corpus d’auteurs choisis. Parmi ces derniers figurent des philosophes issus d’une tradition philosophique majeure, comme Emmanuel Kant, Friedrich Nietzsche qui nous enjoint régulièrement de « devenir ce que nous sommes », ou bien sûr Platon dont Cavell affirme qu’il nous offre « le traitement, ou portrait, le plus exhaustif et le plus systématique parmi les grandes philosophies de la perception perfectionniste de la vie morale »4. Mais le champ des auteurs qui, aux yeux de Cavell, proposent une réflexion pertinente sur la question du perfectionnisme ne se borne pas aux philosophes dits « académiques ». Il inclut également des philosophes non professionnels, au premier rang desquels on trouve Ralph Waldo Emerson, qui occupe le premier chapitre de l’ouvrage et qui, aux yeux de Cavell, incarne l’honnêteté dans l’aspiration du moi à se retrouver lui-même, à traverser le devenir et à cultiver des amitiés proprement morales5. Et ce corpus s’étend même à des non-philosophes qui, à l’instar de Sigmund Freud ou d’Henrik Ibsen, ont contribué par leurs écrits à nous faire comprendre ce que ce qu’est la conquête de son propre moi, notamment au sein de la relation conjugale6. Quant aux œuvres cinématographiques analysées dans l’ouvrage, elles consistent principalement dans ces « comédies du remariage » qui occupent également Cavell dans l’ouvrage intitulé À la recherche du bonheur7. Il s’agit de ces films de l’âge d’or hollywoodien tels que La dame du vendredi de Hawks ou Madame porte la culotte de Cukor, films où des couples se défont puis se retrouvent, produisant ainsi ces « palinodies du couple » 8 par lesquelles, selon un schéma presque kierkegaardien, on voit se recréer un consensus par-delà la crise ou le désaccord. Les analyses croisées d’auteurs et de films proposées dans cet ouvrage permettent alors d’explorer la dimension morale tout autant que politique du perfectionnisme, en interrogeant la façon dont, par la conversation ou le dialogue, peut se construire cette « Cité imaginée par la philosophie », cette cité platonicienne « dans laquelle la philosophie est ouvertement et librement de mise et pratiquée, la cité de paroles »9.

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Peut-être demandera-t-on quelles sont les raisons d’un tel intérêt de Cavell pour le cinéma lorsqu’il s’agit d’aborder les questions morales liées au perfectionnisme. En réponse à cette interrogation, on soulignera tout d’abord que le cinéma, d’une manière générale, confronte le spectateur à des situations de conversation, c’est-à-dire d’échanges ordinaires par lesquels les individus discutent ensemble de leurs choix moraux et qui, à cet égard, possèdent une pertinence philosophique tout à fait comparable à celle des dialogues de la philosophie platonicienne10. Mais cette importance philosophique du cinéma vaut davantage encore dans le cas de la comédie du remariage, où la représentation du conflit ordinaire au sein du couple donne lieu à des disputes qui, en réalité, constituent le phénomène par excellence de la confrontation morale comprise comme « examen d’une âme par une autre »11. Ces conversations ou dialogues, à leur tour, nous renvoient selon Cavell au type ou de délibération qui, dans une organisation démocratique, rendent possible cette Cité de mots favorisant le perfectionnement moral. Qui plus est, les comédies du mariage ou du remariage posent avec une acuité toute particulière la question de l’autonomie de la personne (en particulier : de la femme) au sein d’une relation conjugale qui, à certains égards, peut se révéler aliénante, jusqu’à engendrer parfois une véritable « vampirisation » d’un individu par l’autre. Tel est le cas, par exemple, dans le film de George Cukor intitulé Hantise, film dont l’analyse occupe le chapitre 6 de la Philosophie des salles obscures, et où l’on voit Ingrid Bergman être séquestrée et aliénée par son mari qui tente de la faire passer pour folle. Un tel schéma pourrait à son tour être comparé à celui d’autres films de cette époque représentant l’aliénation et la mise en danger de la femme dans le mariage, notamment chez Hitchcok : Rébecca, Soupçons,Les amants du Capricorne,Les enchaînés ; ou encore chez Fritz Lang, dans Le secret derrière la porte. Or il est manifeste que de tels films traitent par l’image de questions relatives à l’autonomie et à l’aliénation qui sont centrales pour la philosophie morale et politique et qui, par exemple, gagnent à être confrontées aux thèses de John Stuart Mill sur la liberté de la femme dans le mariage12. Enfin, le cinéma hollywoodien offre selon Cavell une occasion formidable d’illustrer l’un des thèmes les plus importants du perfectionnisme : celui du non-conformisme, de l’extravagance ou de l’excentricité, où la personne refuse de sacrifier son autonomie au profit de normes sociales empruntées. De là, par exemple, les magistrales analyses proposées au chapitre 10 de l’ouvrage sur L’extravagant M. Deeds de Frank Capra, film où Gary Cooper campe un jeune homme provincial un peu simple et persécuté par des avocats véreux à la suite d’un héritage inattendu. Un tel film nous confronte alors au mépris par les notables d’une excentricité interprétée comme de la stupidité, ainsi qu’à la façon dont le silence puis la voix de Deeds vont progressivement rendre justice au droit de la personne à l’originalité. On notera du reste que les analyses de film proposées dans la Philosophie des salles obscures sont effectuées sur la base de synopsis que Cavell élabore de mémoire13, ce qui ne témoigne pas seulement de la monumentale culture de l’auteur, mais a également ceci d’intéressant qu’à défaut d’une fidélité entière aux œuvres, on voit s’opérer une sélection de ce qui, au sein de ces films, est véritablement important, significatif, significant pour la question du perfectionnisme.

On comprend alors que les analyses respectives de films et d’auteurs proposées dans la Philosophie des salles obscures ne sont nullement disjointes les unes des autres. Bien au contraire, Cavell propose ici un dialogue constant entre philosophie, littérature et cinéma, comme il le fait également dans ses autres ouvrages consacrés au cinéma14 : c’est ainsi que, par exemple, le philosophe de Harvard ne se contente pas de réfléchir à la signification morale de comédies comme Indiscrétions ou Madame porte la culotte, mais s’efforce en outre de les comparer aux thèses proposées par John Locke au sujet du consentement et de la possibilité de la vie en commun15. Voilà pourquoi on peut regretter que le titre adopté par l’éditeur pour la traduction française ait choisi de privilégier l’aspect strictement cinématographique, et de s’écarter du titre original de l’ouvrage, Cities of Words : non seulement parce qu’un tel choix fait perdre de vue l’horizon d’une « Cité de paroles », mais encore parce qu’en parlant de « philosophie des salles obscures », on fait oublier que cet ouvrage ne contient pas uniquement une philosophie du cinéma, mais bien une réflexion sur le perfectionnisme moral proposant un dialogue transversal, riche et fécond entre œuvres philosophiques, littéraires et cinématographiques.

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que l’ouvrage présenté ici par Cavell et rendu accessible par une traduction française élégante et homogène propose une réflexion passionnante et originale sur le perfectionnisme moral. L’auteur ne se contente pas d’explorer ce courant : il se l’approprie, et développe à la lumière de cette appropriation une lecture radicalement personnelle des plus grands auteurs philosophiques et extra-philosophiques. Cavell nous montre ainsi comment une pensée qui, de par son aspiration à l’épanouissement et à la liberté du moi, pourrait sembler individualiste, se révèle être en réalité le contraire d’un égoïsme. En cela, l’un des principaux apports de cet ouvrage tient à la façon dont il montre comment cet accomplissement du moi que vise le perfectionnisme peut et doit se réaliser non pas individuellement, mais en commun : au sein du couple, de la relation à l’ami, de la relation sociale, de la communauté politique. C’est cette communauté morale que décrit Cavell lorsqu’il enquête sur la possibilité des Cities of words.

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  1. Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures. Lettres pédagogiques sur un registre de la vie morale, traduction N. Ferron, M. Girel, E. Domenach, Flammarion, 2011
  2. Voir notamment S. Cavell, Dire et vouloir dire, tr. fr. S. Laugier et Ch. Fournier, Paris, Cerf, 2009 ; Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, tr. fr. Ch. Fournier et S. Laugier, Paris, Gallimard, 2009.
  3. Ibid p. 294
  4. Ibid. p. 372
  5. Ibid. p. 47
  6. Voir notamment les analyses de la pièce d’Ibsen intitulée Une maison de poupée, ibid., chapitre 13.
  7. S. Cavell : À la recherche du bonheur. Hollywood ou la comédie du remariage, Paris, Cahiers du Cinéma, 1993.
  8. Philosophie des salles obscures, op. cit., p. 62.
  9. Ibid. p. 267
  10. Cf. ibid., p. 378
  11. Ibid. p. 73
  12. Cf. ibid., chapitre 5 consacré à J. S. Mill.
  13. Cf. ibid., p. 405.
  14. Voir par exemple Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2010 ; La projection du monde, Paris, Belin, 1999.
  15. Cf. Philosophie des salles obscures, op. cit., p. 100 sq.
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