Gérard Duménil, Michael Löwy, Emmanuel Renault : Les 100 mots du Marxisme

Depuis deux ans paraît une importante littérature autour de Marx et du marxisme ; de qualité inégale, cette abondante actualité éditoriale présente néanmoins le mérite d’inciter à revenir à une connaissance minimale de l’auteur du Capital et c’est à cet effet que semble conçu le que sais-je un peu particulier paru aux PUF, intitulé Les 100 mots du marxisme1, conçu par les mêmes auteurs que l’excellent Lire Marx paru au même moment2.

A : Ce qu’il faut entendre par « marxisme »

L’idée générale de ce que sais-je consiste à présenter 100 mots essentiels du marxisme, ce qui impose de fournir une définition introductive dudit « marxisme ». On sait en effet combien cette systématisation de la pensée de Marx peut s’avérer contraire à ce que Marx lui-même souhaitait, lui qui ne cessa de fustiger doctrinaires et idéologues, et qui eût sans doute souffert de voir son nom accolé à ce suffixe pénible. Bien entendu, les auteurs ont conscience de la difficulté rencontrée lorsque se trouve soulevé le terme de « marxisme », et c’est à la dissipation des malentendus autour de l’usage d’un tel vocable que se trouve consacrée la préface. « Bien qu’il ait refusé le terme de son vivant, le marxisme est d’abord la pensée de Marx (1818-1883) – pensée d’une richesse proprement extraordinaire, en constante évolution et, finalement laissée inachevée. »3 Les 100 mots retenus présenteront donc comme objectif premier d’expliquer la pensée de Marx elle-même, ce qui signifie que chacun des 100 mots retenus éclaire d’abord la pensée de Marx, et non celle de ceux qui ont pu se revendiquer de ce dernier, bien que l’on puisse trouver certains mots étrangers au lexique marxien ; ainsi en va-t-il par exemple du « fascisme », de l’ « écosocialisme » ou du « trotskisme » qui possèdent chacun une entrée.

Cette focalisation sur Marx a n’exclut pas, néanmoins, que soient intégrés au « marxisme » d’autres auteurs, contemporains ou postérieurs à Marx, éclairant la pensée de ce dernier, ou contredisant celle-ci. Le premier auteur à intégrer est bien évidemment Engels : « ce que le marxisme doit à Marx est indissociable de ce qu’il doit à Engels (1820-1895), le coauteur d’ouvrages aussi célèbres que l’Idéologie allemande (1845-1846) et Le manifeste du parti communiste (1848), et l’éditeur posthume des volumes 2 et 3 du Capital. »4 Il s’agira donc de penser l’œuvre de Marx-Engels à partir de 100 termes décisifs, ce qui n’exclura pas d’élargir l’horizon en intégrant la valeur ajoutée qu’on apportée bien des successeurs, quels que soient leurs divergences respectives. « Précisons donc que c’est plutôt « des marxismes » (de Lukàcs à Antonio Gramsci, d’Henri Lefebvre à Theodor W. Adorno, de Walter Benjamin à Ernesto Che Guevara, etc.) que « du marxisme qu’il s’agira ici. »5 La démarche est vraiment bienvenue, les auteurs ne cédant jamais à la prétention quelque peu pénible consistant à excommunier certains auteurs jugés insuffisamment marxistes, dans une optique qui n’aurait rien à envier à l’inquisition ; ici, il n’est guère question de statuer sur l’identité d’hypothétiques « bons » ou « mauvais » marxistes, mais il est simplement question – c’est déjà beaucoup – de donner la parole à tous ceux qui ont pu se réclamer de Marx. « Ce n’est pas à nous de décider « qui est marxiste », et qui ne l’est pas ! écrivent avec bonheur les auteurs »6, et l’on ne saurait que saluer cette initiative refusant de tomber dans l’hubris de ceux qui s’arrogent le droit de délivrer des brevets de marxisme.

B : Structure des articles

Les principes théoriques étant posés, nous pouvons observer ce que cela donne de manière concrète. Chaque article occupe environ une page – de format poche – ce qui tout à la fois suppose une impossibilité d’approfondir chacun des thèmes abordés mais en même temps propose une densité certaine à chaque article qui synthétise en peu de mots une impressionnante quantité d’informations.

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Chaque article s’organise la plupart du temps d’une manière immuable : la définition du terme, son rattachement à un ou plusieurs titres de Marx, puis une analyse de la postérité. Prenons pour illustrer cela le cas de l’Etat :
« Si, dans le Manifeste du parti communiste (1848), l’Etat est simplement défini comme « le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre », dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), on trouve une analyse plus nuancée : l’appareil d’Etat, cette « immense organisation bureaucratique et militaire », cet « effroyable corps parasite » peut se détacher, s’autonomiser par rapport à la société – notamment dans le cas du bonapartisme – même s’il reste, en dernière analyse, au service de la classe dominante. De même, Engels, dans Les origines de la famille, de l’Etat et de la propriété privée(1884), définit l’Etat comme « un pouvoir placé en apparence au-dessus de la société » mais qui sert à maintenir l’ « ordre » social et économique établi. »7 Voilà donc pour la partie purement marxienne : identification des textes où apparaît le thème, définition de celui-ci, et ouverture vers Engels.

Aussitôt après se trouve introduite une perspective davantage marxiste, c’est-à-dire plus vaste que le champ spécifiquement marxien : « Ces idées sont réaffirmées, contre la social-démocratie dans L’Etat et la révolution (1917) de Lénine, en insistant sur la dimension violente de l’Etat et de la révolution qui doit le détruire. Sans s’opposer à Lénine, Antonio Gramsci développe, dans ses Cahiers de prison des années 1930, la thèse que l’Etat est une « hégémonie cuirassée de coercition », et que la classe révolutionnaire – notamment dans les pays d’Europe occidentales – doit, avant de s’emparer du pouvoir, gagner l’hégémonie dans la société civile. »8 On voit ici combien les auteurs gardent à l’esprit le souci de présenter chacun de ceux qui se sont réclamés du marxisme, fût-ce parfois dans des thématisations sinon antagonistes, à tout le moins non immédiatement similaires.

C : Importance de la postérité

Parfois, on s’aperçoit que certains héritiers du marxisme ont véritablement fait leurs quelques concepts nés chez Marx mais sublimés par ses descendants ; la « surdétermination », par exemple, apparaît implicitement dans les analyses du Capital mais Louis Althusser, dans Pour Marx, en fait un usage tout à fait célèbre et explicite ainsi ce qui restait latent chez Marx. Le terme même de « surdétermination » est une création althussérienne, répondant à la problématique marxienne de la détermination économique. « Louis Althusser, écrivent ainsi les auteurs, s’est efforcé de développer cette conception des rapports de détermination réciproque avec dominance et il a introduit les concepts de « surdétermination » et de « contradiction surdéterminée » : « Jamais la dialectique économique ne joue à l’état pur (…). Ni au premier, ni au dernier instant, l’heure solitaire de la ‘dernière instance’ ne sonne jamais. » La contradiction de la base économique de la société est « déterminante mais aussi déterminée dans un seul mouvement, surdéterminé dans son principe ». »9 On ne saurait mieux dire comment un concept précis chez Althusser émerge à partir d’une réflexion sur un problème spécifiquement marxien, non conceptuellement résolu ; en dépit de la brièveté de ces articles, on prend conscience de l’éclosion des concepts dans une chaine d’héritage, la marxisme apparaissant somme toute comme une solution indéfinie à des problèmes aperçus pour la première fois par le génie de Marx.

C’est donc un excellent outil de découverte – ou de rappel – du marxisme que nous offrent les auteurs, qui ne dispense certes pas des dictionnaires déjà classiques consacrés à la question10 mais qui s’impose dès à présent comme un numéro capital de la collection des que sais-je. Certaines facilités ne sont hélas toutefois pas toujours évitées, notamment à l’article Nation : « Engels, écrit l’un des auteurs, suit une dangereuse pente hégélienne »11 sous prétexte qu’il désignerait des peuples sans Etat (les slaves), ce qui ne semble pas être un crime suffisant pour mériter l’accusation de suivre une « dangereuse pente hégélienne » ; de la même manière, il est peut-être un peu rapide, et sans doute trop commode, d’affirmer que « Deng Xiaoping initie un processus de réformes économiques qui redonne au secteur capitaliste un rôle dominant. »12 Mais ne boudons pas notre plaisir de disposer d’un aussi précieux outil, aisément maniable, et d’une rigueur quasi-parfaite.

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Regards croisés

  1. Gérard Duménil, Michael Löwy, Emmanuel Renault, Les 100 mots du marxisme, PUF, coll. que sais-je ?, Paris, 2009
  2. cf. Gérard Duménil, Michael Löwy, Emmanuel Renault, Lire Marx, PUF, coll. Quadrige, 2009
  3. Les 100 mots du marxisme, op. cit., p. 3
  4. Ibid.
  5. Ibid. p. 4
  6. Ibid. p. 3
  7. Ibid. pp. 54-55
  8. Ibid. p. 55
  9. Ibid. p. 113
  10. par exemple G. Labica et G. Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1985²
  11. Ibid. p. 84
  12. Ibid. p. 75
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).