Entretien avec Philippe Nemo : autour des deux Républiques françaises

Cet entretien est le complément indispensable du compte-rendu des Deux Républiques françaises, publié à cette adresse : https://actu-philosophia.com/spip.php?article54

Actu Philosophia : Je voudrais, pour débuter cet entretien, tenter de résumer l’esprit de votre ouvrage, en le présentant comme la dénonciation de l’appropriation mensongère par le Jacobinisme et le socialisme – ce que vous appelez la Gauche – de l’histoire républicaine comme étant leur propre histoire alors qu’ils en furent bien souvent les obstacles les plus manifestes. Est-ce bien l’esprit de votre ouvrage ?

Philippe Nemo : Oui. La gauche radicale, socialiste et communiste prétend qu’elle est la République, alors qu’en France la République a été fondée en 1875 par une chambre de droite ! Cette chambre était composée de monarchistes constitutionnels qui s’étaient résolus à passer à un régime républicain parce qu’ils comprenaient qu’aucune des trois dynasties ayant régné sur la France, les Bourbon aînés, les Orléans, les Bonaparte, ne pouvait revenir sur le trône sans que des flots de sang ne soient versés. Ils avaient donc admis que, selon le mot profond de Thiers, la république était le régime qui « divisait le moins » les Français. Il est vrai qu’ils ne furent pas seuls à instaurer ce régime, puisqu’ils votèrent la Constitution de 1875 avec un groupe de députés républicains animé par Ferry, Grévy et Gambetta. Mais, si ceux-ci étaient républicains, ils étaient libéraux, hostiles à tout socialisme et à tout communisme. Ils avaient d’ailleurs applaudi en 1871 à la répression brutale de la Commune. La République n’est donc nullement de gauche à l’origine.

C’est seulement ensuite, à partir des années 1900, qu’il y a eu sur la République ce qu’on peut appeler une véritable « OPA » de la gauche. Or, comme la gauche a pris l’école dès cette date, c’est sa version de l’histoire qu’elle raconte aux enfants, et, par suite, c’est à cette version que presque toute l’opinion publique d’aujourd’hui ajoute candidement foi. La gauche prétend qu’elle est seule la République, que quiconque n’est pas de gauche n’est pas un vrai républicain (donc que c’est un attardé nostalgique de l’Ancien Régime ou, pire, un partisan des régimes autoritaires et fascistes, du type Mussolini, Franco ou Pinochet…). Et, bien entendu, elle ne dit pas non plus qu’elle, la gauche, a été dans l’opposition à la République pendant trente ans, et bien plus longtemps encore pour ce qui concerne la gauche du parti socialiste et le parti communiste, qui n’ont vraiment admis le régime qu’en 1981 peut-être, voulant, jusque-là, le renverser au profit d’un régime totalitaire.

AP : Comment pourriez-vous caractériser la nature de votre entreprise ; est-ce un livre d’histoire, une entreprise historiographique, ou plutôt un ouvrage de philosophie politique fondé sur l’histoire ? Et j’irais plus loin : si, en effet, se trouve établie la nature religieuse, voire millénariste, de ce que vous appelez « 1793 » ou « la Gauche », si donc est prise au sérieux cette dimension religieuse du problème, ne pourrait-on pas lire votre livre comme une tentative d’exorcisme intellectuel ?

PN : Mon livre est, somme toute, un ouvrage d’histoire des religions. Je montre que les partisans de la République au sens jacobin et socialo-communiste ne sont pas des rationalistes, des amis de la science, des laïcs, mais des hommes profondément religieux, ou même mystiques, même si leur doctrine et leurs croyances constituent une pseudo-religion, que l’on peut caractériser comme une hérésie judéo-chrétienne. Encore aujourd’hui, un responsable du PS, par ailleurs philosophe et chercheur au CNRS, Vincent Peillon, dans son livre La Révolution française n’est pas terminée (Seuil, 2008), parle de la République en termes mystiques. Pour lui, la République est hors du temps, elle institue un homme nouveau, un nouveau monde ; elle est le centre ou le pivot de toute l’Histoire, elle est un événement eschatologique, l’équivalent de l’Incarnation pour les chrétiens. Cette dimension crypto-religieuse a d’ailleurs été pleinement assumée au XIXè siècle par les hommes intelligents de ce camp (qui savaient, eux, ce qu’ils faisaient, alors que leurs successeurs ne réfléchissent guère). Déjà, un des premiers fondateurs du socialisme, Saint-Simon, avait entendu fonder un « nouveau christianisme ». Son élève Auguste Comte, après avoir prétendu que l’état théologique était dépassé, avait fondé à son tour une « religion positiviste ». De nombreux socialistes français après eux, Pierre Leroux, fondateur de la « religion de l’humanité », Philippe Buchez et d’autres considérèrent le socialisme comme une religion, comme un substitut à la chaude communauté chrétienne perdue dont ils avaient la nostalgie (voir à ce sujet le récent livre de Marie-Claude Blais, La solidarité : histoire d’une idée, Gallimard, 2007). Enfin, le père du laïcisme militant, Edgar Quinet, a dit que la société de l’avenir, non moins que celle du passé, a besoin d’une religion, puisque seule une religion peut créer un lien social solide et que la société ne peut ni ne doit supporter le pluralisme. Simplement, le christianisme devrait être remplacé en France par ce que Quinet appelait la « religion de la Révolution ».

Le malheur est que cette « foi laïque », pour reprendre l’oxymore fameux de Ferdinand Buisson, a obtenu d’avoir son clergé, qui est l’Éducation nationale. Ce qui s’est passé est que la Gauche a, d’une part, détruit l’Église, et, d’autre part, donné à l’enseignement public qu’elle contrôle entièrement le statut d’une nouvelle Église, qui exerce presque seule désormais le « pouvoir spirituel » sur notre société. Notons que ce remplacement d’une Église par une autre ne pouvait avoir lieu qu’en France, seul grand pays d’Europe qui fût à la fois catholique et centralisé (les choses ne pouvaient se passer de la même manière en Espagne ou en Italie, où, pourtant, les « laïques » ont également été nombreux, ni a fortiori dans les pays protestants). Depuis lors, la Gauche exerce sur la France un pouvoir de type clérical. C’est elle qui définit le Bien et le Mal, qui fait le catéchisme aux enfants de France petits et grands, excommunie les pécheurs, censure le gouvernement et le Parlement. Mon livre est consacré en grande partie à l’étude de ce néo-cléricalisme.

AP : Si l’on devait essayer de cerner ce qui constitue le ferment proprement novateur de cet ouvrage, ce n’est pas tant cette description – pourtant très juste – de ce sentiment d’évidence de la gauche, de cette Gauche qui va de soi, qui est la seule position possible et surtout la seule moralement acceptable. Beaucoup, et parfois même à gauche, ont déjà dénoncé ce que Baudrillard dans un excellent texte, hélas épuisé, avait appelé la « gauche divine » ou la « gauche de droit divin »1. Ce qui me semble novateur dans votre livre, c’est que vous proposez un schéma génétique menant à une telle situation : vous ne vous arrêtez pas au constat, vous en cherchez l’explication. Et cette explication réside, pour une grande part, dans la question scolaire : la Gauche a vite compris que la diffusion de sa propre idéologie ne pouvait paraître naturelle ou évidente que si, dès le plus jeune âge, chaque citoyen recevait les mêmes présupposés idéologiques. De là cette lutte acharnée contre les écoles libres, qui constituaient autant de « marges », à l’égard de l’idéologie officielle.
Pourriez-vous rappeler quelles furent les grandes étapes de cette mainmise progressive de la Gauche sur l’éducation et, question subsidiaire, pensez-vous que De Gaulle eut conscience qu’en abandonnant l’école aux communistes à la Libération, il signait l’arrêt de mort de l’école pluraliste ?

PN : La prise de pouvoir commence en 1900. Auparavant, Ferry et Grévy, qui redoutaient comme la peste les fanatiques jacobins, avaient confié l’école publique à des protestants. Ceux-ci avaient mis sur pied une école laïque, non confessionnelle, mais qui était réellement neutre et respectait les croyances de la majorité des Français (ce que permettait la morale philosophique, abstraite et d’inspiration élevée de Kant, âme du système). Ainsi, la seule époque où l’école publique française a été réellement laïque est celle où elle a été dirigée par des chrétiens… Mais, à l’époque du « Bloc des Gauches » (1902-1906), les radicaux prirent tous les postes de direction de l’école publique, qui devint alors idéologiquement homogène puisque la base était déjà « quinétiste » et radicale-socialiste extrémiste depuis longtemps. Les ecclésiastiques (et même, à un certain moment, les professeurs ayant fait leurs études dans des écoles religieuses) furent purement et simplement interdits d’enseignement. Dieu fut exclu des programmes, et l’on commença à essayer d’en exclure aussi la culture humaniste, réputée « bourgeoise ». Puis, à partir des années 1920, fut conçu le grand programme de l’Ecole Unique, lancé par toutes les obédiences maçonniques, les partis socialiste et communiste, la CGT socialiste et la CGTU communiste. En ces temps où dominaient les idéologies totalitaires, l’idée était de remplacer une société de liberté par une société planifiée où toutes les fonctions sociales seraient attribuées aux hommes et aux femmes en fonction de leurs résultats scolaires, ce qui supposait que tous les petits Français aillent dans une même école et suivent les mêmes programmes. Il fallait donc, d’une part, unifier l’enseignement public lui-même (jusque là divisé en blocs relativement étanches, le primaire, le secondaire, le technique), d’autre part supprimer tout enseignement libre.
À partir de là, l’histoire serait longue à raconter… En gros, l’Ecole Unique commença à être mise en œuvre sous le Front Populaire. Le projet fut renouvelé par le fameux plan de la commission présidée successivement, à Alger puis à Paris, par les communistes Langevin et Wallon, plan publié en 1947. Ce plan fut repoussé deux fois par le Parlement de la IVe République. Mais il fut finalement exécuté en 1959 par De Gaulle (il est juste de dire que De Gaulle se refusa à appliquer l’autre volet du plan qui était la suppression pure et simple de l’école libre ; il sauva au contraire celle-ci par la « loi Debré » ; les laïcistes durent revenir à la charge en 1981-1984 par le projet de loi Savary de « grand service public laïc unifié de l’éducation » qui, finalement, ne fut pas voté, à la suite de manifestations monstres ayant réuni jusqu’à trois millions de personnes). C’est l’origine de notre « collège unique », qui a forcé à changer complètement l’enseignement, à y supprimer l’enseignement intellectuel qui structurait méthodiquement les savoirs chez l’adolescent, à y introduire les méthodes « actives » et « inductives », qui ont fait de l’Education nationale française la « fabrique du crétin » si bien décrite par Jean-Paul Brighelli.

Je crois que De Gaulle eut conscience qu’il signait l’arrêt de mort de l’école « pluraliste », ce qui ne le chagrinait pas (il était jacobin sur ce plan, et d’ailleurs la loi Debré elle-même fit de l’alignement des programmes et des méthodes de l’école libre sur ceux de l’école publique une condition sine qua non pour l’octroi aux écoles privées de contrats d’association avec l’État). Mais il n’eut pas conscience qu’il signait l’arrêt de mort de toute stratification scolaire et rendait impossible la formation de toute la gamme d’élites et d’experts dont tout pays a évidemment besoin. Il ne comprit pas qu’il créait les conditions bureaucratiques, politiques et syndicales de la mise en place d’une école massifiée, égalitariste et, partant, profondément dégradée à moyen terme. Il semble pourtant que Pompidou l’avait averti du danger ; mais son orgueil passa outre.

AP : Il est terrifiant de penser que tous les professeurs, depuis 1989, sont contraints de passer par les IUFM, sorte de moule unique et de laboratoire du pédagogisme le plus militant ; quel rôle les IUFM peuvent-ils avoir dans le cadre de la diffusion idéologique de « 1793 » ?

PN : Les IUFM sont des écoles d’obscurantisme où l’on utilise toute la force coercitive de l’État pour imposer aux jeunes professeurs les nouvelles pédagogies dont je parlais à l’instant. On leur interdit formellement, dorénavant, d’utiliser les méthodes traditionnelles, qui permettent seules d’enseigner des savoirs structurés mais ont le tort de supposer des classes et des filières intellectuellement homogènes, ce que le dogme d’une école unique, composée de classes hétérogènes et que l’on veut délibérément telles, interdit désormais. Les IUFM n’ont donc nullement pour raison d’être d’apprendre aux jeunes professeurs l’art d’enseigner. Ce sont des lieux de formation de militants, de véritables « écoles du Parti ». De l’aveu même de leur créateur André de Peretti, ce sont des matrices destinées à régénérer entièrement le corps enseignant afin qu’il ne soit plus composé d’intellectuels bourgeois « égoïstes », mais de véritables militants du changement social, capables de faire vivre l’école de masse, quitte à éliminer toute haute culture, ou même tout souvenir d’une culture quelconque. Ce sont des lieux où l’on humilie de jeunes Français qui sont attachés à l’idéal de science et qui ont lu quelques livres. Il est vrai que leur nombre va sans doute en diminuant, puisque toutes ces réformes sont déjà anciennes. Les jeunes professeurs ont été éduqués dans des écoles dont les maîtres sont déjà passés dans les IUFM, ils n’ont rien connu d’autre. La boucle est en train de se boucler de façon sinon irréversible, du moins de façon telle qu’il n’y aura pas de redressement du pays sans un immense effort.

Les IUFM resteront pour des décennies la honte de la France de Mitterrand. On baissera la voix pour en parler. On dira : comment le pays qui a inventé la Sorbonne, le Collège de France, en partie les collèges de jésuites, le lycée napoléonien, et l’école primaire première manière, celle des « hussards noirs de la République » chère à Péguy, a-t-il pu inventer les IUFM, si ce n’est parce que des barbares illettrés y ont pris le pouvoir dans tout un secteur de l’appareil d’État ? On ajoutera : comment est-il possible que des gouvernements de droite aient laissé subsister si longtemps cette institution de régression intellectuelle ?

AP : J’ai un peu plus de mal à comprendre votre critique de la « liberté pédagogique » ; certes, elle est un moyen de justifier des pratiques catastrophiques d’enseignement, mais n’est-elle pas aussi un gage d’indépendance du professeur à l’égard d’une pédagogie qui serait officielle ? Raisonnons par l’absurde, ne serait-il pas inquiétant que tous les professeurs aient comme obligation de respecter une et une seule pédagogie ?

PN : Mais ils ont cette obligation ! Sinon, leur carrière est brisée. Rappelez-vous le cas de Rachel Boutonnet, qui a dû se cacher de son inspecteur et de sa hiérarchie pour apprendre des choses un peu solides aux enfants dont elle avait la charge. Au fait, vous avez mal lu. Je ne me souviens pas d’avoir écrit nulle part que je condamnais la liberté pédagogique. Non seulement je ne la condamne pas, mais je vais plus loin : je voudrais qu’il y ait en France un nouveau secteur d’écoles libres qui pourraient concevoir leurs propres programmes et leurs propres méthodes, hors de la tutelle de l’Éducation nationale, dès lors du moins qu’elles respecteraient un certain « cahier des charges » établi par la loi. Voyez mon projet « Le pluralisme scolaire » sur le site de SOS-Éducation.

AP : Ma question sur la liberté pédagogique était motivée par cette citation de la page 252 : « Mais, en outre, comme les professeurs sont censés être voués à la Science, ils bénéficient des franchises universitaires, de la garantie de l’autonomie intellectuelle et pédagogique. Tout professeur titulaire, même notoirement insuffisant à sa tâche intellectuelle, même caractériel ou psychopathe, est inamovible. Sacerdos in aeternum. » Il me semblait que vous dénonciez la liberté ou l’autonomie pédagogique comme porteuse de justifications de toutes les errances possibles, et j’en avais déduit, à tort semble-t-il, que par la description de tels effets pervers, vous remettiez en cause la liberté pédagogique, ce qui me semblait quelque peu paradoxal.

PN : Vous avez raison, ma phrase est un peu elliptique et ne peut se comprendre que si on lui ajoute un certain éclairage historique. L’idée de base est que les forces politiques qui ont conquis l’école en France ont su utiliser à leur profit partisan les structures, évidemment bonnes en soi, de l’autonomie universitaire. Mais remontons en arrière pour mettre le problème en perspective.

Depuis Grégoire VII, l’Église a exigé pour elle la libertas Ecclesiæ par rapport aux pouvoirs temporels, Empereur et rois : ceux-ci ne devaient plus s’occuper des problèmes de dogme ou de discipline au sein de l’Église ; le clergé les réglerait en interne, et d’autre part il s’auto-recruterait ; ainsi serait assurée l’autonomie de son pouvoir spirituel. Plus tard, avec Abélard, les universitaires ont commencé à exiger eux aussi de bénéficier de franchises intellectuelles, c’est-à-dire de mener des recherches intellectuelles libres, dès lors du moins qu’elles ne troublaient pas l’ordre public en dehors des enceintes universitaires. Ils ont élevé cette revendication non seulement contre les rois et l’Empereur, mais contre l’Église elle-même. Plus tard encore, quand les premiers succès de la renaissance des sciences furent venus, les savants comme Galilée, Descartes, puis Kepler et Newton, les premiers partisans de la liberté de la presse comme John Milton, puis tous les gens des Lumières, de Bayle à d’Alembert, Condorcet ou Kant, enfin les fondateurs des universités modernes comme Wilhelm von Humboldt, ont conçu la vie de la science comme devant être affranchie de toute censure gouvernementale ou ecclésiastique, et ont mis en place les premières institutions scientifiques libres, les « académies » du XVIIIe siècle, puis les premières universités laïques modernes, comme celle de Berlin. En France, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, il y eut encore, sous les deux Napoléon ou sous Charles X, un contrôle idéologique tatillon de l’enseignement. C’est seulement sous la IIIe République que l’État mit formellement en place des règles libérales. Un homme comme Louis Liard, directeur de l’enseignement supérieur dans les années 1880 et 1890, posa les principes que l’on respecte encore dans nos universités, au moins formellement : nomination des professeurs par des commissions de spécialistes et non par le gouvernement, inamovibilité du professeur titulaire de sa chaire, liberté de parole du professeur en chaire, liberté de publication (pas de « devoir de réserve » du professeur, bien qu’il soit fonctionnaire). Le même esprit régnait dans les lycées, si ce n’est que, là, les programmes étaient imposés par le ministre. Mais chaque professeur était libre de ses propos devant les élèves.

Là-dessus, comme on l’a dit, la Gauche s’est emparée de la place au début du XXe siècle. L’enseignement tout entier est passé aux mains de la maçonnerie et des syndicats, et bientôt aussi la technostructure même de l’Education nationale, c’est-à-dire tous les degrés de l’administration, les inspecteurs généraux et les inspecteurs d’académie. Tout le système a été mis au service du Grand Œuvre de transformation sociale. Dès lors, l’idée d’autonomie, de liberté pédagogique des enseignants a été entièrement détournée de son sens premier.

Celui-ci était que les sciences doivent être libres si l’on veut qu’elles s’épanouissent. Elles doivent pouvoir suivre leur propre logique immanente. Des interventions et choix arbitraires du gouvernement ne pourraient que parasiter les logiques propres de la recherche et de la vérité (voir la remarquable analyse de l’affaire Lyssenko, exemple paradigmatique des méfaits de l’intervention du politique dans le scientifique, par Michael Polanyi dans La Logique de la liberté, PUF, 1988). Maintenant, l’autonomie voulut dire tout autre chose, à savoir que le système scolaire devait être mis à l’abri des interventions des pouvoirs publics, pourtant représentants légitimes du corps électoral et des parents. En effet, soulignaient les textes syndicaux, le suffrage universel est « réactionnaire », il veut qu’on éduque les enfants, si possible selon de vieux principes éprouvés, et certes pas selon le projet de fabriquer un « homme nouveau ». D’autre part les pouvoirs publics peuvent avoir pour souci de développer la science du pays, d’augmenter le nombre et le niveau des experts dont toute économie a besoin, soucis impurs qui détourneraient l’enseignement du seul souci qui doit être le sien, faire la Révolution, « réduire les inégalités sociales » et construire un monde meilleur, égalitaire et fraternel. Il fallait donc protéger l’école de toute intervention des parents, des familles, des pouvoirs locaux et nationaux ; il fallait qu’elle fût gérée par les seuls syndicats.

Les règles libérales mises en place dans les trente premières années de la IIIe République furent utilisées dans ce but, c’est-à-dire détournées à 180° de leur sens premier. En d’autres termes, on utilisa les vieux prestiges des franchises universitaires motivées par la nécessaire liberté de la science pour construire une forteresse anti-science. Maintenant, dans l’Éducation nationale française, les mêmes règles qui empêchaient, sous Jules Simon, de sanctionner un professeur savant et indépendant en le remplaçant par un crétin plaisant plus au pouvoir, servent, sous Darcos, à protéger des milliers de crétins contre toute remise en cause de leur incompétence, si manifeste qu’elle soit… Elles servent surtout à protéger l’ensemble du système, dont la finalité est essentiellement politique (« réduire les inégalités sociales »), de toute initiative du corps social qui tendrait à le recentrer sur ses finalités proprement éducatives. C’est ainsi que les « pédagos » amis de M. Meirieu protègent avec succès leur œuvre néfaste contre vents et marées depuis quelque trente ans, malgré toutes les critiques venues des parents d’élève, de la presse et surtout, précisément, des milieux scientifiques (cf. les livres de Jacqueline de Romilly, ou le « Manifeste pour la refondation de l’école » signé par de nombreux académiciens des sciences à l’inititiative de Laurent Lafforgue, Médaille Fields de mathématiques). Les « pédagos » se retranchent derrière leur autonomie pédagogique, celle dont ont toujours bénéficié les professeurs et les chercheurs, si ce n’est qu’à la différence de ces derniers, ils n’acceptent pas de se soumettre à la critique de la communauté scientifique française et internationale. De toute façon, forts de la puissance de la Gauche qui peut à tout moment menacer le gouvernement de grèves et incidents majeurs, ils n’ont pas la moindre intention d’obéir à une injonction quelconque qui leur viendrait du ministre représentant des électeurs. En réalité, donc, lorsque les professeurs fonctionnaires syndiqués d’aujourd’hui mettent en avant l’autonomie, il ne s’agit pas de l’autonomie de la Science devant d’éventuelles initiatives brouillonnes et intéressées des sociétés politique et civiles scientifiquement incompétentes, il s’agit de l’autonomie du Parti de la Révolution devant toute initiative « réactionnaire » de la société civile.

Mais vous avez raison de dire que, dans cette situation générale profondément malsaine, nombre de professeurs peuvent continuer à faire usage de leur liberté pour faire le mieux qu’il peuvent avec les élèves, leur communiquer le goût du vrai et du beau, à l’encontre de l’esprit et parfois de la lettre des instructions officielles. Mais ceci ne sauve pas le système, qui laisse subsister ces plages de liberté des professeurs non pas parce qu’il les approuverait, mais simplement parce qu’il est déstructuré et anarchique, et qu’il ne peut en pratique contrôler ce qui se passe dans chaque classe (en outre, les idéologues pédagos savent bien que leur projet n’est pas approuvé en profondeur par tous les professeurs ; par suite, s’ils luttaient mordicus pour que leurs méthodes soient appliquées sans faille par tous les professeurs dans toutes les classes à tout moment, ils savent que ceci se retournerait contre eux, donc ils lèvent le pied ; mais, inversement, leurs adversaires n’ont jamais pu reconquérir le terrain, de sorte qu’on est dans une situation bloquée que, dans un livre de 1993 qui porte ce titre, j’ai appelée un « chaos pédagogique ») . Au demeurant, chaque professeur est obligé de « faire avec » les classes hétérogènes qu’on lui donne en début d’année. Il n’a aucun contrôle sur ce que les élèves ont appris ou n’ont pas appris en amont, et il n’a aucune garantie sur ce que l’on apprendra en aval. Son enseignement n’a donc pas le sens qu’il avait jadis dans un enseignement secondaire structuré où chaque professeur avait le sentiment d’apporter sa pierre à un édifice solide, la Science et les Humanités. C’est à très juste titre que vous êtes attaché à la liberté du professeur actuel dans sa classe dont on peut penser que, outre qu’elle est indispensable à sa dignité d’homme, elle produit quelques fruits. Mais vous ne devez pas être aveugle au fait qu’elle n’est qu’une liberté résiduelle, à l’intérieur d’un système désormais opaque sur lequel l’enseignant n’a aucune prise. C’est la liberté du prisonnier dans son cachot… C’est pourquoi nous devons aspirer à une autre forme de liberté pour les enseignants français. Nous devons agir pour que bientôt ils aient la liberté de concevoir et de mettre sur pied des écoles entièrement nouvelles.

AP : Soit, mais il demeure un obstacle : comment pourrait-on imaginer que les écoles privées sous contrat disposent de programmes libres, dans la double mesure où l’État rémunère intégralement les professeurs et a donc son mot à dire, et où, en outre, les examens sont nationaux et supposent donc un même programme pour tous ?

PN : C’est seulement en France qu’un système tel que l’Éducation nationale monopolistique et monolithique existe. Dans les autres pays européens, il y a différents degrés de pluralisme, notamment en Suède, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne et en Angleterre. Et des projets de liberté scolaire sont d’ores et déjà très avancés en Italie et, sur le plan local, en Espagne. Dans le système que je propose dans mon texte mis en ligne par SOS-Education, l’État donne une subvention globale aux écoles au prorata du nombre d’élèves inscrits. Il n’est donc pas l’employeur des professeurs, qui sont recrutés et payés par l’école. En échange de cette aide financière, il exige le respect d’un « cahier des charges » qui interdit des dérives (comme le fait d’enseigner des doctrines contraires à l’ordre public) et garantit un programme minimum (par exemple, qu’il y ait au moins tant d’heures pour chaque discipline jugée fondamentale), et naturellement il contrôle aussi les locaux, les conditions de sécurité, la bonne moralité des personnels. Mais il ne fixe pas le détail des programmes ni des méthodes. Quant aux examens, je suis partisan de l’émergence de diplômes privés plus exigeants, et ayant donc plus de valeur, que les diplômes publics, ce qui n’empêchera pas ceux-ci de subsister. Mais tout ceci demanderait des développements détaillés et nuancés que je ne peux apporter dans le contexte de cet entretien.

AP : Vous forgez dans votre ouvrage deux concepts, tirés de deux dates, d’une part « 1789 », concept désignant la démocratie libérale, et « 1793 », concept désignant le jacobinisme étatiste et millénariste. Ces concept me semblent très féconds en tant qu’ils promeuvent une intelligibilité nouvelle de certains moments clés de notre histoire : la naissance de la IIIème République, l’Affaire Dreyfus ou encore la Collaboration. Toutefois, n’est-ce pas là rétablir quelque chose comme un manichéisme pourtant reproché à l’historiographie officielle, à savoir présenter l’histoire contemporaine comme la lutte des « gentils » démocrates libéraux contre les « méchants » jacobins, les Jacobins prenant ainsi la place de la méchante droite et les bons démocrates libéraux la place de la gentille gauche ?

PN : Ce qui est « méchant », c’est de croire que tout se vaut, que tout, comme on dit, est « complexe » et qu’il n’y a donc pas possibilité de juger et de choisir une direction d’action. Bien entendu, tous les partisans de « 1789 » ne sont pas des saints, ni ceux de « 1793 » des damnés. Vous avez raison de dire qu’il faut toujours, en histoire, apporter les nuances respectant la diversité des parcours et des attitudes. Mais je crois qu’on peut montrer que l’actuelle décadence, ou du moins le « décrochage » de notre pays par rapport aux autres nations civilisées, sont dus dans une grande mesure à la crypto-religiosité obscurantiste qui domine son école, ses médias, son esprit public, et qui vient de cet idéal-type politique que je désigne par le sigle « 1793 ». C’est des maux causés par cette idéologie que les Français doivent aujourd’hui prendre conscience, s’ils doivent pouvoir donner les coups de barre nécessaires. D’où le côté en effet un peu « engagé » de mon livre. Mais tout engagement n’est pas du manichéisme.

Permettez-moi d’ajouter une remarque. Je trouve que c’est une singulière perversion de notre esprit public de percevoir comme des sortes de dangereux ayatollahs les gens qui appellent un chat un chat. J’en fais l’expérience à titre personnel. Alors qu’il n’y a pas plus modéré et « centriste » que moi (politiquement, je suis libéral, mais je me situe quelque part entre Tony Blair et Angela Merkel…), je constate avec tristesse que je passe parfois pour un extrémiste. Je ne dis pourtant rien qui soit extrême, mais, les choses modérées que je dis, je les dis de façon claire et nette, et c’est cette clarté de forme qui blesse l’oreille de nos contemporains, sans doute habitués depuis trop longtemps à ce qu’on leur parle la langue d’Orwell. La Gauche pardonne à la droite quand celle-ci ne la conteste qu’en pratique ; mais elle sent le vent du boulet siffler à son oreille quand quelqu’un s’oppose à elle sur un plan idéologique fondamental, registre où elle s’était habituée depuis un demi-siècle à détenir un monopole quasi absolu.

AP : Rentrons dans les détails : si vous montrez admirablement que les premiers soutiens de Dreyfus proviennent en réalité des libéraux, des orléanistes, et de certains catholiques, il n’en demeure pas moins qu’après le fameux coup de canne à Loubet, la Gauche devient dreyfusarde ; en se faisant l’avocat du diable, ne pourrait-on pas alors penser que l’essentiel est de se convertir dans le camp de la vérité, quelles qu’en soient les motivations ?

PN : Bien sûr que non ! Quand c’est par hasard qu’à un certain carrefour un aveugle prend la bonne route, il est probable qu’il se trompera au carrefour suivant. Ce qu’il faut, c’est lui rendre la vue. D’ailleurs la gauche n’est pas tout entière devenue dreyfusarde, puisqu’une grande partie de ses troupes a soutenu les régimes fascistes (Bergery, Doriot, Déat…). À ce moment-là, elle a « oublié » qu’elle était censée être devenue anti-antisémite… Elle a manifesté qu’elle n’avait certes pas été convertie à l’humanisme. D’autre part, une grande partie de la gauche, et pas seulement le PCF, a approuvé bruyamment les procès de Moscou qui furent bien pires que le procès Dreyfus, puisque, là, il n’y eut ni campagnes de presse, ni avocats libres, ni révision, sans parler du fait qu’il y eut des dizaines de victimes réellement exécutées. Enfin, d’une manière générale, il a fallu la brèche ouverte par Soljenitsyne vers la fin des années 1970 pour qu’elle admette la réalité du Goulag, l’horreur de la Révolution culturelle maoïste et du génocide de Pol Pot, les 100 millions de morts du communisme. Elle était poussée à cette cécité par toute sa dynamique interne et sa propagande, par sa culture anti-scientifique et anti-critique, par sa défiance à l’égard des libertés publiques qu’elles stigmatisait comme « formelles », par sa haine de l’individualisme « bourgeois », par son goût des manifestations de rue, des fêtes, de ce que Sartre a appelé (le terme était laudatif sous sa plume) les « groupes en fusion », tout ce magma mimétique où la vérité se noie. La gauche a gravement péché en encourageant ces attitudes et en critiquant les valeurs, les libertés et le droit « bourgeois ». Ses plaies doivent être guéries en profondeur, il ne sert à rien de jeter sur elles un voile pudique.

AP : Vous critiquez, de manière sensible, la maçonnerie ; vous la qualifiez de « secte », vous parlez de l’impératif de « baiser la mule des franc-macs », autant d’expressions qui témoignent d’une certaine défiance à l’égard de ce mouvement ; de manière générale, pourtant, la maçonnerie a plutôt accompagné les progrès démocratiques et souvent défendu la notion même de droit – une des grandes loges maçonniques s’intitule significativement le droit humain ; que reprochez-vous fondamentalement à la maçonnerie ?

PN : Sa stratégie du secret, qui est contraire à l’idéal civique grec de publicité des débats sur l’agora et à la démocratie. Cette stratégie est redoutablement efficace, parce qu’elle permet de rendre invisible l’origine de certains mots d’ordre politiques. On entend s’exprimer, venant de tout le pays, de ses quatre points cardinaux, des milieux sociaux et professionnels les plus divers, d’une large partie de l’éventail politique, à droite presque autant qu’à gauche, certaines idées, certaines revendications, certains projets politiques ou sociétaux. Comme ces messages sont dispersés, on croit qu’ils viennent du corps social dans son ensemble. Qu’ils expriment donc une évolution objective de la société et des mœurs. On se croit donc obligé d’aller dans leur sens, puisque lutter à contre-courant paraîtrait une folie : on ne va pas contre l’Histoire et contre l’opinion générale d’un peuple. Or, en réalité, ces mots d’ordre n’ont été conçus que par un état-major secret… De là, ils ont été répercutés grâce à la discipline de tout un réseau dont les membres les ont peut-être jugés bons, mais qui, de toute façon, les auraient répercutés même s’ils ne les comprenaient pas ou les condamnaient, parce qu’ils escomptent que leur discipline sera récompensée par un appui décisif du même réseau et de ses chefs lorsqu’il s’agira pour eux d’accéder à des promotions et à des postes professionnels valorisants, comme c’est le cas, notamment, dans la fonction publique, la Justice ou l’Éducation nationale.

C’est ainsi qu’une minorité gouverne la majorité. À partir de là, bien entendu, si vous trouvez que cette minorité a raison, vous êtes heureux : l’Histoire avance… Le problème est qu’un groupe fermé, même animé au départ des meilleures intentions du monde et nourri éventuellement de la plus saine doctrine, ne peut bientôt que se dévoyer, prendre des directions que nul ne peut redresser, puisque le groupe n’apparaît jamais en public et ne s’expose pas à une critique publique. À supposer que la maçonnerie ait eu au départ des idéaux très estimables, humanistes, favorables, comme vous le dites, au droit et à la démocratie, elle a bientôt été minée, du moins en France, par le socialisme et même le marxisme, et une fois que le groupe a pris cette pente fatale, il a continué à y glisser faute d’être exposé à une critique extérieure qui puisse le redresser, selon le mécanisme inexorable exposé ci-dessus.

C’est ainsi, pour prendre un exemple, que la famille a été détruite en France. Il semble que les lois diminuant étape après étape la protection du Code civil sur la famille, supprimant presque tout héritage, facilitant le divorce, créant le PACS, luttant contre la prétendue « homophobie », ou les projets de loi sur l’adoption d’enfants par les couples homosexuels, etc., soient essentiellement l’œuvre de la franc-maçonnerie socialiste. Celle-ci veut détruire la famille parce qu’elle veut qu’il n’y ait plus qu’une seule grande famille sociale. À cette grande famille, il faut que les individus soient livrés directement comme des électrons libres ; toute famille naturelle est un obstacle, puisqu’elle interpose une membrane entre le tout et l’individu (membrane indispensable, selon moi, puisque c’est à son abri qu’au sein de la famille se construit la liberté individuelle et se conservent les patrimoines matériels, moraux et culturels, ingrédients indispensables de la différenciation d’une société de liberté). Depuis Platon, et en tout cas depuis Campanella, Fourier, Owen, Marx et tous les « socialistes utopiques », les socialistes ont eu pour programme de détruire la famille, et il était naturel qu’en devenant socialiste la maçonnerie française fasse sien ce programme avec quelques variantes. Le problème est que ce programme n’a jamais été discuté au grand jour ni approuvé par le peuple. Il lui a été imposé par une minorité franc-maçonne, toujours à l’origine des lois dites de « mœurs » (et luttant obsessionnellement à cet égard contre l’Église catholique qui défend, elle, une conception traditionnelle de la famille ; dénigrer celle-ci était un moyen supplémentaire de lutter contre celle-là).

Je voudrais donner un autre exemple des dérives auxquelles conduit ce gouvernement par une minorité qui se croit initiée à je ne sais quelle suprême sagesse et qui, à ce titre, pense être autorisée à mener le peuple par le bout du nez. On a lourdement condamné récemment un député français, Christian Vanneste, pour avoir tenu des propos critiques ou simplement réservés à l’égard de l’homosexualité, ce qui est une pure et simple opinion, vraie ou fausse, sympathique ou antipathique, mais que n’importe quel citoyen doit avoir le droit d’exprimer dans un pays libre, a fortiori quand il s’agit d’un député élu du peuple et bénéficiant en principe de l’immunité parlementaire. Si cette condamnation a été possible, c’est qu’il existait une loi récente qui assimile à une « injure contre les homosexuels » tout propos sur l’homosexualité qui n’est pas conforme à l’idéologie des homosexuels militants, idéologie qui n’a, bien entendu, aucune valeur scientifique d’aucune sorte, qui n’est qu’une autre opinion, ni plus ni moins fondée que celle de Christian Vanneste, et qu’il n’y a donc aucune légitimité à imposer à tout le pays comme un nouveau dogme intangible.

On peut dire que c’est un véritable mensonge d’État que de promulguer « au nom du peuple français » le jugement qui a condamné Christian Vanneste. En effet, il est évident, tous les sondages le montrent, que 60% des Français peut-être sont d’accord sur le fond avec Vanneste, et que 90%, en tout cas, pensent qu’il a parfaitement le droit d’exprimer librement son opinion (de même que 70% des sondés ont dit qu’étaient scandaleuses les images affichées dans le métro parisien et qui montraient des couples d’homosexuels adultes en train de s’embrasser fougueusement, images évidemment choquantes pour les enfants prenant le métro avec leurs parents ; or cette campagne fut imposée contre sa volonté à Mme Idrac, alors patronne de la RATP, par une intervention et des menaces de la HALDE s’appuyant, elle aussi, sur un texte législatif). C’est là qu’on découvre qu’alors que la loi est censée exprimer la volonté générale, il existe des « lois » qui sont à l’évidence refusées et détestées par l’opinion générale, et qui donc ont émané, en réalité, d’une minorité, éventuellement très étroite, ce qui ne les empêche pas d’être appliquées avec toutes les ressources coercitives dont dispose l’Etat. Ce sont donc réellement des mesures tyranniques et oppressives, qui violent les consciences et mettent en risque pénal infamant de parfaits honnêtes gens.

Ce qui invite à se demander comment elles ont été votées – puisqu’il est clair qu’elles ont dû être formellement votées un beau jour par l’Assemblée nationale. L’explication est qu’elles ont été votées par une Assemblée nationale qui, en réalité, n’était pas libre. Car député pouvait redouter, s’il votait contre la loi demandée à grand renfort médiatique par le microcosme parisien, d’être l’objet, au plan national ou dans sa circonscription, d’attaques concertées venant de groupes bien organisés en réseau qui lanceraient contre lui, sous forme d’articles dans les médias, ou de manifestations de rue, une véritable fatwa susceptible de compromettre sa réélection, ennemis invisibles contre lesquels il savait qu’il ne pourrait rien faire. Et ces groupes qui savent agir efficacement sur les patrons de presse, les responsables de syndicats et d’associations activistes, une large partie du personnel politique lui-même au Parlement et au gouvernement, sont très souvent, dans notre beau pays, d’origine maçonnique.

Voilà comment la franc-maçonnerie a imposé au peuple, au nom de ses idéaux à elle – respectables, si l’on veut, mais qui ne sont qu’à elles – un grand nombre de lois que le peuple ne voulait pas, et qu’il ne veut toujours pas ! Ses structures de secret, son dogme de l’initiation à plusieurs degrés, tels que seuls les hauts gradés connaissent exactement les buts ultimes et la stratégie de l’Ordre, ont abouti à des pratiques non démocratiques, en contradiction avec la doctrine exotérique de l’Ordre qui est la démocratie (doctrine réservée aux non initiés…). Or, comme, d’une part, cette structure de secret est socialement très efficace et que, d’autre part, la pensée des hauts gradés a été pervertie par le socialisme, je crois qu’au total la franc-maçonnerie a joué dans le pays un rôle néfaste. Elle porte une lourde responsabilité dans l’évolution sociologique du pays vers une société de mineurs assistés, contribuant à cette « exception française » que les pays riches et développés ne nous envient pas. Le peuple dit d’ailleurs souvent son désaccord avec ces lois quand on lui pose la question, ce qu’on s’abstient donc le plus souvent de faire. La tradition radical-socialiste franc-maçonne a toujours vigoureusement condamné le référendum, procédure pourtant commune en Suisse, et qui a suscité les tollés de la gauche quand De Gaulle l’a imposée. Aujourd’hui, le PS crie au « populisme » chaque fois qu’on suggère de faire en France des référendums sur des questions autres qu’institutionnelles, les questions de mœurs, ou les questions comme l’immigration, l’éducation ou les impôts. C’est bien la preuve que certains prétendent détenir une vérité qui doit être mise à l’abri de la censure du peuple pécheur…

Telle est donc ma réponse à votre question. Je considère que la franc-maçonnerie exerce en France une véritable « police religieuse », au nom d’une religion qui n’est pas la mienne, procédé par quoi je me juge gravement opprimé. J’exige que le débat public en France soit libre, rationnel et transparent.

AP : Pour conclure, si nous allons aujourd’hui dans n’importe quelle librairie, les tables d’exposition philosophique seront saturées d’ouvrages provenant de l’extrême-gauche, du maoïste Badiou au stalinien Zizek – dont les écrits du reste constituent une extraordinaire et involontaire confirmation des vôtres en vertu de leurs éloges répétés de Robespierre – en passant par le trotskiste Ben Saïd ou les marxistes Rancière et Balibar, pour ne rien dire des écrits de Michel Onfray chez Galilée, sortes de « gauchisme pour les nuls » diffusés à très grande échelle ou de la popularité d’un Negri ou d’un Mickael Hardt. Comment expliquez-vous, en face, la quasi-absence publique de vrais penseurs libéraux, capables de répondre à ce maelström diffus et constant de la Gauche ?

PN : Cela viendra. Nous sommes dans une situation curieuse de transition, comme un liquide chimique en situation d’équilibre instable. Un « précipité chimique » va bientôt se faire. La Gauche domine encore les grandes structures macroscopiques, l’école, le monde politique, les médias et même ces grandes librairies parisiennes dont les rayons philosophiques sont tenus par de vieux gauchistes défraîchis qui volent leurs patrons en exposant des livres que le public n’achète pas et en n’exposant pas d’autres livres que le public serait tout prêt à acheter si on les lui mettait sous les yeux… Donc, vu de l’extérieur, le paysage est incontestablement encore « rouge ». Cependant, au niveau microscopique, tout est en train de changer. Les esprits individuels ont réfléchi, mûri, évolué. Les molécules du liquide se sont transformées, et c’est pourquoi il n’y a plus correspondance systémique entre structures micro- et macroscopiques. L’équilibre apparent actuel est désormais instable. Je pense que la Gauche ne tient le paysage idéologico-politique français que comme l’URSS tenait la Russie au temps de Gorbatchev. Bientôt, à l’occasion peut-être de quelque crise, le précipité chimique se fera, le liquide passera au bleu, le paysage se restructurera. Je ne dis pas qu’il s’inversera, ce qui n’est pas souhaitable. Simplement, des positions idéologico-politiques qui ont été jusqu’à présent objet d’une exclusion de nature véritablement religieuse et irrationnelle, seront soudain reconnues comme vraies et fécondes par une partie de l’opinion, et leurs défenseurs prendront une place durable dans l’agora. On a pu souvent observer de telles restructurations du paysage idéologique dans l’histoire politique.

AP : Je souhaite prendre un exemple de ce drame intellectuel auquel nous assistons : est « libéral » aux yeux de la presse et même de bien des intellectuels tout penseur antitotalitaire, si bien que libéral se trouve vidé de son contenu positif, pour devenir une simple posture d’opposition. Ainsi assiste-t-on à de remarquables absurdités telles que celle-ci : Marcel Gauchet se trouve, par un effet sidérant de glissement généralisé vers la Gauche (dans le sens conceptuel que vous lui attribuez), associé au libéralisme, au point qu’Aude Lancelin, dans un désastreux résumé, l’a récemment présenté dans le Nouvel Observateur comme le promoteur de la « matrice du libéralisme politique », alors que la lecture de n’importe quelle page de ses ouvrages suffirait à se persuader du contraire ; si Aude Lancelin avait lu ne serait-ce qu’une ligne de Gauchet, elle aurait vu sa dénonciation de la « barbarie libérale » ou sa détestation de la « politique des droits de l’homme ». Tout se passe comme si la Gauche se créait en fait elle-même ses adversaires libéraux de toutes pièces, en éliminant les vrais libéraux du débat : ainsi est-il fort rare d’entendre intervenir Pierre Manent ou vous-même dans le débat public et, si je ne m’abuse, aucun grand organe de presse nationale, n’a fait état de votre ouvrage pourtant matière à polémiques. Etes-vous d’accord, pour conclure, avec cette interprétation d’une exclusion du champ du débat des vrais libéraux, pour mieux y intégrer des penseurs certes antitotalitaires mais non libéraux pour autant, quoique présentés comme tels ?

PN : Je suis d’accord, bien sûr. Comme je l’ai dit, la couleur globale du paysage est encore rouge. Mais je poursuis la comparaison avec l’Union soviétique. Dans ce pays, tous les médias étaient contrôlés par le Parti. Les opposants s’exprimaient par des samizdats, ces textes grossièrement ronéotés que l’on se passait sous le manteau. Ils devaient raser les murs et n’apparaissaient jamais au grand jour. La structure est la même en France : il y a une culture officielle « politiquement correcte », et une culture underground (comme le présent site, d’innombrables autres sites web, des petits journaux, beaucoup de petits éditeurs et même quelques grands, un très grand nombre d’associations diverses…). Et voici maintenant la différence. En URSS, les dissidents représentaient peut-être 1 ou 2% de la population. En France, je pense véritablement qu’ils sont 50% ! Tout un pays officiel tient la place publique et les carrefours, mais la moitié du pays réel vit sa vie de son côté, dans les rues et boulevards adjacents, sans s’occuper de ses prétendues « élites » qu’en réalité il ignore, et peut-être méprise de plus en plus, n’écoutant la télévision que d’une oreille. Voyez comment Sarkozy a été élu à une forte majorité alors que la plus grande partie de la presse était contre lui (ce qu’il fait aujourd’hui de cette élection est un autre problème). Il y a à cette situation des raisons sociologiques et historiques profondes. Les Français sont en effet des « Gaulois », un vieux peuple anarchiste. Il sont par ailleurs – ceci n’empêche pas cela – un peuple très anciennement policé, civilisé, habitué à la liberté, pluraliste, rétif aux mots d’ordre imposés d’en haut, plein de ressources. Il est vrai que c’est, par ailleurs, un peuple vieillissant et rassis. Mais, malgré cette immobilité apparente, je crois que nous sommes bel et bien arrivés à la fin d’un cycle.

Quant aux médias qui ne parlent pas des livres libéraux ou simplement des livres qui disent des choses substantielles tranchant avec le conformisme ambiant, cette censure qu’ils exercent – qui est due autant à la paresse et à la médiocrité intellectuelle de leurs journalistes qu’à leur bien-pensance idéologique (ces différents vices font souvent bon ménage chez le même individu) – n’est peut-être pas sans rapport avec le fait que ces médias n’ont plus de publics, et qu’en particulier la presse écrite française n’a plus de lecteurs et s’enfonce d’année en année. Les journaux ne sont plus intéressants à lire, parce qu’ils ne parlent pas des vraies questions, ou ont éliminé a priori un certain type de réponses. Du coup, faute d’acheteurs directs, ils ne vivent plus que par la publicité et les subventions gouvernementales. Ils sont sous tente à oxygène. Cette situation ne pourra durer éternellement.

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  1. cf. Jean Baudrillard, la Gauche divine, Grasset, 1985
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).