Dans cet ouvrage de 1987 – Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle1, qui constitue une version très révisée1 de sa thèse de doctorat soutenue en 1984 – Judith Butler s’intéresse à deux objets : la thématique du rapport entre sujet et désir d’une part et, d’autre part, les lectures françaises de Hegel au XXe siècle. Ces deux aspects s’avèrent étroitement liés dans la mesure où les lectures de Hegel portent essentiellement sur la question du désir et son rapport avec le sujet d’une part et, d’autre part, dans la mesure où les réflexions contemporaines françaises sur le rapport sujet/désir, quoi qu’elles en aient, peinent à se détacher de la pensée hégélienne.
1. L’argument général et sa démonstration
J. Butler analyse, à travers les exégèses et les critiques françaises de la pensée hégélienne, l’évolution du rapport sujet/désir tel qu’il se trouvait élaboré, selon elle, dans la Phénoménologie de l’Esprit. Plus précisément, elle analyse le renversement du rapport sujet/désir et l’étiolement du caractère constructeur et positif du désir conjointement avec une lecture qui ferait du sujet hégélien un sujet autonome et auto-suffisant. Cela se fonde sur la lecture que J. Butler propose de Hegel dans son premier chapitre et qui est, à son tour, une véritable réappropriation philosophique du texte.
1. 1. Réception butlerienne de Hegel
Le premier chapitre intitulé « désir, rhétorique et reconnaissance dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel » est consacré à l’analyse du désir et plus précisément au lien entre désir et sujet dans la pensée hégélienne. Après avoir envisagé quelle perspective de lecture et quelle méthode de lecture sont susceptibles de servir son projet, J. Butler se livre à une analyse des sections « la vérité de la certitude de soi-même » et « domination et servitude » qui rendent compte du contexte dans lequel émerge le désir, de ses modalités et de ses multiples transformations, ce qui permet de dessiner la relation du désir au sujet caractéristique de la pensée hégélienne.
L’analyse de ces deux sections permet de montrer que le désir assure l’émergence du sujet et sa confirmation dans la reconnaissance, autrement dit que cela implique une dimension d’intersubjectivité et une compréhension riche et historique du sujet.
L’analyse de la section « la vérité de la conscience de soi » insiste sur le contexte dans lequel émerge le désir, ce qui permet d’emblée d’associer désir et constitution du sujet. En effet, le désir intervient comme thème central pour résoudre le dilemme propre à la conscience et au présupposé d’une altérité radicale à l’égard du monde. Le désir réalise le passage de la conscience à la conscience de soi et assure, de ce fait, l’émergence du sujet. En effet, c’est à travers le désir que le monde sensible devient une expérience pour la conscience de soi. Le désir apparaît à la fois comme intentionnel et comme réflexif : il vise toujours un objet et il est une « manière pour le sujet de se découvrir et de se renforcer à la fois » (p. 48). On passe d’une différence extérieure à des différences internes. « Le désir apparaît comme une synthèse de mouvement d’altérité ». Le sujet se reconnaît comme puissance de nier.
Cette lecture implique d’adopter le principe de lecture envisagé au départ (p. 39-42) et même dès le titre du chapitre, à savoir ce que l’auteure appelle une lecture « rhétorique ». « La rhétorique est (…) la condition d’une déception et d’une illumination, c’est le moyen dont dispose le sujet pour être toujours au-delà de lui-même, signifiant ce qu’il n’a pas nécessairement l’intention de signifier mais extériorise néanmoins, puis lit, et finalement retrouve pour lui-même » (p. 55). Ainsi, « la rencontre avec la soi-disant disparité ontologique et la découverte de l’interrelation, se trouve effectuées, ici comme ailleurs dans la Phénoménologie, dans le passage d’une lecture littérale à une lecture rhétorique » (p. 54).
L’analyse de « domination et servitude » permet de faire le point sur l’emballement du désir et sur sa sophistication, ce qui revient à comprendre la « suppression » du désir, caractéristique de cette section, comme sa modification profonde. Le désir ne peut pas saisir la vie en générale et il a besoin d’une infinité d’objets pour rester vivant. Mais dans la perspective d’une inclusion plus grande de ses buts intentionnels, c’est l’Autre, autrui, qui apparaît comme l’objet du désir. On passe alors de la conscience de soi comme Désir général à la conscience de soi comme Désir particulier qui trouve sa satisfaction dans la Reconnaissance médiée par le travail du monde. On passe d’un sujet émergent à un sujet historique qui implique l’intersubjectivité.
Le désir est donc le processus qui assure l’émergence et la confirmation du sujet dans la reconnaissance ; elle assure une explication de lui-même comme puissance de nier. Le désir est en outre présenté comme structurant pour l’ensemble du projet de la Phénoménologie même s’il n’intervient qu’à partir de la section intitulée « la vérité et la certitude de soi-même » et qu’il est « supprimé » (aufgehoben) dans « domination et servitude ». « Parce que le désir est le principe de la réflexivité ou de la différence intérieure de soi et parce qu’il a comme but ultime l’intégrations de toutes les relations extérieures dans des relations de différence intérieure, le désir forme la base expérimentale de ce projet d’ensemble de la Phénoménologie » (p. 69 ; c’est moi qui souligne) et « la sophistication du désir – l’inclusion de plus en plus large de ses buts intentionnels – constitue le principe du progrès dans la Phénoménologie » (p. 70).
Le lien entre le désir et le négatif est manifeste. Mais, c’est plus généralement la positivité du négatif et de la négation qui se fait jour et sur quoi insiste J. Butler : « le négatif est toujours et seulement utile – il n’est jamais une source d’affaiblissement définitif » (p. 44) ; « le négatif est aussi la liberté humaine, le désir humain, la possibilité de créer de nouveau. (…) Le non-actuel est en même temps le royaume du possible » (p. 89).
1. 2. Lectures critiques de la philosophie française
L’analyse critique des réceptions hégéliennes conduit à distinguer les exégèses proprement dites – Kojève et Hyppolite – des réappropriations – Sartre – et des critiques – Deleuze, Lacan, Derrida, Foucault. J. Butler va donc premièrement montrer que les exégèses et les réappropriations consistent essentiellement en une « révision anthropologique » (P. Sabot, p. 2) du rapport sujet/désir autour de la question de la réalisation concrète du sujet de désir. Elle s’intéresse ensuite aux critiques adressées à la pensée hégélienne par les philosophes français contemporains pour montrer que leur critique fait fonds sur un paradigme hégélien hérité des exégètes, sur une autonomie et une autosuffisance qui n’apparaissent jamais comme telles dans le texte hégélien. « Le premier moment est celui de la spécification du sujet en termes de finitude, de limites corporelles et de temporalité ; le second moment correspond à la « scission » (Lacan), au « déplacement » (Derrida), et éventuellement à la mort (Foucault, Deleuze) du sujet hégélien » (p. 213), toutes ces transformations étant liées à une réévaluation du désir, de ses pouvoirs et de son statut.
Les chapitres 2 et 3 sont consacrés respectivement à Kojève et Hyppolite puis à Sartre. « Mon interrogation, affirme l’auteure, concerne la signification du thème du désir telle qu’elle a été développée à partir de la lecture de la Phénoménologie de l’esprit. Quelles conceptions de la subjectivité et de l’histoire le concept hégélien de désir a-t-il fourni aux penseurs de cette époque ? » (p. 88).
Premièrement, le retour à Hegel s’explique comme un recours salutaire qui permet d’envisager aussi la puissance positive et constructive du négatif. « Le retour à Hegel peut être perçu comme un effort pour attirer l’attention sur l’ambiguïté que recèle l’expérience de la négation » (p. 89). En effet, alors que l’histoire et les circonstances historiques mettaient dramatiquement en lumière le pouvoir destructeur du négatif, Hegel permettait de penser aussi un aspect positif. « Le principe de la négation s’est lui-même fait connaître historiquement durant cette période comme un principe de destruction, et pourtant la Phénoménologie fournissait un moyen de comprendre la négation aussi comme un principe créateur » (p. 89). « Hegel a permis d’apercevoir la raison dans le négatif, c’est à dire de tirer de toute expérience d’échec une puissance transformatrice » (p. 88-89).
En revanche, ou plutôt réciproquement, ce qui motive ce retour à Hegel n’est pas sans incidences sur la forme que prennent les réappropriations. Les réappropriations de la pensée hégélienne se font, selon J. Butler, dans le sens d’une conversion anthropologique et d’un infléchissement existentiel qui pose la question de la satisfaction concrète du désir et de ses modalités. En témoigne notamment ce que l’on pourrait considérer comme une transition (p. 121-129) entre ces deux chapitres mais qui s’avère être au moins autant le lieu d’un bilan anticipé sur le rapport entre ces réappropriations et les développements menés dans le premier chapitre. C’est le problème de la satisfaction du désir qui est au centre et « pour Sartre, comme pour ses prédécesseurs hégéliens, l’idéal d’une satisfaction profane est de plus en plus mis à distance » (p. 123). Par conséquent, c’est une question plus générale à propos du statut de la négation et du négatif : est-il indépassable ? Peut-il être dépassé ou bien fonde-t-il le rapport de l’homme au monde ?
Pour Kojève, c’est une distinction imaginaire entre l’histoire et le temps qui permet d’ « envisager une satisfaction véritable et définitive du désir » (p. 123). Pourtant, c’est au prix d’une transformation radicale : la puissance du négatif apparaît comme un instrument au pouvoir du sujet, agent absolu dans le monde. C’est d’autre part le déni du temps qui lui permet d’envisager une satisfaction définitive du désir. Hyppolite en revanche « rejette la possibilité d’une satisfaction finale et lie la relance perpétuelle du désir à la temporalité humaine » (p. 123). Sartre réalise en quelque sorte une synthèse entre ces deux options dans la mesure où il envisage une réalisation entièrement imaginaire du désir. En ce sens il reprend en le déplaçant le lien, déjà présent dans la Phénoménologie, entre sujet et fiction. « Sartre rend explicite cette dimension imaginaire du désir en décrivant le désir humain comme une manière de se faire, à chaque instant, l’auteure de mondes imaginaires. Le pathos du sujet hégélien reste présent dans l’œuvre de Sartre, et ce dernier souligne que l’échec inévitable de tout voyageur fictif renvoie à la vanité de toutes les passions humaines » (p. 124). En quelque sorte, selon J. Butler, Sartre a « explicité le thème clé du récit hégélien à propos du sujet humain, à savoir le désir métaphysique de nier la différence par construction de mondes faux et partiels qui néanmoins se donnent comme absolus. Dans l’appropriation sartrienne de cette perspective, le désir lui-même devient un effort pour élaborer des fictions, et l’auteur des fictions littéraires réelles devient celui qui, de manière privilégiée, peut dresser la typologie du désir » (p. 126-127).
La tentation et l’ambition de surmonter le négatif caractérise ces réappropriations, mais cela ne se fait toujours que sur le plan de l’imaginaire. En d’autres termes c’est, d’une certaine manière, la doctrine des relations internes, caractéristiques de la pensée hégélienne, qui se trouve réélaborée sur un autre plan. « La notion sartrienne du désir peut ainsi être envisagée comme le résultat d’une doctrine bien dissimulée des relations internes » (p. 127). C’est à partir de cette réélaboration à un autre niveau que vont se fonder les lectures critiques des penseurs ultérieurs abordées dans le dernier chapitre.
Le quatrième chapitre est en effet consacré aux lectures contemporaines de Hegel qui se caractérisent par leur dimension critique. Après avoir envisagé la reprise, par Derrida et par Foucault, de thématiques hégéliennes indépendantes du désir, J. Butler se concentre sur les théories contemporaines du désir – exit donc Derrida qui « s’exclut du discours sur le désir » dans la mesure où « il soutient que le désir renvoie seulement à un discours anthropocentrique sur la présence » (p. 224).
L’auteure montre que, même si c’est de façon très différente, Lacan, Deleuze, Foucault développent des discours similaires à l’endroit du sujet et le désir. Toujours selon l’auteure, ils admettent en effet que « le soi projeté est une construction fausse imposée à une expérience qui évacue complètement la catégorie de l’identité » et que « pris au niveau le plus général, le sujet est postulé dans le but d’imposer une unité fabriquée au désir ». Le désir « est désormais compris comme la multiplicité et la discontinuité d’une expérience affective qui conteste l’intégrité du sujet lui-même » (p. 225).
J. Butler signale, pour le mette en question, le fait que les trois auteurs revendiquent une conceptualisation du désir d’un cadre dialectique tout en revenant systématiquement aux scènes de la Phénoménologie. A travers ces lectures, Hegel devient ce que J. Butler estime qu’il n’a jamais été : le penseur d’un sujet autonome et autosuffisant. « Tout se passe comme si la critique immanente du sujet identique à lui-même était méconnue par Derrida, Deleuze et d’autres, qui se mettent à considérer Hegel comme le champion du « sujet », d’une métaphysique de la clôture ou de la présence qui exclut la différence et qui est également, selon ces critiques nietzschéens, retournée contre la Vie » (p. 215). « On peut trouver curieux, résume l’auteure, que la génération qui suit celle d’Hyppolite (la génération de penseurs qui est passée par son séminaire), répudie Hegel en lui faisant le reproche d’être ce qu’en réalité Kojève et Hyppolite avaient montré qu’il n’était pas » (p. 215).
Réciproquement, l’auteure entend montrer que les théories contemporaines du désir ne se situent pas, quoi qu’elles en aient, « en dehors » de la dialectique. Deleuze et Foucault par exemple « semblent valoriser la vie comme un domaine de pure possibilité où la restriction et la prohibition appartiennent aux forces de l’anti-vie. (…) Cette notion de jouissance, ce que Sartre appelle l’imaginaire et ce que Lacan nomme « Etre », ce que Deleuze et Foucault comprennent comme l’affirmation de la volonté de puissance, semble être ce que Hegel avait à l’esprit lorsqu’il écrivait non seulement que l’infini est autoréflexion, mais que « la conscience de soi est désir » » (p. 274).
C’est à partir des travaux de Foucault, et dans une moindre mesure de ceux de Kristeva, que J. Butler envisage les dépassements de l’hégélianisme. Le projet foucaldien, qui se caractérise notamment par une historicisation des notions et par l’abandon de la thématique du désir au profit d’une histoire des corps, lui semble particulièrement pertinent. Elle affirme en effet que « cette critique du « sujet désirant » et la proposition d’écrire une histoire des corps à sa place constituent une réorientation conceptuelle majeure qui, si elle est couronnée de succès, signalerait la clôture définitive du récit hégélien du désir » (p. 278). A l’aune de la généalogie foucaldienne « le récit de Hegel serait complètement entré dans le domaine du fantastique » (p. 279).
J. Butler s’attache pourtant à montrer que les modalités selon lesquelles cette nouvelle forme d’enquête est menée ne rompent pas totalement avec Hegel et la Phénoménologie et n’échappent pas à certaines difficultés et limites. L’auteure souligne par exemple, pour le déplorer, que Foucault « évite l’analyse des corps concrets dans des situations historiques complexes, au profit d’une simple histoire dans laquelle toute la culture requiert l’assujettissement du corps, un assujettissement qui produit un « sujet » dans son sillage ». Si J. Butler déplore cette restriction qui constitue une grave limite au projet foucaldien, elle l’explique par le schème hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave qui sous-tendrait cette perspective. Pour cette raison, « Foucault peut bien rendre compte de la manière dont le « sujet » est engendré, mais il ne peut nous dire quels sujets sont engendrés et aux dépens de qui » (p. 281). Ainsi, paradoxalement, c’est le schème hégélien adopté par Foucault qui empêche de mener complètement à son terme un dépassement du sujet hégélien du désir. Ces « remarques finales » révèlent clairement l’intérêt de J. Butler pour les travaux de Foucault. Elles révèlent aussi son indépendance critique à l’égard de Hegel. Elle nous propose également d’adopter un regard critique sur les lectures critiques elles-mêmes en montrant qu’elles s’appuient beaucoup, de manière plus ou moins implicite, sur ce qu’elles prétendent dépasser et que, paradoxalement, c’est une telle dépendance qui compromet la réussite de leur projet. C’est donc un appel à lire « sans préjugés » les textes et les penseurs, bref, à les lire « en philosophe ». Lire Hegel en philosophe, ce que s’attache à faire J. Butler, c’est d’abord rompre avec un certain héritage – celui qui en ferait le représentant des philosophes de la conscience défendant l’autonomie et l’autosuffisance – pour retrouver le traitement singulier qu’il propose du négatif et la prise en compte de la fragilité intrinsèque du sujet, ce qui constituera la matière de la réflexion future de l’auteure. Lire Hegel en philosophe, cela consiste aussi à prendre en compte la philosophie post-hégélienne et notamment la critique à l’égard des notions de sujet et de désir.
Au terme de ce parcours critique, l’objectif que se donnait J. Butler au départ se trouve rempli : « retracer la dernière étape de la querelle de la philosophie avec l’impulsion vive, avec l’effort philosophique pour domestiquer le désir et en faire un modèle de la situation métaphysique (de l’homme), avec la lutte qui conduit à accepter le désir comme principe de dislocation métaphysique et de dissonance psychique, et l’effort pour déployer le désir en vue de disloquer et de faire échouer la métaphysique de l’identité » (p. 36), ce qui s’avère rigoureusement opposé à la relation constitutive que permettait le désir dans le contexte de la Phénoménologie, sans pour autant défendre une métaphysique de la présence et de l’identité. Le désir hégélien est à la fois destructeur et constructeur, il est constitutif pour un sujet qui s’éprouve aussi dans la fragilité et qui n’a rien de l’autonomie et de l’autosuffisance que les critiques françaises lui ont attribuées.
On ne peut que regretter l’absence d’un texte de conclusion qui aurait rassemblé de façon synthétique les acquis de ce parcours et ses enjeux. Les « remarques finales » (p. 272-282) consistent seulement en effet en une lecture critique du projet foucaldien et des déplacements qu’il opère.
2. Un ouvrage « de jeunesse » dont les innovations – par rapport au travail de thèse –, les limites – envisagées en 1999 par rapport à Gender Trouble – et la permanence de certaines de ses problématiques – dans les travaux contemporains – en font un livre important
En 1999, dans la deuxième préface que l’auteure rédige à l’occasion de la réédition de l’ouvrage, celui-ci est expressément présenté comme un ouvrage « de jeunesse » dont l’auteure n’a de cesse de montrer les limites : « J’ai publié ce livre trop tôt, sous la pression du marché du travail, et je le republie maintenant trop tard pour faire des révisions » (préface de 1998, p. 6). Cet ouvrage, les thématiques et les méthodes qui y sont développées en font pourtant un ouvrage important et significatif dans l’œuvre butlerienne, et ce à plus d’un titre.
2. 1. Par rapport à la thèse (1984), l’ouvrage signe la « naissance philosophique » de l’auteure
Cet ouvrage est tout d’abord un ouvrage charnière au sens où il assure le passage de la thèse aux ouvrages ultérieurs. En effet, la thèse avait été rédigée dans un contexte intellectuel peu favorable à la philosophie française alors que le présent ouvrage s’est écrit dans l’engouement pour cette philosophie, ce qui en fait un livre charnière entre la thèse et les futurs travaux et signe en quelque sorte la naissance philosophique de l’auteure.
2. 2. Par rapport à Gender Trouble (1990), un ouvrage précurseur
La revendication des limites de l’ouvrage permet surtout à l’auteure de faire un bilan de ses travaux dans l’intervalle et de prendre ses distances avec les thèses qui y sont – ou plutôt n’y sont pas encore – défendues. En 1990, Gender Trouble opère en effet des déplacements théoriques qui n’étaient qu’esquissés dans l’ouvrage publié en 1987.
2. 3. Par rapport aux travaux contemporains – notamment Frames of War : When Is Life Grievable?, Verso Books, 2009 –, un ouvrage fondateur
En 1999, au moment où J. Butler rédige la préface à la seconde édition de l’ouvrage, celui-ci est donc plutôt considéré comme un moment nécessaire mais dépassé de son évolution intellectuelle. Pourtant, cette la préface nous parle de l’ « actualité » de J. Butler il y a douze ans – à ce propos, on ne saurait trop déplorer le retard de l’édition des traductions françaises d’ouvrages étrangers tant qu’ils n’ont pas été adoubés et tant qu’ils ne sont pas devenus des livres qui se « vendront ». Si l’on prend en compte les travaux récents de l’auteure, l’importance de Sujets du désir est manifeste et l’on aurait sans doute apprécié quelques développements à ce sujet dans la très brève préface que le traducteur P. Sabot – maître de conférence à l’Université de Lille – consacre à l’édition française.
Les derniers travaux de l’auteure, notamment Frames of War: When Is Life Grievable? (2009), se caractérisent entre autres par un abandon relatif de la question du genre au profit d’un intérêt pour la guerre, mais ils se caractérisent plus fondamentalement par une réévaluation de la notion de « reconnaissance » qui dépasse de façon significative les thèses de Gender Trouble. J. Butler se fait de plus en plus critique à l’endroit de la reconnaissance dans la mesure où celle-ci présuppose des schèmes perceptifs et idéologiques qui déterminent ce qu’est une vie « vivable », digne de ce nom, une vie qui compte et par conséquent une vie reconnue. La notion de « reconnaissabilité » permet précisément de souligner les limites de la « reconnaissance » en s’intéressant aux modalités effectives selon lesquelles une vie est reconnue comme « digne »2. En fonction de ce déplacement, la « précarité » et la vulnérabilité » permettraient de dépasser les pièges d’une reconnaissance socialement et idéologiquement formatée. Le lien avec Sujets du désir s’avère alors manifeste puisque J. Butler y défend, contre les réappropriations ultérieures, le caractère vulnérable et précaire du sujet hégélien. Le passage de la « reconnaissance » à la « reconnaissabilité » est certes une critique de la reconnaissance hégélienne et des présupposés qu’elle charrie. Pourtant, c’est encore et toujours une thématique hégélienne qui assure un dépassement de cette critique. Paradoxalement, c’est en effet dans sa lecture du texte hégélien que J. Butler forge la notion de vulnérabilité qui est le concept fondateur pour une rénovation de la reconnaissance sur de nouvelles bases. La notion de vulnérabilité, la critique de l’autonomie et de l’autosuffisance prêtées à tort au sujet hégélien fonde les bases d’une critique de la reconnaissance hégélienne et assure l’élaboration de l’un des concepts clé de la pensée butlerienne.
Sujets du désir s’avère un ouvrage important dans la constitution de la pensée butlerienne. S’il apparaît « limité » en 1999, il trouve une dimension fondatrice en regard des derniers travaux. L’œuvre de J. Butler se présente donc comme une incessante relecture de Hegel, comme une évolution incessante à l’égard de cette œuvre. Cet ouvrage nous permet de comprendre comment aujourd’hui encore la lecture et la relecture critique d’un auteur peut fonctionner comme un outil heuristique et constitutif d’une philosophie originale et critique de son actualité.