Hans Jonas : La gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive

Les éditions Mimésis ont eu la bonne idée de publier dans la collection L’esprit des signes dirigée par Claude Romano l’introduction de la thèse monumentale de Hans Jonas, La Gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive.

Essentiellement connu en tant que théoricien du Principe de responsabilité, Hans Jonas reste avant tout indissociable de ses recherches sur le gnosticisme, courant de pensée qui s’est en grande partie révélé dans sa polémique avec le christianisme naissant.

Démythologisation du gnosticisme

Sans se contenter de proposer un inventaire scientifique du gnosticisme à la manière de Simone Pétrement (Le Dieu séparé, les origines du gnosticisme), Hans Jonas a su défendre une lecture audacieuse sur cette pensée ésotérique fort éclatée, laquelle ne saurait plus s’expliquer selon lui d’après une seule réalité historique. En examinant le gnosticisme considéré cette fois dans un sens plus large, la gnose, Jonas s’emploie à déterminer les existentiaux de cette religiosité dans le droit fil du Dasein heideggerien.

Jonas aborde en effet la gnose à partir du séminaire de Heidegger et de la méthode phénoménologique. La longue et éclairante préface de Nathalie Frogneux entend souligner l’effort de Hans Jonas à défendre une méthode élaborée à partir de l’onto-théologie heideggerienne ou, tout du moins, ce qu’il a pu en retenir. Bien qu’il salue en Heidegger un « brillant pédagogue » – tout en admettant d’un autre côté qu’il ne se rappelle quasiment rien de ses commentaires –, c’est surtout par le biais de Rudolf Bultmann que Hans Jonas élabore sa propre herméneutique.

On se souvient du concept de « démythologisation » cher à Bultmann qui vise à exploiter l’actualité du sens du récit biblique en épurant le message chrétien de ses formes mythologiques afin d’en restituer la pleine authenticité. Jonas reprend à l’évidence cette méthode pour l’intégrer dans une recherche plus directement liée à la phénoménologie de la religion.

La singularité de sa position consiste dès lors à respecter la démarche historienne tout en l’adossant à une exigence radicale de pensée, ce qui suppose de rendre compte d’une vision totale du monde, sans qu’elle ne soit pour autant « système du monde ».

L’intérêt de cette traduction inédite réside dans la dimension philosophique inhérente à toute gnose au point de lui poser la question de son propre mode d’être. Dans le fond, toute l’étude de Hans Jonas consiste à ne pas abandonner la philosophie en chemin. Il revient ici à chaque pensée de sortir de ses propres présupposés en surmontant son « Dasein » gnostique.

Jonas propose à cette fin une recherche phénoménologico-existentielle de la philosophie elle-même, visant à en dévoiler sa situation existentielle, ce qui touche à son origine radicale. Cette exigence ambitieuse rejoint aujourd’hui celle de Natalie Depraz (La gnose, une question philosophique) ou, dans un tout autre registre, le travail important de Jean-François Marquet.

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Une démondanisation

Le principe gnostique dépassant de bien loin, selon Jonas, le champ de ses propres manifestations, le gnosticisme ne peut plus se lire comme une simple doctrine religieuse. Il comprend bien plutôt une unité radicale et un archétype mythologique, celui d’une démondanisation hautement significative, soit la tendance à nier le monde tel qu’il est, au nom d’un acosmisme totalisant.

Jonas identifie une attitude caractéristique du gnostique : ce « mépris arrogant du monde » qui va de pair ici avec « l’estime de soi démesurée », fondée sur une « qualité acosmique » 1, une forme de « surcompensation » précise Jonas.

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Cette posture existentielle éclaire en profondeur le rapport au réel du gnostique, en premier lieu sa tendance au camouflage et son recours quasi pathologique aux symboles. Le renoncement au monde et, en définitive, à soi, où « chaque humiliation correspond sa fierté, à chaque fois son mépris, et ainsi de suite » 2 viennent asseoir un état d’esprit indissociable d’un pessimisme foncier, excessivement désespéré 3.

Pour une phénoménologie de l’être intérieur

Le plus intéressant est d’apprendre ici que la gnose porte en elle un « fondement réel », un « fait de vie » explique Jonas 4 qui assigne une « fonction transcendantale » à la volonté en tant que « mode d’être total du Dasein humain » 5. Fort de cette « phénoménologie de l’être intérieur » 6, c’est tout le gnosticisme qui devient « l’auto-explicitation d’un Dasein gnostique » 7 comme le conforte la préface.

Dans cette perspective, la gnose n’appartient pas au seul gnosticisme. Hans Jonas décèle des éléments gnostiques jusque dans une certaine tradition chrétienne, par exemple dans la théologie négative orientale. S’il constate bel et bien qu’« historiquement, le gnosticisme est l’une des sources de la théologie négative » 8 il donne une interprétation existentiale à cette réalité : « La connaissance même qu’on a de lui (Dieu) est connaissance de son inconnaissabilité ; quand on le prêche, lui connu de la sorte, c’est par des négations : voici naître la « via negationis », la théologie négative, dont la mélodie, qui a déjà résonné pour attester ce qui ne saurait être décrit, n’a cessé de s’enfler, jusqu’à former un chœur puissant au sein de la piété occidentale. » 9

On pourrait objecter à Jonas que cette tendance à la « théologie négative », lui-même n’en a pas été totalement étranger, en particulier dans sa fameuse conférence Le concept de Dieu après Auschwitz où Jonas a recours au « mythe » kabbalistique du tsimtsoum pour interpréter le « silence de Dieu » face aux massacres des populations juives d’Europe. Si l’on suit de près le texte, on constatera que Jonas n’est pas exempt lui non plus de la tentation de diaboliser le monde. C’est dire combien la gnose obéit à des catégories qui débordent le strict exercice philosophique.

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Par-delà ce paradoxe crucial, c’est avant tout l’esprit de l’Antiquité tardive qui est ici en jeu, l’occasion pour Jonas de revenir sur les Pères grecs dans leur rapport polémique avec le gnosticisme, que l’on pense à Origène. On comprend que Jonas vise une certaine mystique monastique propre au christianisme primitif, surtout quand il aborde « une notion aussi spirituelle que l’Un chez Plotin [qui] fait en retour référence au mythe gnostique fondamental de la démondanisation dans un sens tout à fait défini et existential. » » 10

Certes, Jonas se garde bien d’en faire un gnostique pur jus car il n’y a pas à strictement parler de dépréciation systématique du monde chez Plotin ; cependant, « sa philosophie témoigne de l’esprit diffus du gnosticisme qui a marqué l’Antiquité tardive. » 11

Conclusion

Il convient donc d’apprécier cette introduction de Jonas à sa juste mesure : elle s’inscrit avant tout dans un cadre académique où il s’agit de justifier une méthodologie en vue ici de décrire « le patrimoine d’idées philosophiques de l’antiquité tardive [qui] constitue un courant élémentaire gnostique sublimé » 12

Sur ce plan, on pourra lui faire le même reproche que Couliano quand ce dernier pointait du doigt la lecture trop intellectualiste de Jonas sur le phénomène de la gnose vécu en tant que construction théorique de l’être-au-monde au risque de négliger sa part rituelle qui ne souffre désormais le moindre doute.

Les ouvrages de Walter Burkert pourront se révéler plus que jamais décisifs pour qui voudrait donner une assise anthropologique à la recherche de Jonas. Jonas lui-même s’était essayé à constituer une anthropologie quand il avait porté son intérêt sur l’écologie, justement après son travail sur la gnose ; il avait pressenti le mouvement transhumaniste à travers la Deep Ecology. L’éthique écologiste de Jonas liée à notre finitude est à l’évidence une reprise très personnelle de l’être-pour-la-mort de Heidegger. Il n’est toutefois guère surprenant de voir Jonas reconnaître son abandon, à la toute fin de sa vie, de ce qu’il appelait la philosophie « existentialiste » de Heidegger afin de privilégier en retour une philosophie de la « vie » où théorie ne fait qu’un avec pratique.

Cet ouvrage offre donc à rebours un éclairage précieux sur les enjeux méthodologiques chers au Jonas historien du gnosticisme mais, aussi, au Jonas théoricien du fameux principe responsabilité.

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Regards croisés

  1. Hans Jonas, La gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive, coll. « L’esprit des signes », Mimésis, 2017, p.238.
  2. Ibid.
  3. Ibid., p.212.
  4. Ibid, p.239.
  5. Ibid, p.243.
  6. Ibid, p.271.
  7. Ibid, p.49.
  8. Hans Jonas, La religion gnostique, Paris, Flammarion, p.240.
  9. Ibid., p. 376.
  10. Hans Jonas, La gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive, coll. « L’esprit des signes », Mimésis, 2017, p.275.
  11. Ibid., p. 142.
  12. Ibid., p. 226.
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Attentif aux recompositions du religieux et à ses déclinaisons gnostiques dans le paysage culturel contemporain, Jérémy-Marie Pichon s’inscrit dans l’héritage de René Girard, de Claude Tresmontant et de Maurice Blondel pour développer une lecture anthropo-théologique de la sécularisation.
Membre des Amis de Maurice Blondel et de l’Association Recherches Mimétiques, il travaille également une thèse de Littérature à Paris IV Sorbonne (La pensée baroque d’Honoré de Balzac dans la Comédie Humaine).
Diplômé de Sciences-Po Aix et titulaire d’un Master 2 de Philosophie à Paris IV Sorbonne (La question de la Création dans la pensée de Saint Thomas d’Aquin, une lecture de Claude Tresmontant), il enseigne la philosophie de la religion et l’anthropologie au séminaire d’Aix-en-Provence et à l’ISFEC Jean Cassien de Marseille (Master Sciences de l’éducation et Anthropologie de la religion).