Serâ Tokay : Le corps musicien

Introduction

Les propos liminaires de Serâ Tokay1 relatent l’origine de son questionnement philosophique : pianiste, elle se destine à une brillante carrière de concertiste, or une dystonie des doigts, qui est un trouble neurologique affectant la tonicité musculaire, l’empêche de réaliser son destin. C’est à ce moment précis que l’auteur a connu ses premières interrogations philosophiques, en portant son attention sur ses possibilités d’effectuations kinesthésiques. Tel qu’elle le mentionne dès la première page : « L’expérience du handicap faisait de la réflexion une urgente nécessité : aliénée à moi-même par la perte des sensations, un retour au cogito comme pouvoir-faire kinesthésique restait l’unique perspective » (p. 7). Cette réflexion au sujet de la perte progressive de l’orthoesthésie tendant vers une expérience anomale et pathologique de soi représente non seulement le point de départ de son interrogation phénoménologique, mais aussi son intérêt pour les méthodes neuroscientifiques, notamment grâce aux conseils salvateurs de Marc Jeannerod, lequel lui a permis de retrouver son aisance haptique. Ce fut ainsi le début d’une vaste investigation visant à comprendre les liens étroits que peuvent entretenir la phénoménologie et les neurosciences en ce qui concerne le ressenti kinesthésique et son exploitation dans le domaine musical. Qu’il s’agisse d’expérimentations scientifiques réalisées avec différents chefs d’orchestre, ou de son expérience personnelle et immanente, l’auteur nous invite dès les premières pages à sonder la puissance du rapport kinesthésique qu’entretiennent les chefs d’orchestre avec l’orchestre lui-même. Il ne s’agit pas tant de comprendre, dans une perspective à la troisième personne strictement scientifique, la nature neurophysiologique de l’empathie ou du regard du chef d’orchestre, l’auteur en montre les limites (p. 20), mais d’illustrer par une description à la première personne l’importance, par exemple, du souffle (pneuma) pour ce qui est de l’animation, de la puissance et de la justesse qu’il peut insuffler à l’orchestre lorsqu’il est correctement pratiqué. Tel que l’écrit Serâ Tokay :

« Que le pneuma est peut-être le plus puissant levier dont nous disposions pour mouvoir l’orchestre, telle est la leçon […]. Tous les ressorts d’une phénoménologie de la direction, anticipation, empathie, émulation, inhibition, etc., sont enveloppés dans le travail artistique du souffle » (p. 14).

En quelques mots, cet ouvrage, dont la prose est d’autant plus remarquable que son sujet est technique, a pour objectif de procéder à une recherche de type phénoménologique sur « l’expérience de la direction orchestrale, qui est […] celle d’une tension dynamique entre le solipsisme de l’intériorité charnelle de l’agent à son corps propre et l’intersubjectivité des significations musicales que visent ses intentions motrices et que réalisent ses mouvements corporels » (p. 16). C’est ainsi, en tentant d’exprimer son expérience vécue intime et corporelle « du musicien interprétant les œuvres du répertoire classique » (p. 21) que Serâ Tokay nous invite à découvrir ce domaine si peu interrogé de l’expérience musicale auquel elle adjoint les dernières recherches neuroscientifiques pour appréhender cette même expérience de manière holistique.

I : Les bases méthodologiques d’une phénoménologie de la motricité musicale

La première chose qui peut frapper le lecteur c’est l’approche phénoménologique singulière de l’auteur : contrairement à Husserl qui, dans sa visée descriptive, souhaitait rendre compte des structures a priori et invariables de l’expérience immanente du sujet, l’auteur porte principalement son attention sur le « Je psychophysique » (p. 31). En concert avec les neurosciences, elle s’attache en effet davantage à dévoiler de quelle façon l’expérience est vécue d’un point de vue immanent, corporel et intersubjectif. En ce sens l’auteur prend parti pour une phénoménologie non pas strictement transcendantale, mais pour une méthode qui déborde le cadre restrictif d’une recherche de « l’invariant eidétique a priori »2 dont Husserl est l’instigateur. Proche d’une psychologie phénoménologique, son propos s’attache principalement à mettre en lumière la part subjective et directement ressentie de la co-constitution simultanée d’une séquence musicale et de soi-même : elle soutient en effet que la « constitution kinesthésique de la matière musicale s’accompagne d’une autoconstitution kinesthésique du Soi, dans la mesure où l’interprétation des œuvres induit, en retour, un tempérament des mouvements affectifs de l’âme du musicien, laquelle s’en trouve enrichie d’une variété inédite de sentiment : le sentiment musical » (p. 22). Dans cette optique, l’auteur nous propose ici une véritable exploration à la première personne de l’expérience musicale qui s’enrichit d’une étude rigoureuse du corpus husserlien.

Dans le premier chapitre de cet ouvrage, Serâ Tokay entend avant tout définir son point de départ expérientiel et épistémologique en se basant sur la théorie kinesthésique husserlienne. Elle regrette notamment qu’une certaine tradition phénoménologique se soit presque exclusivement dédiée au rôle fondamental de la perception. C’est pourquoi il est essentiel pour l’auteur d’apporter un éclairage nouveau sur l’apport constitutif d’une conscience kinesthésique :

« Un enrichissement décisif est apporté du même coup au concept de kinesthèse, puisqu’on lui reconnaît une structure de visée intentionnelle, qu’une phénoménologie de la perception non pratique avait réservée à l’attention visuelle » (p. 26).

En enracinant son propos sur le ressenti kinesthésique, Serâ Tokay avance l’idée directrice de cet ouvrage, laquelle entend outrepasser la primauté accordée à la perception pour décrire l’expérience pratique et corporelle de la musique : « Dépassant le simple sentiment d’innervation somatique, la kinesthèse fonctionne ici [durant l’exécution d’une œuvre musicale] comme une conscience affective dotée d’une capacité d’autocontrôle comparable à la conscience réflexive » (p. 29). Comprenons que le sujet musicien, supposément ancré dans la mondanéité et, corollairement, dans une attitude naturelle préréflexive, est en mesure d’accéder à une nouvelle connaissance de lui-même par la pratique même de la musique. Chef d’orchestre ou instrumentiste, le musicien connaîtrait l’expérience ambivalente et d’une constitution de soi et d’une constitution musicale qui retentissent chacune en ce « pâtir kinesthésique », « cette conscience de l »’être-mû » par laquelle le Je se dégage de l’univers ontique, et devient autoconstituant » (p. 28). En d’autres termes, le phénoménologue musicien est aussi le compositeur de sa propre vie. Rappelons à ceux qui considéreraient encore la phénoménologie comme un exercice de pensée théorétique que Husserl lui-même entendait que « Le caractère fondamental de la phénoménologie est donc d’être une philosophie scientifique de la vie ; c’est la science, non pas sous la présupposition et le soubassement des sciences prédonnées, mais la science radicale qui a pour thème scientifique originaire la vie universelle concrète et son monde de la vie »3. Il s’agit par conséquent d’une exploration psycho-phénoménologique de l’expérience musicale, d’une explicitation scientifique de la vie du musicien en plein exercice et du lien si particulier qu’il entretient avec son instrument. Ce dernier important d’autant plus qu’il n’est pas, selon l’auteur, un « simple vecteur d’expressions notationnelles antérieurement  »pensées » par le compositeur, ni a fortiori un prolongement des organes sensoriels ; à l’interface entre corps sentant et corps sonore, il est leur jointure constituante » (p. 33). Mais ne pourrions-nous pas suggérer face à telle affirmation que l’instrument musical est constituant en tant qu’il est une « extension du schéma corporel » 4, c’est-à-dire en tant qu’il est une extension de notre corps propre (Leib) et qu’il était « devenu une partie de notre corps, comme si la main s’était prolongée » 5 ? L’auteur ne l’entend pas ainsi, mais en l’absence de référence à Alain Berthoz, nous souhaitions tout de même soupeser son propos. Cela permettrait par exemple de comprendre de quelle façon, dans une optique davantage neurophysiologique, « dans le corps propre, s’esquisse, en une multiplicité d’actes accompagnés de leurs décours kinesthésiques, une introjection de la mécanique de l’instrument musical », soit un « analogon de cet instrument » (p. 31). Mais, en tant que phénoménologue, Serâ Tokay préfère recourir à une analyse immanente de l’expérience musicale et s’appuie sur Husserl pour décrire ce lien irréductible qui unit le musicien à son instrument : « Je ressens sur lui et en lui » (p. 38).

Le premier chapitre de cet ouvrage se lit ainsi comme une exposition des outils méthodologiques dont l’auteur fera usage par la suite, mais aussi comme un argumentaire dans lequel l’auteur présente ses thèses fondamentales. Il s’agira par la suite de prolonger et d’étayer son propos en s’interrogeant sur « les bases neurophysiologiques de l’émotion musicale » (chap. 2). Malgré des propos originaux et un traitement rigoureux, l’auteur toutefois élude certaines thématiques.

II : L’affectivité et l’irréalité au centre de la pratique musicale

Débute dès lors une analyse au sujet de ce que l’auteur nomme des « sentiments musicaux » (p. 43). En continuant d’analyser le rôle constitutif des kinesthèses, elle ajoute une dimension supplémentaire à celles-ci en affirmant non seulement qu’elles jouent un rôle essentiel dans l’exercice musical, mais aussi qu’elles comportent une dimension d’irréalité. En effet, avant d’introduire le thème husserlien de la Phantasie avec une première définition à la page 103, l’auteur s’engage d’ores et déjà à exposer le fait suivant :

« [l’]Umwelt [milieu/environnement] musicale comporte un premier irréel qui, l’enveloppant de l’extérieur, éveille en lui [le sujet] une conscience de songe et de resouvenance ; mais la prégnance somatique de cette conscience […] a aussi quelque chose de non-réel (second irréel) qui l’oppose à la conscience affectée par un événement réal-mondain » (p. 45)

Voyons en cela la possibilité d’une expérience musicale phantasmatique qui n’engage ni le sujet dans l’attitude naturelle et mondaine ni le monde lui-même ; le sujet se tourne entièrement vers la pratique musicale, corps et âme, mais cette pratique le précipite vers une irréalité caractérisée par la suppression de toute thèse. Dès lors que le musicien ou le mélomane font irruption dans l’environnement musical en exécution, le Je devient Phantasie-Ich dans une Phantasiewelt à partir d’une modification de neutralité somme toute singulière en ce qu’elle permet de pratiquer une réduction du monde sans recourir à la réduction phénoménologique. Le monde de Phantasie nous apprésente des idéalités, des chimères qui s’évaporent dès lors que nous prenons conscience, d’une façon positionnelle, du caractère phantasmatique qu’elles revêtent. Mais cette expérience est primordiale dans le domaine artistique. Husserl a longuement présenté ce dilemme de la conscience imaginative dans le volume XXIII des Husserliana. Aussi, bien qu’absente dans ce passage, la notion de Phantasie mériterait d’être détaillée, d’autant plus qu’elle permettrait de comprendre plus précisément ce qu’entend la philosophe par « l’horizon de virtualité d’une kinesthèse » (p. 46), de même que le « concept de saisie apprésentative » (p. 47). L’auteur précise néanmoins l’idée cardinale de la Phantasie sans la mentionner : « L’exécution des signes d’écriture musicale (la frappe des notes, l’accentuation, le phrasé, le caractère d’intensité) avec l’instrument sur lequel on fait proprement sonner ces signes procède, en effet, d’une constitution de type apprésentatif qui renvoie à l’intériorité psychosomatique du Je et, à ce titre, se distingue du domaine d’archi-présence » (p. 47).

D’autre part, nous regrettons l’absence d’une véritable analyse des liens qui unissent la phénoménologie et l’expérience musicale avec les neurosciences, en particulier à partir de la page 50. En effet, l’auteur ne cesse de changer de registre, en se fondant tantôt sur des exemples musicaux, tantôt sur des analyses phénoménologiques, voir sur les neurosciences. Or il n’est que très peu question des problèmes méthodologiques qu’engendrent de tels liens. L’auteur accepte-t-elle la naturalisation de la phénoménologie et des vécus intimes ? N’y a-t-il aucune contrainte méthodologique quant à un passage entre phénoménologie et neurosciences ? Réticente à certaines recherches scientifiques, l’auteur fait néanmoins part d’un isomorphisme ininterrogé qui semble être la preuve d’un parti pris pour une phénoménologie naturalisable. Ce parallèle constant entre phénoménologie et neurosciences ne va pas de soi. Serâ Tokay n’est cependant nullement réductionniste dans son approche, tant s’en faut. Elle se réjouit par ailleurs d’une « plus grande sensibilité [accordée par les scientifiques] à la nature multidimensionnelle, sinon plurivoque, des œuvres musicales ou au moins à l’irréductibilité de celles-ci aux stimuli auditifs élémentaires de nature à provoquer les émotions habituellement recherchées dans ce type de travaux » (p. 55). Aussi, en poursuivant son analyse des émotions elle confronte son approche aux différentes propositions faites par les scientifiques. L’auteur reprend l’hypothèse de Darwin, proposée auparavant par Rousseau, selon laquelle le langage serait apparu grâce à la pratique de la musique pour exprimer les vécus intimes : « Darwin infère qu’avant d’acquérir la faculté du langage articulé, l’homme, pour communiquer ses états internes, émettait des sons musicaux » (p. 56). Cela permet à l’auteur d’induire l’idée selon laquelle l’homme est originellement un animal musicien et que les recherches des « neurosciences affectives » (p. 59) ratent l’essentiel en ne saisissent pas cette dimension co-constituante entre l’œuvre musicale et l’être musicien : « Mais est-ce bien un mode d’abordage satisfaisant que de traiter l’œuvre musicale comme inducteur d’effets émotionnels chez l’auditeur ? » (p. 58-59). Plus loin, elle écrit : « Dans la ligne de William James, les théories des émotions de psychologie expérimentale tendent à confondre l’émotion musicale avec les affects réflexifs du corps de l’auditeur » (p. 78). Mais le cerveau n’est pas une fabrique à émotions, et le sentiment de plénitude ou d’angoisse que peuvent susciter certaines œuvres ne saurait être localisé dans le cerveau comme on localiserait un organe du beau. Voilà l’originalité du propos de Serâ Tokay : sa prise en considération des données récentes en neurosciences et sa prise de position quant au réductionnisme dont elles font part quant à leurs objets et protocole. Pour elle, l’émotion ne saurait être réduit à un processus neuropsychologique, ni pour le compositeur ni pour l’instrumentiste : « L’émotion dont nous parlons, la tristesse, la nostalgie, le chagrin, etc., sont autant d’états psychiques affectifs qui relèvent de l’auto-affection. S’il y a, chez le compositeur une intention de référence à l’événement réel […], celui-ci ne saurait avoir qu’une valeur contextuelle par rapport à l’unité de visée de l’œuvre » (p. 63).

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Ceci n’est pas un exposé exhaustif du deuxième chapitre. Il eût fallu pour atteindre cet objectif mentionner les pages relatives aux consonances et aux dissonances et les multiples exemples musicaux et scientifiques qu’utilise l’auteur. Il nous a semblé nécessaire de porter notre attention sur le rôle de l’irréalité et des neurosciences dans le traitement descriptif de l’expérience musicale, car elles impliquent de nombreuses interrogations méthodologiques. Hormis ces deux points, l’auteur nous engage une fois de plus dans un riche travail de fond qu’elle développera désormais, dans un troisième temps, au sujet de la temporalité en musique.

III : Reprise et réévaluation du thème de la conscience intime du temps

En reprenant le corpus husserlien consacré à la question de la conscience intime du temps, l’auteur nous engage à reconsidérer ces propos en prenant appui sur l’expérience musicale. Il s’agit alors de revisiter le thème de la temporalité en complétant les travaux effectués par Husserl et en niant le réductionnisme naturaliste dont les neurosciences font parfois preuve. À ce sujet, Serâ Tokay affirme une fois de plus fortement son engagement envers une analyse ancrée sur l’expérience immanente du sujet musicien : « Loin de dé-subjectiver et dé-temporaliser le contexte musical, c’est pour moi une impérieuse exigence que de réaffirmer l’enracinement charnel de l’effectivité musicale » (p. 84). Le risque étant de principalement de ne pas faire le jeu des neurosciences qui tendent de dé-subjectiver l’expérience musicale à partir d’études effectuées dans une perspective à la troisième personne, ou de s’attacher trop fortement à rendre compte de la proto-temporalité neurocognitive de l’écoute et de l’exercice musical. La conscience intime du temps ne peut d’aucune manière être réduite à une étude de type scientifique visant à découvrir les fondements ontiques, c’est-à-dire neurophysiologiques, du temps. Husserl lui-même décrivait l’impossibilité d’une telle approche : « Mes circonvolutions frontales […] ne m’apparaissent pas. […] ma circonvolution frontale n’est pas le support d’un champ du toucher et n’est pour moi absolument pas apparaissante. S’agissant de mon cerveau ou du cerveau d’autrui, je ne peux pas  »voir », dans une apprésentation immédiate, les processus psychiques qui en relèvent » 6. Ce faisant, vouloir saisir la vie neurocognitive du vivant représente une absence de considération envers ce qui apparaît à la conscience du sujet. Serâ Tokay se presse ainsi d’expliciter la position de Husserl au sujet de la temporalité, de même que sa critique d’une «  »association originaire » » (p. 87) développée par Brentano, en mettant l’accent sur « le présent vivant » (p. 86) directement ressenti par le sujet. L’auteur nous invite alors à reconsidérer l’intuition augustinienne d’une distensio animi (p. 108) eu égard aux développements proposés plus tard par Husserl en ce qui concerne le rôle synthétique de la conscience-temps (Zeitbewusstsein) :

« Ce que contient […] la conscience, c’est la stratification des horizons des visées emboîtés les uns dans les autres : horizons de rétention incluant de proche en proche dans une même visée d’identité le présent du son avec ses phases écoulées jusqu’à son premier retentissement ; horizon de protention enveloppant comme le même son ses phases prochaines jusqu’au dernier retentissement à venir de ce son. […] Cette visée longitudinale embrasse l’ensemble de tous les moments de la durée du son jusqu’au moment initial » (p. 89-92)

Il est ainsi question de la constitution synthétique du son au sein même de la conscience, ce sans considération d’ordre scientifique. Cette description, fondée en partie sur les diagrammes que proposait Husserl dans ses cours, met en avant le caractère impressionnel de la conscience qui permet de comprendre ce que nous pourrions nommer l’unison, l’unité du son. Plus loin, elle affirmera succinctement que « la constitution temporelle de l’essence du son musical se fait donc par détours rétentio-protentionnels sur la base des plans sonores déjà subjectivés, détours qui rendent possible une appréhension de la totalité de la signification » (p. 102). Toutefois cette caractérisation de la temporalité musicale ne lui convient qu’à moitié. En effet, l’auteur mentionne à deux reprises ses réticences face à la pensée husserlienne de la conscience temporelle. D’abord en soulignant que cette dernière est « une théorie de la connaissance perceptive sans information externe, puisque la constitution des objets temporels est censée reposer uniquement sur les actes d’une conscience solipsiste » (p. 107). Puis, en accentuant ce même point : « Un préjugé idéaliste le disposait mal à reconnaître la contribution du corps propre à donner sens à des objets comme le son ou la mélodie, qu’il appréhendait comme purement internes […] » (p. 126). La temporalité, selon Serâ Tokay, ne doit pas uniquement être étudiée à partir du point de vue transcendantal, car il manque cette temporalité kinesthésique caractéristique de la vie musicale et, somme toute, quotidienne. Aussi, bien que l’auteur s’appuie longuement sur des recherches scientifiques pour étayer son propos (p115-121), elle ne cesse de les confronter à leurs limites méthodologiques et paradigmatiques. Qu’il s’agisse d’une phénoménologie du temps fondée sur une analyse de la temporalité immanente, ou des données scientifiques biaisées par des présupposés naturalistes, chacune de ces méthodes rate cette coïncidence de l’expérience vécue corporelle et transcendantale de la musicalité. Voilà ce qui semble ressortir de ce troisième chapitre, essentiel pour contrebalancer un certain sens commun au sujet de la temporalité.

IV : Co-constitution du sens musical : empathie kinesthésique et anticipation

Suite à cela, l’auteur entend mettre en lumière, dans les deux derniers chapitres, le rôle constitutif de l’Einfühlung dans l’Umwelt orchestrale. En développant rapidement l’origine et les traits de l’empathie chez Lipps et Husserl (p. 129 & 132), Serâ Tokay note une fois de plus les limites d’une compréhension commune de l’idéalisme transcendantal husserlien, notamment en montrant de quelle manière la cinquième méditation est un déchirement pour le sujet transcendantal voué à accepter que la constitution de tout sens, y compris de lui-même, dépend primordialement et principiellement de l’intersubjectivité (p. 135). En s’attachant ainsi à dévoiler en quoi consiste la constitution plurivoque du sens, elle propose de fonder son propos sur les notions d’empathie kinesthésique et d’habitus : « l’empathie kinesthésique est, en un mot, l’opérateur de la co-constitution du monde » (p. 134). Une telle définition de l’empathie permet notamment de comprendre de quelle façon le musicien est en mesure d’apprendre à maîtriser son instrument, car, par un certain mimétisme de l’apprentissage, l’instrumentiste comme le chef d’orchestre apprennent à pratiquer leur art à partir d’une « acquisition par la fréquentation d’un maître, qui lui-même l’a hérité [l’efficacité de la technique] d’une longue tradition, d’un habitus corporel, incarnation charnelle des idéalités musicales » (p. 134). L’enjeu est de comprendre de quelle façon se partage un savoir et une pratique, mais aussi de quelle façon le monde musical se forme comme une unité composée par cette communauté d’instrumentistes, de compositeurs et de chefs d’orchestre. Mais cela ne s’arrête pas là, car l’auteur démontre, par son expérience et des données scientifiques (p. 130), que l’auditeur attentif et mélomane tout autant part à la constitution de cette unité musicale grâce à l’empathie :

« N’est, en effet, un auditeur authentique que celui qui ressent dans les muscles de ses organes vocaux et dans les membres de son corps les prémices des mouvements qu’il observe, en même temps qu’il en perçoit les effets acoustiques. […] En l’absence d’une telle Einfühlung à base kinesthésique, le concert se réduit à un rite social bientôt obsolète, où la routine le dispute à l’ennui » (p. 137)

Tout cela participe à une seule et même chose : l’expérience d’une empathie kinesthésique qui co-constitution l’ensemble orchestral inscrit dans la tradition classique. Il ne s’agit pas uniquement du vécu de l’orchestre en plein exercice, ni même du vécu de l’auditeur, mais de la persistance d’une expérience musicale si particulière qu’elle déborde le cadre de l’analyse scientifique et phénoménologique. Les acteurs de la vie musicale, en ce sens, ne sont pas uniquement les membres de tel ou tel orchestre, croisés à l’occasion d’un opéra, mais une communauté qui ne connaît pas les limites du temps et de la mort. Comme l’affirme judicieusement l’auteur : « Une partition, une harmonie, un chant, etc. – ces extériorités, objets morts peut-être pour certains, sont pour moi autant de signatures incarnées dans le fonds motivationnel de mes actes de volition ; ils s’emparent de mon agir kinesthésique, animent mes intentions motrices, interpellent mon  »âme intérieure » à la façon d’un  »guide transcendantal » » (p. 149).

Enfin, le cinquième chapitre est une suite directe de ce travail au sujet de l’empathie et de la temporalité. Il y est tout particulièrement question de l’anticipation durant la pratique musicale. Quel est le rôle du chef d’orchestre pour ce qui de la mise en branle de l’orchestre ? L’auteur nous propose pour répondre à cela « l’hypothèse contre-intuitive » suivante :

« L’intégration des différentes actions des instrumentistes en un ensemble harmonieux, non seulement cohérent, mais également, espérons-le, correspondant à l’idée artistique du compositeur, repose sur l’anticipation » (p. 152).

L’anticipation serait par conséquent primordiale afin d’assurer une harmonie musicale, mais cette « protention kinesthésique » (p. 170) ne saurait être la même pour les instrumentistes et pour le chef d’orchestre. En effet, il ne faut pas oublier que l’instrumentiste doit tout d’abord saisir les mouvements du chef d’orchestre avant même de se mettre lui-même à la tâche, ce qui engagera une suite de stimuli musculaires. D’autre part, l’anticipation se pare d’une certaine liberté dans la pratique musicale. Tel que l’écrit la chef d’orchestre : il existe « une marge de liberté d’anticipation qui varie selon les traditions d’école. Cette différence n’est pas une simple variation temporelle et donc mesurable, mais renvoie plutôt à des caractères non quantitatifs de l’art de la direction, comme l’appartenance nationale, le type stylistique ou le choix esthétique » (p. 172). Mais cette anticipation ne saurait se réduire à l’orchestre. L’auditoire, lui aussi, dans l’Umwelt musicale, est dans une attitude anticipatrice : « Le sujet qui écoute attentivement une mélodie est dit  »anticiper » (ou  »apprésenter » dans un horizon d’anticipation) la continuation de l’accord ou de la phrase musicale, dont il a entendu les premières notes » (p. 172.). Tout cela relève d’une « émulation empathique irréductible à la quantification » (p. 176). Que signifie cela en somme ? Que l’ensemble du corps musical agit en cohorte à partir d’une empathie première originaire du chef d’orchestre, lui-même inspiré par l’ensemble de la tradition et attentif au style de l’école à laquelle il appartient. Cette empathie singulière, motrice et kinesthésique, dévoile le caractère fondamental de l’apprésentation et de l’anticipation : qu’il s’agisse de l’instrumentiste ou de l’auditoire attentif, chacun des sujets faisant partie de l’environnement musical, pénètre dans un domaine d’irréalité où leur ego est pour ainsi dire médusé tant sur le plan kinesthésique que sur le plan transcendantal. Il en va précisément, de cette entrée dans le domaine musical, d’une co-constitution du sens qui engage chacun des auditeurs, de même que chacun des musiciens. Ceci nous semble être la ligne directrice de cet ouvrage pour le moins atypique.

Conclusion

En conclusion, nous pouvons assurément affirmer que ce livre saura intéresser nombre de philosophes, de scientifiques et de mélomanes. Mais pas uniquement. Par sa richesse, autant en ce qui concerne les références musicales, phénoménologiques et neuroscientifiques, il demandera toutefois une attention toute particulière. L’auteur passe d’un registre à un autre avec une aisance déconcertante qui peut parfois étonner le lecteur, mais il lui faudra dépasser ses premières impressions pour entrer de plain-pied dans cette œuvre qui, somme toute, a le mérite de contrebalancer une large variété d’idées reçues tant en philosophie qu’en sciences au sujet de l’expérience musicale. Aussi, si cette recherche représente une véritable opportunité d’étudier l’expérience musicale d’un point de vue transdisciplinaire, l’auteur ne vise nullement l’exhaustivité, mais souligne l’apport d’une discussion constante entre ces deux domaines supposément opposés et irréductibles que sont la phénoménologie, entendue comme perspective à la première personne, et les neurosciences. « Sans rien rabattre de ma fidélité à la voie husserlienne de la visée d’idéalité qui soulève les vécus de l’expérience musicale, j’ai pratiqué une phénoménologie résolument appliquée, en quittant l’abstraction vide des structures originaires de la conscience constituante pour une exploration de la conscience culturellement informée du musicien et de son pouvoir-faire techniquement élaboré » (p. 187). Nous espérons enfin que ce livre puisse servir de source d’inspiration pour les philosophes, musiciens et scientifiques en devenir de sorte que ce champ d’études puisse de développer davantage en gardant ce même impératif de transdisciplinarité.

Je tiens à remercier Jean-Luc Petit pour m’avoir conseillé et mis à disposition cet ouvrage.

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Regards croisés

  1. Serâ Tokay, Le corps musicien, Une phénoménologie de la motricité musicale, Montréal, Liber, 2016
  2. Natalie Depraz, « Qu’est-ce qu’une phénoménologie en première personne ? Premiers pas vers une lecture et une écriture expérientielles », in Natalie Depraz (éd.), Première, deuxième, troisième personne, Bucarest, Zeta Books, 2014, p. 122
  3. Edmund Husserl, Natur und Geist : Vorlesungen Sommersemester, 1927, édité par Michael Weiler. Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2001, p. 241, Traduction : Anne Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1999, p. 43
  4. Alain Berthoz, La décision, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 152
  5. Alain Berthoz, Ibid.
  6. Edmund Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, 1996, p. 232 [Ideen II]
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Jean-Daniel Thumser est docteur en philosophie (ENS-Ulm), auteur de La vie de l’ego paru chez Zeta Books en 2018 et de maints articles sur la phénoménologie et sa naturalisation.