Entretien avec Emmanuel Falque : Autour de Hors-phénomène

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Actu-Philosophia : Dans le colloque consacré à votre livre Hors phénomène[1] tenu à l’Institut Catholique de Paris le 18 mars 2022, vous avez fait une conférence à propos de la « tempête sous un crâne » (titre d’un chapitre des Misérables de Victor Hugo). Quel lien faites-vous entre cette fameuse expression et le « hors phénomène » ?

Emmanuel Falque : La tempête sous un crâne, c’est ce que je vis depuis des années, comme beaucoup d’autres ; c’est ce qui se passe en chacun de nous. Comme l’écrit Hugo : « Il y a un spectacle plus grand que la mer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme. Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu’à propos d’un seul homme, ne fût-ce qu’à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive. La conscience, c’est le chaos des chimères, des convoitises et des tentatives, la fournaise des rêves, l’antre des idées dont on a honte ; c’est le pandémonium des sophismes, c’est le champ de bataille des passions. » Dans cette conférence, je renvoie aussi à la vie de Freud, dont j’ai visité la maison dans la banlieue de Londres : une maison bien rangée, à l’image de sa vie tout aussi rangée de père et de grand-père (comme le montrent les images d’archives), malgré les terribles traumatismes qu’il a vécus et qui ont fait de lui un homme profondément dérangé. Dé-rangés, nous le sommes tous. C’est pourquoi le livre Hors phénomène parle de tous, s’adresse à tous : il traite de manière « rangée » du « dérangé », c’est-à-dire explore les limites de la phénoménalité sans renoncer au concept.

AP : Pourquoi avez-vous choisi de construire votre réflexion sur le « hors phénomène » autour de ces cinq exemples : maladie, séparation, mort d’un enfant, catastrophe naturelle, pandémie ? Des expériences extrêmes, voire déchirantes de joie ou de beauté pourraient-elles également appartenir à ce champ du « hors phénomène » ?

EF : Je m’en suis tenu à ces cinq « hors phénomènes » pour des raisons à la fois pédagogiques et didactiques : pour savoir exactement de quoi on parle, il faut que les concepts renvoient à des modes d’existence concrets, à des manières d’être précises. J’ai choisi ces phénomènes d’abord parce qu’ils ne relèvent ni de la faute ni du péché – même si l’on pourrait, bien sûr, étendre la réflexion à des phénomènes de l’ordre de la violence, comme les abus sexuels dans l’Église ou la guerre en Ukraine. Concernant la question de la joie ou de la beauté, elle est davantage vécue comme une effraction, à la manière de Levinas, ou comme un débordement, à la manière de Marion, plutôt que comme hors phénomène, c’est-à-dire comme rupture du sujet phénoménalisant et de l’horizon phénoménalisé. C’est là toute la différence avec « l’effroi du beau » dont parle Jean-Louis Chrétien, par exemple. Le hors phénomène mène non pas à une sortie de soi, comme le vécu mystique ou extatique, mais à une sidération absolue, à un blocage sur soi. Cela permet donc de contester l’idée, qu’on trouve notamment chez Heidegger et Maldiney, que c’est l’ouverture ou l’extase qui est première.

AP : Pouvez-vous expliquer pourquoi ce blocage sur soi dont vous parlez est, selon vos propres termes, à la fois une « hypersubjectivation » et une « désubjectivation » ?

EF : L’expression de « blocage sur soi » signifie que dans l’expérience du trauma, le sujet est d’abord détruit. Par exemple, si mon enfant meurt, si ma maison est dévastée par un cyclone ou si j’apprends que j’ai un cancer, je suis dévasté (on peut penser au célèbre cas de Suzanne Urban qui reste littéralement bouche bée). La question qui se pose alors est la suivante : faut-il tenter de « récupérer » une ouverture, de recouvrer la santé, de retrouver notre état préalable ? Tout au contraire, puisque dans le cas d’un trauma, on est complètement et irréversiblement changé. Notre nature n’est plus la même. Le sujet est donc d’une certaine manière néantisé, mais le paradoxe est qu’en dépit de tout, je suis toujours là ! J’existe encore, sur le mode de la survie. Ce moi qui survit m’encombre, je m’encombre moi-même, ou comme le dit le « premier » Levinas, je suis acculé à ce moi radicalement transformé que je ne reconnais plus. Au principe de la permanence de la substance, il faut substituer le principe de « l’hypertransformation » : je suis totalement transformé par un événement traumatique. Je ne peux plus dire : « deviens qui tu es », mais : « sois qui tu deviens » (c’est le devenir qui fait l’être, et non l’inverse).

AP : Quel lien faites-vous entre l’hypertransformation dont vous parlez dans Hors phénomène, et la métamorphose dont vous traitez dans Métamorphose de la finitude[2] ?

EF  : Cette question mobilise les trois dimensions de mon travail : la philosophie médiévale, la philosophie de la religion et la phénoménologie. Pour l’instant, je me trouve seulement dans une esquisse de réponse. Lors de la rédaction de ce livre, je me suis étonné moi-même en découvrant que le concept de métamorphose (réservé à la résurrection dans Métamorphose de la finitude) devenait, soudain, un concept de l’homme « tout court », puisque tout homme est transformé, métamorphosé. Le leitmotiv qui traverse mon œuvre Hors phénomène, « autant d’exception, autant de transformation » (qui prend le relai des fameux leitmotivs de Heidegger et de Marion), tend à indiquer que l’hypertransformation et la métamorphose forment un seul et même événement. La question est alors de savoir si la transformation de l’homme, suite à une maladie ou une catastrophe naturelle par exemple, peut être interprétée comme résurrection : on peut pas directement le dire, car la Résurrection est celle du Fils, c’est la transformation du corruptible en incorruptible ; alors que dans Hors phénomène, on demeure toujours dans l’élément de la corruptibilité. De plus, la résurrection consiste à être transformé par un autre que soi, ce qui n’est pas nécessairement le cas avec le hors phénomène étant donné qu’il y a, avant tout, une solitude originelle. Dans le trauma, la transformation se produit à mon insu. Je me découvre moi-même comme étant différent de moi-même, mais je ne découvre pas nécessairement un autre en moi-même. Par ailleurs, je voudrais développer dans un prochain ouvrage sur le samedi saint l’idée que Dieu seul est capable de me rejoindre véritablement dans mon trauma, là où l’autre est seulement à côté de moi.

AP : Pouvez-vous approfondir cette idée importante dans Hors phénomène de la solitude originelle, et expliquer comment vous liez ce concept à la réflexion sur l’amour que vous esquissez à la fin de votre œuvre ?

 EF : Je parle de solitude originelle parce que ce que je rencontre avant tout dans mon existence, ce sont des trous, c’est-à-dire des traumas (Freud et Lacan parlent de « troumatismes »). Ces « trous » sont toujours déjà là, il suffit de penser par exemple au traumatisme de la naissance. Le danger serait de « tomber » dans ce trou : j’existe en tournant autour, en le contournant… Mais attention : je ne « rebondis » pas sur ce trou (je critique le concept de résilience selon lequel on se relève toujours par là même où l’on est tombé, qui est à mon avis une laïcisation du concept mal compris de la grâce ; devant le trauma, il ne faut pas parler de résilience, mais plutôt de portance et de contenance). Le dernier chapitre de mon livre traite de la solitude non comme un mystère, un secret – selon la conception apophatique de la solitude qu’on a habituellement – mais comme un noyau.  Ce noyau est constitué par les trous ; donc ce n’est pas un germe, il ne faut pas le concevoir en termes de fécondation (comme Hegel) ni de protection d’un environnement (comme Winnicott). Ce n’est pas une « écorce » protectrice mais notre plus intime constituant auquel on n’a pas accès. Par conséquent, l’amour doit être conçu comme lien (vinculum, comme Leibniz et Blondel le pensent), où il ne s’agit pas d’abord de partager – puisque notre noyau est l’impartageable, le trauma. Nous sommes plus liés par nos traumas que par notre capacité à communiquer et à partager (ce qui va contre « l’impératif du partage » aujourd’hui omniprésent !). Je définirais l’amour comme deux solitudes qui se penchent l’une vers l’autre et se congratulent. Dire à l’autre « je t’aime », c’est lui dire en fait : « je ne me connais pas moi-même, et je ne te connais pas toi-même » ! Aimer l’autre, c’est aimer ce qui est en lui, à quoi ni lui ni moi n’avons accès. L’autre, plutôt qu’un mystère ou un secret, est un noyau ; il faut donc renoncer à vouloir « tout partager », non par désir de cacher des choses, mais parce que de fait, il y a en nous de l’impartageable (on peut penser au « Ça » de Freud). C’est lui qui donne sa densité à l’amour. Je suis à côté de l’autre et non pas avec l’autre, de même que dans ma souffrance, l’autre ne peut être qu’à côté de moi. Peut-être Dieu seul est-il vraiment avec moi dans ma souffrance… C’est une question que j’ai encore à étudier.

AP : Dans votre ouvrage, vous explorez les confins de la phénoménalité ou l’extra-phénoménalité : quelle est la spécificité de ce que vous appelez « l’extra-phénoménal », qui n’est ni « l’infra-phénoménal » ni le « supra-phénoménal » ?

EF : Il s’agit d’abord pour moi, dans Hors phénomène, de dégager un champ. Ma méthode consiste à penser en phénoménologue, c’est-à-dire à interroger des vécus et opérer une réduction – même si, en l’occurrence, il s’agit ici du vécu de l’invivable. Je décris, j’interroge, mais également je discerne (un discernement au sens ignacien du terme). Pour opérer un acte de pensée fidèle aux choses mêmes, je suis allé chercher chez Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty, mais aussi chez des auteurs comme Spinoza, Nietzsche ou encore Deleuze. J’ai pu ainsi découvrir qu’il y avait d’un côté de l’infra-phénoménal (c’est ce qui prépare la phénoménalité, ce qui est en vue du sens) et d’un autre côté, le supra-phénoménal (l’expérience de débordement, comme en parle Janicaud dans Le tournant théologique de la phénoménologie française[3]). Plutôt que le tournant théologique, c’est le tournant irénique de la phénoménologie française qui m’a frappé : elle est dominée par des expériences d’éblouissement, de débordement, d’effraction… Alors que Hors phénomène traite plutôt de la situation de crise. C’est ce qui fait l’actualité de ce livre écrit lors du confinement dû à la crise sanitaire (mais on pourrait aussi penser à la crise ukrainienne, la crise climatique…). Il n’est pas du tout sûr qu’aujourd’hui, ce sont les phénoménologies du débordement, de la saturation et de l’ouverture qui décrivent le mieux ce que nous vivons. En ce sens, le hors phénomène a une réelle efficacité comme concept. J’ai donc voulu dégager, pour lui faire place, un champ qui ne soit ni infra-phénoménal ni supra-phénoménal, ce qui rejoint ce que Deleuze appelait le « Dehors ».

AP : Voyez-vous un lien entre cet irénisme de la phénoménologie française que vous dénoncez et la tyrannie de la résilience que vous avez diagnostiqué dans notre société ?

EF : En effet, on se trouve aujourd’hui dans une exigence du sens, c’est-à-dire une injonction à trouver du sens « à tout prix » – qui nous vient d’ailleurs plutôt de l’herméneutique que de la phénoménologie. Ce livre opère à cet égard un double déport : déport hors du sens (herméneutique) et hors de la manifestation (phénoménologie). Avec les hors phénomènes, plus rien ne peut se manifester : le transcendantal est mis en péril, l’homme ne peut plus constituer le monde, produire ou recevoir un horizon, car un événement impensable (je pense par exemple au Cinabre de Kant) a brisé, en advenant, à la fois le sujet phénoménalisant et l’horizon phénoménalisé. J’insiste sur le fait que ce livre porte sur la constitution du monde et du sujet, sur la construction du transcendantal ; ce n’est pas un livre de psychiatrie (d’où l’absence de la mention de « trauma » dans le titre ou le sous-titre). La crise en question est une crise de la constitution et du sens, une expérience où il n’est plus possible de recevoir le phénomène. Or, selon Maldiney, la mélancolie, la manie ou la schizophrénie sont des fermetures d’un sujet qui à la base est ouvert, car il a le présupposé heideggerien de l’ouverture. Hors phénomène conteste qu’il y ait une telle ouverture prédonnée. En réalité, on devient totalement autre : ce n’est ni un ego alter, ni un alter ego, ni « soi-même comme un autre », mais on devient véritablement un autre à soi-même. La tyrannie de la résilience découle précisément de ces impératifs à la fois du sens, venant de l’herméneutique, et de la manifestation, venant de la phénoménologie. Mais cet impératif de rebondir et de se relever pour retrouver l’état préalable est extrêmement violent, car résilier par soi-même (à la différence de la grâce, où c’est un autre qui me relève) est finalement une expérience d’auto-dépassement de soi, de surhumanité ! On ne rebondit pas dans la même existence, mais on devient un autre existant – c’est l’hypertransformation.

AP : Ne pourrait-on pas vous reprocher de rabattre les cinq phénomènes qui accompagnent tout votre discours les uns sur les autres (maladie, séparation, mort d’un enfant…), comme s’ils étaient tous identiques ?

EF : On me l’a effectivement reproché depuis que le livre est paru ! Bien entendu, on peut pas mettre sur le même plan une pandémie et la mort d’un enfant. Alors pourquoi ai-je choisi ces traumas en particulier ? Tout d’abord, mon objectif était avant tout de dégager le hors phénomène comme structure révélée par le trauma qui conteste le transcendantal (en d’autres termes, le hors phénomène n’est pas le trauma, mais c’est un trauma qui révèle cette possibilité du hors phénomène). Il s’agissait d’aller plus loin que la possibilité de l’impossibilité de Heidegger, en pensant l’impossibilité de la possibilité, que Levinas appelle « l’il y a ». En effet, avec le hors phénomène, il n’y a plus de possible. Dans cette perspective, chaque traumatisme auquel je me suis référé essaie d’atteindre un champ différent de notre expérience : le rapport au corps (la maladie), à autrui (la séparation), à la chair de ma chair (la mort d’un enfant), à l’Umwelt (la catastrophe naturelle), au social (la pandémie). Ils ne sont pas mis sur le même plan, ils apparaissent certes bien différents, mais ils sont semblables au sens où ils provoquent une pure sidération (par exemple, ceux qui vivent l’expérience de la destruction de leur habitacle par un cataclysme vivent hors phénomène) et où, en outre, on ne peut pas leur attribuer une cause. C’est ce que Leibniz appellerait le mal métaphysique. Il s’agit de ne plus chercher de coupable (le péché, la figure d’un dieu vengeur…), mais d’accepter qu’il n’y en ait pas.

AP : N’est-ce pas un paradoxe que de vouloir philosopher sur l’impossibilité de penser ? Votre discours n’est-il pas à la marge ?

EF : C’est ce paradoxe qu’on retrouve aussi chez Freud : comment parler de l’inconscient, puisque c’est alors en faire du conscient ? Freud a répondu à cette objection en montrant que puisqu’il y a des actes manqués, il existe un inconscient. De même, c’est par des traumas que je sais que le hors phénomène, caractérisé comme l’im-pensable, existe. Je pense qu’il faut sortir de la conception phénoménologique classique de Heidegger selon laquelle ce qui donne le plus à penser, c’est ce qu’on ne pense pas encore, c’est-à-dire l’impensé – pour moi, c’est plutôt l’impensable ! Il s’agit alors de dé-penser, donc de détruire les catégories de la pensée puisque le hors phénomène est « hors catégorie ». Il ne suffit pas de radicaliser les catégories kantiennes (Heidegger), de parler de disproportion (Ricoeur) ou d’inversion (Marion), mais il faut penser autrement, avec d’autres catégories, d’autres synthèses, sans présupposer de monde ouvert ou fermé dès l’origine. Sur ce point, le débat entre Maldiney et Binswanger est très important : Maldiney, qui a pensé la question de la crise en phénoménologie, a montré que, paradoxalement, on est vraiment en crise quand on n’est pas en crise, puisque dans ce cas, on n’est plus en mutation, en bouleversement, en métamorphose. Il s’agit donc d’être toujours en crise pour Maldiney ; cependant, il la pense toujours comme fermeture de l’ouverture. Or, il n’y a pas d’ouverture donnée en réalité, alors la crise doit être simplement définie comme un devenir totalement autre (je me sens proche en cela de Nietzsche). Quant à Binswanger, lorsqu’il expose le cas de Suzanne Urban, sidérée à l’annonce du cancer de son mari, il ne parle pas de la fermeture d’une ouverture prédonnée, mais explique que c’est une « puissance existentielle ». On voit qu’il existe donc deux manières de concevoir la question du trauma : soit je suis en crise et je vais revenir à un état normal, soit il n’y a plus d’état normal, on ne pense plus en termes de santé ou de maladie. Dire que quelqu’un va mieux ou va mal ne veut dans ce cas rien dire au sens où l’on présuppose déjà de l’ouverture et de la fermeture. Par exemple, on pourrait dire Nietzsche, d’Artaud, de Baudelaire, de Van Gogh qu’ils « allaient mal » ! En somme, il y a de la créativité dans d’autres modes d’existence qui, souvent, sont produits par des expériences de rupture.

AP : Si d’un côté, le trauma nous met en crise, mais si d’un autre côté, l’absence de crise est la véritable crise parce qu’il n’y a plus de devenir, les deux cas ne reviennent-ils pas au même : la crise ?

EF : La crise est ce sur quoi on bloque – la psychanalyse appelle ce moment de blocage la « sidération ». Dans Hors phénomène, il est question du chaos, non pas comme l’ouvert (c’est la conception d’Hésiode reprise par Heidegger) mais comme le plein, le concassé, le confus, le désordre qui emplit mon crâne, bref la tempête sous le crâne (on est plus proche d’Anaxagore et de Nietzsche) ! Il y a une expansion de la psyché ou une pensée épandue, comme il y a un corps épandu. De même que je peux faire l’expérience de voir mon propre corps comme un objet, je peux aussi expérimenter mes pensées comme des objets : mes pensées ne sont plus mes pensées, je ne m’y reconnais plus, il n’y a plus d’ouverture. Ce moment de blocage est l’essentiel du hors phénomène. Il ne s’agit pas de la crise du sens, au sens par exemple de la Krisis de Husserl, mais de la crise au sens hippocratique ou médical du terme : il y a un enjeu de survie, c’est une question de vie ou de mort. Quand je vis une expérience traumatique, je vis le chaos, la pensée épandue, l’impensable ; je suis toujours là, mais comme n’étant plus le même, autre à moi-même, transformé. Il ne faut pas alors s’empresser de penser en termes de déblocage, de retour à l’être « non-bloqué » d’auparavant : il s’agit plutôt, désormais, d’autrement exister. C’est une question que je me suis posée lors de différents stages effectués en milieu psychiatrique.

AP : Si je comprends bien, vous ne faites pas de distinction entre la santé et la maladie ; c’est pourquoi vous dites qu’il ne s’agit pas d’un livre de psychiatrie ou de psychanalyse.

EF : Tout à fait, même si l’expérience psychiatrique demeure une expérience limite. Dans ce livre, j’adopte la démarche de Jaspers consistant à penser à partir des situations limites. Ces situations qu’on pourrait dire « d’anormalité » sont en réalité celles qui montrent ce qu’est notre « normalité » (ce qu’on est véritablement si certaines défenses ne sont plus là). Le trauma dont je parle, on l’a tous vécu ; et si l’on n’est pas tous traumatisés, on est tous traumatisables. Ce n’est pas un livre qui essaie de guérir cet état de fait, mais de prévenir : tous, nous serons traumatisés. Est-ce qu’en de tels moments (par exemple, en perdant un être cher, son travail, son logement…), on reconnaîtra qu’on devient autre et qu’on est en complète métamorphose ? Est ce qu’on acceptera de n’être plus le même ? On peut bien sûr penser sur ce point à la célèbre Métamorphose de Kafka, où le personnage est devenu totalement autre. Deleuze parle également du devenir animal de l’homme, révélant ainsi qu’on peut devenir totalement autre à soi-même.

AP : Vous dites que vous voulez prévenir plutôt de guérir, mais prévenir n’est pas prémunir…

EF : Non, prévenir consiste plutôt à approfondir. Ce livre rejoint des zones très profondes en chacun de nous, et moi-même, pour l’écrire, je suis allé chercher loin dans mon propre trauma. Je veux prévenir ceux qui pensent qu’ils ne seront jamais traumatisés. Comme le dit Hegel, la pensée vient toujours trop tard ; mais elle peut nourrir la réflexion, l’habiter : quiconque vivrait la mort de son enfant ne serait absolument pas prémuni ni par Hors phénomène, ni par quoi que ce soit, mais il y aura un mot pour dire ce trauma, et c’est déjà beaucoup. Il est aussi important de comprendre qu’il ne faut pas tout attendre d’autrui, car l’autre n’est qu’à côté de moi (comme je l’ai dit, c’est cette impossibilité de partager avec autrui qui fait notre lien, voire notre amour).

AP : On vous connaît avec une « double casquette » de philosophe et de théologien, mais dans Passer le Rubicon[4], vous vous dites philosophe avant tout : en quoi ce livre en est-il la preuve dans la forme et dans le fond ?

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EF : La première raison pour laquelle je suis philosophe avant tout, c’est que tous mes livres, y compris ceux de philosophie de la religion, commencent toujours non par la théologie, mais par la philosophie, c’est-à-dire par l’homme « tout court » (sa finitude, sa souffrance, son incarnation, son animalité…). Or, en m’intéressant à la théologie, je questionne la façon dont certains concepts théologiques peuvent transformer la philosophie. Par exemple, en quoi la souffrance du Christ diffère-t-elle de celle de tout homme, en quoi l’agapè diffère-t-il de l’éros… On trouve ce leitmotiv à première vue paradoxal dans Passer le Rubicon : « plus on théologise, plus on philosophe ». En effet, c’est la théologie elle-même qui peut imposer des transformations à la phénoménologie. Je commence par la phénoménologie, et je passe à la théologie dans une sorte de tuilage (et non de saut), pour développer une conceptualité crédible – et pas seulement croyable : je ne demande à personne de croire en Dieu, à la Résurrection, à l’Eucharistie ! Il y a un choc en retour de la théologie sur la philosophie et en particulier sur la phénoménologie : penser dans le cadre de la théologie peut transformer la phénoménologie elle-même. Tous mes prédécesseurs ont développé des théologies : Levinas, Marion, Chrétien, Henry, Lacoste… Mais il faut aller plus loin, c’est-à-dire pas seulement se servir de la phénoménologie pour penser la théologie, mais transformer la phénoménologie à la lumière de la théologie. Ma perspective de ce travail est donc la pure philosophie ou phénoménologie, mais sans opposition avec la théologie. Je pense que Hors phénomène fait voir encore plus nettement que je suis philosophe avant tout parce qu’il n’est pas question de Dieu, seulement de l’humain et de son trauma.

AP : Pour terminer, pouvez-vous dire un mot sur ce que vous appelez la « mystique de l’autre » ?

EF : C’est un terme que j’ai emprunté à Michel Malherbe, un philosophe dont la femme a été victime d’Alzheimer et qui raconte à quel point, dans les milieux médicaux, on est obsédé par l’idée de « l’autre ». On lui parlait toujours de « sa femme », lui demandant de l’accueillir et de la traiter comme telle, alors que lui pensait : ma femme, ce n’est plus ma femme, puisqu’on ne peut plus rien communiquer depuis douze ans ! La mystique de l’autre, c’est donc cette idée fondamentale que dès qu’il y a un problème, on a autrui. On le trouve par exemple chez Levinas, Merleau-Ponty, mais aussi en psychanalyse, en théologie… Il y a un impératif de l’autre omniprésent, qui recouvre la solitude comme telle. Le problème est qu’on a toujours pensé la solitude soit comme le solitaire de Rousseau, soit comme le solipsisme de Husserl, soit comme l’esseulement de Heidegger. Or, la solitude n’est rien de tout ça : c’est le noyau de ce que je suis moi-même. Je dois donc renoncer à la mystique de l’autre, c’est-à-dire à faire toujours appel à autrui. Le livre se conclut sur une « phénoménologie sans appel », sans ego ni écho : je ne suis pas avec autrui mais à côté d’autrui, et c’est dans ce côte à côte uniquement que je suis présent à l’autre.

[1] Emmanuel Falque, Hors-Phénomène. Essais aux confins de la phénoménalité, Paris, Hermann, 2021. On pourra consulter une recension à cette adresse.

[2] Emmanuel Falque, Métamorphose de la finitude. Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, Paris, Cerf, 2004.

[3] Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, l’Eclat, 2001 réédité dans Dominique Janicaud, La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2009.

[4] Emmanuel Falque, Passer le rubicon. Philosophie et théologie : essai sur les frontières, Lessius, 2013.

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Manon Sicard est titulaire d'une licence d'état en Philosophie et d'une licence canonique en Anthropologie et Philosophie de la personne délivrées par l'Institut Catholique de Toulouse (ICT), ainsi que d'un master en Histoire de la Philosophie délivré par la Sorbonne (Paris IV), où elle rédigé son mémoire sous la direction de Jean-Louis Chrétien. Après avoir obtenu l'agrégation de philosophie et avoir été titularisée au terme d'une année d'enseignement en terminale, elle a obtenu un contrat doctoral à la faculté de Théologie et Sciences religieuses de l'Université de Strasbourg. Elle est actuellement en deuxième année de doctorat sous la codirection de Philippe Capelle-Dumont (Strasbourg) et d'Andrea Bellantone (ICT).